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1 mars 2007

Réfléchis, miroir..., par Jean-Claude Boyrie

 

« Réfléchis, miroir... »

 

LETTRINEI était une fois une méchante reine qui passait tout son temps devant la glace de sa salle de bains et ne
cessait de se morfondre. Car, au fil des mois, d'année en année, l'image que lui renvoyait son miroir se dégradait petit à petit,
insensiblement mais sûrement. Ici, des bajoues apparaissaient, là, le tour du cou s'empâtait, plus bas, le menton s'affaissait, plus haut on remarquait les paupières alourdies.    Et chaque jour, la reine répétait cette question lancinante: « Miroir, petit miroir, suis-je
encor la plus belle? »
et le miroir invariablement lui répondait: « Oui, reine, tu es la plus belle... », oubliant d'ajouter, car il était
fieffé flatteur et fin courtisan:   « ...Mais Blanche-Neige au fond des bois est mille fois plus belle que toi! »
    Qui s'intéresse à Blanche Neige lira la suite dans le conte de Grimm.
Fût-elle une négresse verte, nous ne la rendrions pas responsable des ravages que le temps cause au visage de la reine, le souci de la vérité nous pousse au contraire à dire qu'en attendant son Prince charmant, Blanche-Neige se fait aussi des cheveux blancs. De ses compagnons, point ne sera question: même les sept nains ont commencé petits.
    En attendant, le miroir essayait de tricher, assombrissant au maximum les cheveux blancs, gommant les pattes d'oie à la commissure des lèvres, transformant les rides en prétendus « plis d'expression ».
    Doux euphémisme! Quand la reine s'en ouvrait à son Directeur de Conscience, ce Père-la-Morale, perle amorale, cilice de silice, saint ascète de cinq à sept, ne savait que parler mortification: « Vanité des vanités, tout est vanité... ».
    Au diable l'Ecclésiaste! Sur les conseils de sa dame d'atours, à l'imitation de Joséphine, la reine prit jour après jour un bain de lait d'ânesse, partenaire jeunesse, nouvelle formule enrichie en vitamines, zinc, magnésium, sélénium et fibres,
particulièrement destinée aux seniors. N'est pas l'âne qui croit, ni l'impératrice qui veut. La sanction, c'est Napoléon qui vous répond:
" Pas ce soir, Joséphine! " .
    On lui dit que son problème venait d'un déséquilibre en neuro-médiateurs. Il lui fallait donc pallier ce
déficit en micro-nutriments, pour obtenir une sécrétion continue de sérotonine à partir du tryptophane par le cerveau. Complétant cette
cure interne par des soins externes, elle entreprit au hammam un rituel de purification: masques de boue, enveloppement corporel au rassoul, gommage au savon noir et gant de kessa sur table de marbre, drainage lymphatique et détoxifiant. L'effet amaigrissant ne fut évident que sur le Trésor royal, la reine retint surtout du traitement une sensation agréable: le va-et-vient (transformé sur sa demande en «va-et-ne-reviens-pas ») des mains du masseur à la chute des reins.

    On en vint aux grands moyens. Le chirurgien-barbier de la Cour avait ouï-dire (il le tenait d'une patiente anglaise) qu'on pratiquait là-bas le « lifting » pour faire la peau lisse. « Lift » signifie outre-Manche: « ascenseur », instrument dont le principe est tiré d'une
phrase célèbre de l'Evangile: « Quiconque s'abaisse sera élevé ».
    Ce qui fut fait: la peau du visage de la souveraine fut tirée par de minuscules pinces, puis tendue comme la membrane d'un tambour, au point que la patiente ne pouvait sourire ou piper mot sans froncer du nez ou cligner de l'oeil. Mais cela n'en restait pas moins une vieille peau.
   
    Pour ce qui est des mensonges en série, le miroir commençait à manquer de ressource, il s'en tirait de plus en plus mal, d'ailleurs la reine commençait à s'en méfier: elle voyait bien que le cercle de ses admirateurs s 'amenuisait, et que leur hommage se faisait de moins en moins empressé. Laissant le protocole au vestiaire, et sans se l'avouer, elle eût bien aimé qu'on la sifflât dans la rue, comme il arrivait à ses accortes sujettes, ou que les hommes se retournassent sur son passage. Mais on n'en était plus là, la chose n'était pas de saison.
      Du coup, elle détourna, pour mieux piéger le miroir, sa question rituelle:
- « Réfléchis une fois pour toutes, et dis-moi si ce soir je serai la plus belle...? »

Au lieu de chantonner: « ...pour aller danser hé hé hé... » ou de répondre une fois de plus: « Majesté, tu es déjà la plus belle! », le
miroir se lança dans un commentaire technique, style: « Une couche de fond de teint pour toi, du fond de tain pour moi ! »
La reine en remit une couche de part et d'autre, ce qui ne changea rien. Son visage devint aussi barbouillé qu'une palette de peintre et plus chargé qu'une bûche pâtissière. Quant au miroir, il réfléchissait tout comme avant, ni plus, ni moins.

