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8 mars 2007

Les bijoux de Tante Marthe

LES BIJOUX DE TANTE MARTHE.

 

                                                  « Vulnant omnes, ultima necat » (devise de cadran solaire)

 

MARTHE


Prologue:

Ceci est une histoire de fantômes.
O.K., vous ne croyez pas aux fantômes. C'est votre droit. Moi non plus d'ailleurs, je n'y croyais pas. Jusqu'au jour où....
Tout
d'abord, il faut que je vous dise: mon prénom, c'est Marthe. Ma sainte
patronne (dans l'Evangile) c'est Marthe, la soeur de Marie. Confer
l'épisode de la visite du Christ à Béthanie: l'une s'adonne à des
exercices spirituels pendant que l'autre prépare un aïoli pour le
repas: chacun son rôle. Marie est plongée dans une extase
contemplative. Marthe broie, non pas du noir mais, à l'aide d'un pilon,
de l'ail qu'elle écrase avec un piment de l'huile et du jaune d'oeuf
dans un mortier posé sur la table, elle en a visiblement assez de faire
la cuisine. Ce mis à part, les Marthe sont réalistes, travailleuses,
enjouées et parfois contestataires, leur couleur est le violet, leur
chiffre le 7, à présent vous savez tout.

 

Reprenons: si
vous filez le train, vous avez sans doute compris que jusqu'à ce
fatidique 5 mars 2007, je menais une existence sans histoire. En tous
cas dépourvue de spectres, revenants, vampires et autres zombies, comme
on en trouve dans les romans. Bien sûr, en six décennies j'ai eu le
temps de voir s'en aller beaucoup de gens: des parents, des proches,
des amis... Voyez-vous, la mort est comme un vaste océan, c'est ainsi,
je crois, qu'on explique cette chose incompréhensible aux petits
enfants. Un jour, ceux qu'on aime montent sur un bateau qui s 'en va
toutes voiles dehors, et puis, bien vite, le bateau disparaît à
l'horizon. Il y a sûrement quelque chose de l'autre côté de l'océan...
Du moins, on voudrait le croire, mais personne n'est jamais revenu pour
en parler. Peut-être parce que les morts sont assez intelligents pour
avoir compris de l'autre rive que si leur bateau revenait, cela
dérangerait beaucoup ceux qui restent.

 

J'en sais quelque chose parce qu'aujourd'hui, je suis sur le bateau et que le fantôme, c'est moi.

 

Premier acte: lundi 5 mars 2007, 15 heures.

 

    Je
gis mon lit de mort, enfin presque, car je suis plongée dans un coma
profond. Les volets de la chambre sont mi-clos. Des infirmières
s'affairent autour de moi, on entend le "cling cling cling" du
goutte-à-goutte. Les tuyaux ne sont pas encore débranchés, mais mon
encéphalogramme est presque plat. Pas complètement, faut-il croire, car
je perçois distinctement les propos chuchotés de mon neveu Jacques et
de ma nièce Léa. Vu que je n'ai pas d'enfant, je les ai vraiment
gâtés-pourris, ces deux-là! De gentils neveux au demeurant, zélés,
attentionnés, qui ne manquent jamais de s'enquérir de mon état de
santé. Eux me parlent souvent bien sûr de leurs petits soucis
financiers chroniques. Quoi de plus normal? Qui n'en a pas? Par les
temps qui courent, combien de jeunes (et même de moins jeunes) peuvent
se targuer de vraiment joindre les deux bouts?

 

