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29 mars 2007

L'atelier de Monsieur Manet, par Jean-Claude Boyrie

L'atelier de Monsieur Manet

Lundi 26 mars 1907, 16 h 15: Au soir de ma vie, celui qui marque en tous cas la fin de ma carrière de journaliste d'art, un souvenir me poursuit, vieux de presque quarante ans. C'est une scène très précise que j'évoque au confessionnal (entendez: l'atelier du lundi), bien sûr pour suivre les consignes de Carole, mais surtout pour m'exorciser moi-même. Car, lorsque cette scène me revient en mémoire, comment l'avouer? C'est affreux... quelque chose comme un doute m'assaille.... Eh oui, cela m'arrive même à moi, le célébrissime et redouté critique Anatole Surdeluy, connu pour être « un homme de convictions ». Moi qui juste avant que j'entre à la « Tribune des Arts », avais été reçu au baccalauréat avec mention « très bien », pour avoir disserté avec enthousiasme sur ce sujet de Philosophie: « La certitude d'avoir raison suffit-elle pour être dans le vrai?» (l'ai-je trouvée fastoche, cette question!). Moi qui fus à cette même Tribune « l'arbitre des élégances » (re)connu de tout le Gotha parisien. Dieu! Se peut-il que durant ces presque quatre lustres, je n'aie rien vu, rien compris, rien appris? Tout cela parce qu'un certain 10 septembre 1868, je serais passé sans m'en apercevoir à côté de l'immense talent de Monsieur Manet? Si tel est le cas, je suis bien puni par où j'ai péché, car tout le monde connaît aujourd'hui le nom de Monsieur Manet.... Et c'est un triste constat que, depuis que j'ai pris ma retraite, personne ne se souvient plus du mien.

Mais reprenons le choses par le commencement. Cette histoire se passe juste avant le salon d'automne de 1868. DES salons, devrais-je dire, car en fait, il y en a deux: celui des artistes officiels et celui des « refusés».
Le salon officiel est l'unique garant de la « bonne doctrine », celle que professe l'Académie. Un demi-million de visiteurs s'y bousculent chaque année. Le jury est composé d'artistes reconnus, les anciens membres cooptant les nouveaux, ce qui évite l'intrusion d'innovations dangereuses. L'enjeu financier est d'importance, car seuls ceux qui ont été retenus par ledit jury sont exposés et seuls ceux qui ont été exposés accèdent aux commandes publiques.
Le salon des « refusés » aurait plutôt du s'appeler celui des « recalés », des « proscrits », des « maudits », ou des « je ne sais quoi », tant il a mauvaise presse. C'est bien sûr par mansuétude ou simple charité chrétienne que l'on admet à cette session de rattrapage un artiste, une oeuvre qui n'ont pas gagné leur place (ou trouvé grâce) auprès de notre aréopage. Mais ceci ne préserve en rien pour autant ledit « refusé » de l'hilarité, de l'effarouchement, de l'indignation, ou la colère des visiteurs (suivant la situation).
Vous pensez que j'exagère? Je me souviens qu'il fallut surélever certaines toiles accrochées trop bas pour les préserver des crachats ou des coups de canne. Tel fut le cas de la « Baigneuse » de M. Courbet, dont Sa Majesté l'Impératrice cravacha la croupe indécente, ainsi que du « Déjeuner sur l'herbe » et de « l'Olympia » de M. Manet.
Tiens! Celui qui ne rêvait rien tant que d'être un artiste officiel, ce Monsieur Manet (puisque c'est de lui qu'il est question) aura donc été « celui par qui le scandale arrive ». Tout cela pendant que des critiques éclairés -dont je me targue d'avoir fait partie- portaient au pinacle la peinture de M. Alexandre Cabanel! Mon collègue et ami Paul de Saint Victor disait de M. Manet « que c'était un brutal, qui peignait des femmes vertes avec des pinceaux à vaisselle ». Pourquoi ne représentait-il pas, comme cet immense artiste que fut Cabanel, des nus allégoriques, des nymphes bien léchées aux seins de porcelaine, aux fesses rose bonbon, dans un envol d'Amours joufflus? C'est cela, peindre, sous le prétexte d'un sujet allégorique, des nudités présentables! Enfin, il n'est pas question ici de refaire l'Histoire!