    La reine prit alors l'avis du Chambellan-Grand Argentier- Statisticien du Royaume; l'éminent spécialiste de la Pompe à Phynance lui conseilla de se défaire sans tarder de son miroir: « C'est tout simple et même élémentaire », ajouta le ministre. « Quand la température baisse, on changer de thermomètre. Quand l'économie stagne, les prix dérapent ou le taux de chômage augmente, on modifie les indices y afférents! ».
    La souveraine crut bon de suivre ce sage conseil. Elle entreprit de se débarrasser de l'objet encombrant en le jetant sur un tas d'immondices. Peine perdue! Le centre Déméter, considérant que les règles de la collecte sélective aux fins de recyclage n'étaient pas respectées, en fit illico retour à l'envoyeur.
    Furieuse, la reine fracassa d'un grand coup de sceptre son miroir, qui vola en mille éclats. Ces débris se répandant dans la stratosphère, firent le tour de la planète et vinrent polluer durablement le coeur d'hommes et de femmes de toutes les races et de tous les âges, générant la haine et la guerre, car ils devinrent à leur tour très méchants.
    Mais ceci est une autre histoire, que nous conte Andersen dans « La reine des Neiges » (proche parente de celle dont il est ici question).

    Revenons donc à cette dernière. Afin de remplacer son miroir, elle envoya ses gens quérir dans les magasins de sa capitale de nouveaux produits du plus haut-de-gamme, de plus en plus chers, de plus en plus performants. En vain. Aucun ne lui renvoyait une image qui la satisfît.
Elle fit alors en sorte qu'il n'y eût plus aucune glace dans son palais, ne s'entoura que de centenaires auprès desquelles elle se sentait encore jeune, et s'enferma dans un profond mutisme, signe d'une irrépressible mélancolie.

    Il advint peu de temps après qu'un troubadour fut de passage en ce pays. Les Conseillers du Trône, généralement plus aptes à trôner qu'à conseiller, prièrent ce personnage de venir à la Cour pour esbaudir la souveraine. Il accepta.

    Le visiteur du soir jongla si merveilleusement, s'exprimant aussi bien en carme qu'en oraison solue, accompagnant ses vers des doux accents du luth, que la reine sentit les éclats de miroir fondre dans son coeur et s'esjouit pareillement.
- « Gentil troubadour, fit-elle, je ne cherche pas à savoir qui tu es, ni d'où tu viens, ni où tu vas, ni qui t'a mandé. Mais je te promets forte récompense si tu me dis de quel dieu, de quelle muse, tu tiens ton immense talent. »
Le jongleur répondit: « Majesté, je ne suis qu'un humble trouvère, je n'ai pas reçu de naissance tout l'art que vous dites, et n'ai sas doute pas le mérite que vous me prêtez. Le peu que je sais, je le tiens d'une fréquentation régulière de l'atelier du lundi. Inscrivez-vous de même, et vous jonglerez tout aussi bellement. »
  - « Et que me faut-il faire pour cela? »
- « Pas grand chose. Il vous suffit de vous munir d'un calame, d'un peu d'encre et d'une feuille de parchemin. »

    Ainsi fut fait. Pas très à l'aise au début, la reine prit goût à la chose, revint, persévéra. Après quelques essais plus ou moins
concluants, le premier Signe parut enfin sur la feuille vierge, comme un pétale sur la neige. Elle forma d'autres lettres qui se groupèrent
en mots, qu'elle entreprit d'assembler eux-mêmes en phrases. Le troubadour l'encourageait, tout en modérant ses éloges:
-
« Tout cela est bel et bon, dit-il, mais il vous faut maintenant
détricoter l'ouvrage ».         
      

    La reine dut se résoudre à disloquer les phrases, désosser les  vocables, regrouper autrement les signes, bref déconstruire son langage pour le mieux reconstruire.
    Sans le savoir, elle approchait du but recherché. Lorsque le troubadour jugea qu'elle avait atteint un niveau satisfaisant d'incohérence et d'absurdité, il lui fit signe que l'oeuvre était prête, signe qu'elle pouvait signer (Nota: Prévert, "Loiseau").
    Il demanda qu'on procédât enfin à sa lecture solennelle et publique. La souveraine était morte de peur. Sur cette page qu'elle avait elle même noircie, au fil des paragraphes, entre les lignes, au travers des mots, un visage apparaissait dans toute sa nudité.
    Ce visage, c'était le sien.
    Alors, la feuille se mit à parler: « Je suis le miroir que tu as injustement brisé, renié parce qu'il reflétait ta propre image. Et
maintenant, je t'en renvoie une autre encore plus fidèle, encore plus effrayante. Regarde-toi si tu l'oses, ou détruis-moi! »

    Sur la table de travail, une bougie éclairait les participants de l'atelier.
La reine approcha sa feuille de la flamme, et y mit le feu. Il y eut un crépitement clair, tout fut consommé, l'ouvrage instantanément consumé.

 

             
             
             
             
             
             
               
Tintin

 

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