- « Pauvre
Tante Marthe », s'apitoie Léa. « Elle était si bien la semaine
dernière! Qui aurait pu dire que nous la reverrions quasi mourante
aujourd'hui! A 61 ans et demie, à peine! C'est bien triste de partir si
tôt! »
- « On a l'âge de ses artères, les attaques ne préviennent pas », fait sentencieusement Jacques.
- « Comment c'est arrivé? », demande-t-elle.
-
« Est-ce qu'on sait? » répond l'autre. « Un choc, une émotion forte, un
coup de sang comme on dit. Tiens, comme par hasard, je venais justement
de lui parler des traites de l'appartement... »
- « C'est ça qui l'a énervée? » s'inquiète Léa.
-
« Bien sûr que non, s'impatiente-t-il. Marthe répétait souvent que
plaie d'argent n'est point mortelle. C'est du moins ce que disent ceux
qui en ont trop».
- « A propos d'excès, ce n'est pas elle qui en
commettait, observe Léa. Juste un petit Calva dans son café du matin,
un doigt de Porto à l'apéritif, un Côtes du Rhône avant le « trou
normand », le soir, un pastis, un double Scotch avant dîner et un
pousse-tisane à l'Armagnac pour bien dormir. »
- «Que ça? On frise l'abstinence! » ironise Jacques
- « Tu rigoles, mon Jacquou! qu'elle fait. Il y a des gens qui ont vécu centenaires à ce régime! »
- « C'est pas tout ça, reprend mon neveu. Qu'est-ce qu'il dit, le toubib? »
-
« Ben, que veux-tu, commente Léa, il dit que c'est la fin! Tu sais,
avec un petit caillot qui s'est logé dans les vaisseaux, le cerveau
oblitéré, bref une embolie, on ne peut pas espérer mieux! »
- « A propos, questionne-t-il, tu as contacté les Pompes Funèbres? »
-
« Oui, lâche Léa. Par Minitel, c'est le plus simple. Tu tapes 3615 DCD,
un euro pour la connexion, ensuite 35 centimes d'euro la minute. »
-
« Temps d'attente en ligne à la charge de l'usager, bien entendu,
s'énerve mon neveu. Enfin, vu qu'on ne meurt qu'une fois, il faut bien
en passer par là! Et qu'est-ce qu'elles disent, les Pompes Funèbres? »
-
« Tu connais la chanson, articule ma nièce en détachant les syllabes:
MOU-REZ, NOUS FAI-SONS LE RES-TE. C'est leur slogan publicitaire pour
un service clés en main. »
- « Mais encore? », insiste-t-il.
- «
Trois formules », récite Léa comme une rengaine: « L'enterrement de
première classe, avec cercueil en palissandre, capitonné s'il vous
plaît, corbillard climatisé, concert de pleureuses diplômées repris en
boucle durant toute la cérémonie... »
- « Combien? » interrompt Jacques.
-
« 30000 €, non compris la T.V.A, l'essence et les indemnités de panier
» émet Léa d'un ton las. « L'éloge funèbre est en option, mais on
pourrait en improviser un. On en trouve même de prêts à l'avance sur
Internet, il n'y a plus que les blancs à remplir »
- « Quand même, trente mille balles! il éructe, tu ne trouves pas ça un peu chérot? »
-
« En tous cas, au dessus de nos moyens », admet Léa. « Et puis,
reprend-elle, Tante Marthe avait des goûts très simples. Je suis sûre
qu'elle se serait contentée d'un enterrement de seconde classe. Toute
sa vie, elle n'a jamais voyagé qu'en seconde, d'ailleurs! »
- « Va pour la seconde classe, coupe-t-il derechef. Quel tarif? »
- « Vingt mille euros, glapit-elle. Frais en sus, bien entendu ».
- « Et qu'est-ce qu'on a pour ce prix? » lâche-t-il, méprisant.
-
« Un cercueil de chêne clair, souffle Léa, avec le nom dessus, mais
sans fioritures, un break funéraire anthracite bon chic bon genre, des
fleurs de saison et un petit air d'harmonium offert par la dame
patronnesse. »
- « Bon Dieu, y s'ennuient pas, les Pompes Funèbres
», juge mon neveu, carrément furax. Il hésite un instant . « Et comme
ça, rien que pour savoir, qu'est-ce qu'on aurait en troisième classe? »
-
« Quatre planches en bois de décoffrage, transport en fourgon à
bestiaux, ni fleurs ni couronne et pas de musique. On n'y peut rien,
c'est l'entrée de gamme à dix mille euros », commente Léa.

 

[Dire
qu'ils croient que je ne les entends pas! Moi qui n'ai rien perdu de ce
dialogue, je voudrais être déjà à cent lieues sous terre! En d'autres
circonstances, leur surenchère dans le macabre m'aurait fait rire à me
tenir les côtes; mais là, je dois assumer mon rôle de mourante: ne pas
bouger, faire sérieux... Je pourrais aussi fulminer contre ces neveux
égoïstes et grippe- sou... Même si dan
s une heure, je ne serai plus de
ce monde. Alors, je rassemble ce qui me reste de forces, et dans un
dernier souffle, je murmure:]
- « Allons! Mes enfants!
àvoixbassé-je, puisque ça vous dérange tant que ça, j'irai seule au
cimetière pour vous simplifier la vie. A pied, ça va de soi! »

...........................................................................................................................................................
Deuxième acte: mardi 6 mars 2007 à 10 heures.