On se demande tout de même pourquoi la postérité retient, du Salon de 1865, cette horrible « Olympia » qui déclencha tant de sarcasmes, et dont M. Manet ne sut ensuite plus que faire, plutôt que la « Naissance de Vénus » de M. Cabanel, qui vendait alors si bien et si cher ses toiles! Inconséquence de l'opinion? Ingratitude vis-à-vis des classiques?... Pas tant que ça! Il existe bien dans le quinzième un square Alexandre Cabanel juste à côté du métro Cambronne!
Mais revenons plutôt à ce jour de septembre 1868 où Monsieur Manet me convie à lui rendre visite à son atelier des Batignolles. Alors jeune et naïf, j'accepte.
Disons le mot, ce « grand appartement », plus qu'un atelier, c'est le cinéma permanent bien avant l'heure. Les meilleures et les pires gens du monde y vont et viennent avec naturel et désinvolture à tout moment de la journée: il y a parmi les « familiers » de M. Manet -pour autant que je me souvienne- son presque homonyme: Claude Monet, le jeune Renoir, M. Bazille, M. Degas, ainsi qu'un écrivain qui n'a jamais été mon maître à penser: Emile Zola. Des critiques qui n'écrivent pas dans « la Tribune » et ne sont donc pas non plus ma tasse de thé: Edmond Maître, Astruc, et bien d'autres dont je ne me souviens plus. Que du beau linge, en tous cas!
Et puis qu'importe! Le maître de céans a toujours table mise pour les hôtes de passage. Table plus ou moins bien garnie, selon que son escarcelle l'est ou pas, et plus ou moins vite dégarnie, selon l'appétit d'iceux.
Je revois Victorine, pour une fois décente dans sa robe grise sagement boutonnée jusqu'au cou. Oh! Cette rangée exaspérante de tout petits boutons alignés... comme on n'en voit plus qu'à la robe des ci-devant maquerelles devenues dames patronnesses et aux soutanes des curés! Et que dire de cette traînée avec sa figure ronde, faussement naïve, et cette espèce de doux sourire qui sied aux humbles. Monsieur Manet l'a ramassée je ne sais où dans la rue, cette fille sans profession, ce qui en suppose une. Une fille comme ça, c'est moi qui vous le dis, Satan l'habite. Tout le monde sait aujourd'hui que le modèle nu du « Déjeuner sur l'herbe » et la prostituée qui attend son client dans « Olympia », c'est Melle. Victorine Meurent. Elle pose sans gêne apparente dans le plus simple appareil. Elle tient aussi tant bien que mal (plutôt mal que bien) le ménage du peintre et en fait visiblement plus pour lui, car affinités.
Pour l'heure elle astique une cafetière, et tant que ce n'est que la cafetière, je n'y vois rien à redire.
Je revois cette table de fin de repas pas encore défaite où les tasses de café se mêlent aux coquilles d'huître parmi les verres de vin à moitié pleins, à moins qu'ils ne soient à moitié vides. Voilà qui révèle assez la facette bourgeoise d'un artiste qui ne l'est pas, mais sans doute a rêvé de l'être. Pour l'heure, Monsieur Manet, dont je ne sais s'il entre en somnolence postprandiale, est assis pensivement sur sa chaise, il tire une bouffée de sa cigarette, avec sa barbe de huit jours et toujours son gibus sur la tête (allez savoir pourquoi...)
Dans l'autre partie de la pièce, s'amoncelle un invraisemblable capharnaüm, j'y distingue pèle-mêle un vase de Chine et la panoplie du parfait janissaire: casque à cimier, pistolet damasquiné, cimeterre mauresque à faire peur aux gens. Bon! admettons! Le regretté M. Delacroix a mis l'orientalisme au goût du jour! Mais le chat! Que fait ici le chat? Symbole sexuel? Besoin de remplir l'espace pictural? On dirait qu'il est juste échappé de la trop célèbre « Olympia », cet animal ébouriffé qui fait le gros dos à gauche sur la toile et risque fort de tout casser dans tout ce bric-à-brac si l'on n'y prend garde. Qui d'ailleurs ici s'en formaliserait?

Au fait, je m'aperçois que je n'ai pas encore parlé de moi, ce qui n'entre pas dans mes habitudes... D'autant qu'à vingt cinq ans à peine, je parais tout à mon avantage, bon chic, bon genre: pantalon blanc, veste noire, chemise à rayures/ cravate, on me ferait injure en disant que j'adopte là, sous le pinceau de Monsieur Manet, la pose arrogante d'un jeune blanc-bec...
N'importe! Je n'aime ni l'homme, ni l'artiste. Il nous montre la réalité du monde qui nous entoure, dans ce qu'elle offre de plus laid, de plus triste, de plus vulgaire. Et Monsieur Manet voudrait en plus que nous aimions le miroir qu'il nous tend! Il n'y a même pas là de quoi alimenter dix lignes en bas de page de la « Tribune des Arts ». D'ailleurs, les oeuvres de M. Cabanel y occupent déjà toute la place disponible.
Si je tourne les talons, c'est bien sûr par dépit, c'est que j'en assez vu pour aujourd'hui. Assez baigné dans cet univers glauque. Assez détaillé ce travail ni fait ni à faire. Assez supporté l'ironie pensive du peintre et de son modèle. J'ai hâte de me plonger à nouveau dans un univers mythologique peuplé de créatures de rêve Ah, parlez moi à nouveau d'Aphrodite, Narcisse et Psyché. Tendres amours dénichons!
Pourtant, quarante ans presque après la scène que représente la toile dite « Le déjeuner (dans l'atelier )» , j'en garde une certaine nostalgie. Peut-être tout simplement le regret de ma jeunesse évanouie, de mes certitudes d'alors. Ou bien l'indéfinissable sentiment de n'avoir pas eu tout à fait raison. Osons le mot: d'avoir tourné le dos au génie.

Anatole Surdeluy
Grand officier des palmes académiques
Rédacteur en Chef honoraire de la "Tribune des Arts"

p.c.c. Jean Claude

ATELIERMONNET

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