 

    [Même
lieu, mêmes personnages hormis les infirmières qui se sont éclipsées.
Les persiennes sont closes, le goutte-à-goutte s'est tu, mon
encéphalogramme est archi-plat. La toilette mortuaire vient de se
terminer, je suis allongée toute raide en tailleur lilas sur mon lit,
les mains jointes, un chapelet entre les doigts. Bref, une mise en
scène tout ce qu'il y a de classique.
Ce qui l'est un peu moins,
c'est c'est le grincement des serrures dans lesquelles on essaye
plusieurs clés, le raclement de tiroirs précipitamment ouverts et
refermés, le frou-frou des papiers hâtivement compulsés et froissés. La
voix de mon Jacques domine cette mini-tornade domestique:]

- « Bon Dieu, hurle-t-il, où c'est qu'y sont passés? »
- « Quoi donc, Jacquou? » calme Léa de la voix de celle-qui -ne-sait-pas, mais alors vraiment pas, de quoi il s'agit.
- « Les bijoux!!! les bijoux de famille!!! » continue-t-il de s'époumoner.
[Moi,
j'aimerais bien leur dire la planque, à ces pétés-des-thunes, mais je
suis morte, bien morte, ne l'oubliez pas, la bouche de mon corps
terrestre est close. Avantage de l'état de fantôme, ça ne m'empêche pas
d'ouvrir ma gueule.]
- « Tiens! s'exclame à nouveau Jacques, j'ai mis la mains sur un truc... on dirait le testament! »
- « Attention! objecte ma nièce. On n'a le droit d'ouvrir ça que devant notaire! »
-
« Qu'est-ce que ça peut faire? Une enveloppe, ça se décachète à
la vapeur », susurre-t-il. « Ensuite, on recolle, ni vu, ni connu! »

    Aussitôt
dit, aussitôt fait. Mes deux héritiers présomptifs se bousculent,
trépignent d'impatience devant une casserole sur le feu, et cette
enveloppe fatidique qui n'en finit pas de s'ouvrir. Enfin, on y arrive
– en tirant un peu-, l'autographe tant attendu fait surface. Jacques
parcourt le texte fébrilement:
- « Moi, Marthe Ingale, saine de
corps et d'esprit » lit-il d'un ton cérémonieux, « déclare léguer mes
bijoux -seul bien terrestre dont je dispose- à... 06 84 01 48 57 ». Il
rugit: « L'ordure! »
- « Qui c'est, ça, 06 je sais pas quoi? » interroge Léa
-
« On va le savoir par le Minitel, glapit mon neveu. Tu tapes 3617 ANNU
(« ANNU », c'est l'annuaire à l'envers, précise-t-il), tu entres le
numéro inconnu, le nom et l'adresse du correspondant s'affichent à l
'écran. Trois euros la minute. »
- « Même à ce prix, on y va » approuve Léa.
Un instant de silence. On entend le bruit des doigts qui tapotent sur le clavier.
- « J'ai trouvé, jubile Jacques: Arlette Plumedor, place du Millénaire à Montpellier. »
- « C'est qui, celle-là? fait ma nièce d'une voix soupçonneuse. Une infirmière, une dame de compagnie, la factrice? »
-
« J'vois pas trop, hésite Jacques.... Ah! Si! Peut-être l'animatrice de
son atelier d'écriture. Si c'est ça, la vioque avait de drôles de
lubies! »
- « Pour une surprise, c'en est une! opine Léa. Mais lis-nous plutôt la suite du testament. »
-
« Voici mes dernières volontés... », reprend-il d'un ton excédé. « Ta,
ta, ta, ta... Suit la liste des pierres précieuses et autres trésors
que je souhaite rendre, en signe de reconnaissance, à tous ceux -et
j'en oublie- qui m'ont tant comblée:
* Théophile Gautier, à qui je dois « Emaux et camées », pur chef d'oeuvre de beauté formelle,
* Item, Hergé, que je remercie du fond du coeur pour les « Bijoux de la Castafiore », dont je me suis maintes fois parée,
* Item, Juliette Gréco de qui je tiens « la bague à Jules »
* Item Christophe, pour la « racine carrée d'Andréa », savamment extraite par le Dr. Cosinus, alias « le dentiste fou »,
* Item, Louis Aragon, pour ses « colliers d'amour sans fin »,
* Item, Jacques Brel, auquel je retourne, de l'au-delà, ses « larmes de pluie venues du pays où il ne pleut pas.»
Maintenant,
je puis partir l'âme sereine vers le lieu d'où l'on ne revient pas, je
suis en bonne compagnie! Bye, les chéris! C'est sans rancune, mais sans regret! »

 

                                                                                                                       Marthe.

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