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5 avril 2007

Mais qu'est-ce qui se passe dans la tête de Julie

                                                               Mais qu'est-ce qui se passe dans la tête de Julie?


[ Proposition en alternative au texte de Carole "La rêveuse" fortement
inspirée du scénario du film de Carine Tardieu: la tête de maman, avec
Karin Viard, Chloé Coulloud, Kad Merad, Pascal Elbé] .

    Salut!
Moi, c'est Julie, Julie Manet. Tout le monde ici m'appelle Juju. Juju,
c'est pas très beau, je préfèrerais qu'on ne m'appelle pas comme ça. Si
ça ne tenait qu'à moi, je préférerais même qu'on ne m'appelle pas du
tout, vu que je ne demande rien à personne!
    Au lycée, les garçons
me surnomment « la belle noiseuse ». Belle, je n'en sais rien, ce n'est
pas à moi de le dire, d'ailleurs je me trouve plutôt moche. Pour ce qui
est de la noise, ah oui! Certains disent que je suis une vraie petite
peste, « une colère montée sur pattes ». Soit, j'assume. Il est vrai
que lorsqu'on me cherche, on me trouve!
    Le style « petite fille modèle », comme les aime la Comtesse de Ségur (née Rostopchine), assez peu pour moi!

    Que je vous dise aussi: ma mère est artiste peintre. Tout comme mon
oncle Edouard. Mais pas comme mon père, vu que mon père, il est rentier.
    Ce qui fait qu'il a le temps de s'occuper de moi. Parfois même, il le
prend. Je me souviens: quand j'étais petite et que Maman passait de
longues heures à l'atelier, Papa m'amenait faire une promenade dans la
campagne. Ah! La campagne en Normandie! Rien que des jeux de lumière et
de couleurs! Et des vaches, aussi! Ces braves Normandes avec leurs
taches brun rouge et leur pis gonflé de lait! Le lait tiède, comme dit
le fermier, il fut le boire juste à la traite pour avoir de bonnes
joues rondes. De mâle en pis: ce fluide gras et crémeux me donne
l'impression d'avoir une vache sur l'estomac. Décidément, je préfère
les boeufs, qui ne donnent pas de lait, mais qu'on attelle devant la
charrue. Comme les Turcs, ils bossent fort. Il y a aussi les taureaux,
qui sont moins gentils. Papa m'a bien mise en garde: « Avec les
taureaux, c'est comme avec les garçons, méfie-toi. Ils prennent la
mouche lorsqu'un taon les pique. Quand ils commencent à gratter par
terre, c'est qu'ils vont charger... ». Au début, je ne faisais pas trop
la différence entre les taureaux et les boeufs, alors il m'a expliqué comme ça: « Tu
vois, Juju, les petits veaux dans la prairie? Eh bien, les taureaux
sont leurs pères et les boeufs sont leurs oncles! »

    C'est ainsi que je me suis faite à l'idée que l'oncle est un être doux et paisible, alors qu'un père peut être redoutable.

Un jour, le mien avait provoqué en duel un critique injurieux, un
certain Wolff. Ce dernier avait osé traiter ma mère de folle dans "Le
Figaro"pour faire partie de « ce groupe de malheureuses, frappées par
la maladie de l'ambition qui s'obstinent à prendre de la toile, de la
peinture, un pinceau et jeter quelques couleurs au hasard... »
    Au
final, le matador est devenu raseteur, le jury ne lui a décerné ni la queue, ni les oreilles, la corrida s'est changée
en
course à la cocarde. L'affaire a fait quelques vagues, mais pas de
morts ni blessés, ni queue ni oreilles décernées, ça valait mieux pour
tout le monde!

    Au fait, et Maman dans tout ça? Elle s'est mariée
tard, 35 ans passés et moi j'en ai dix sept, et puis elle est d'humeur
changeante, comme souvent les artistes... des fois, c'est vrai,
j'aimerais bien savoir ce qui se passe dans la tête de Maman.
    Certains jours, elle est prise d'une frénésie de production, elle
emplit toute la place disponible à l'atelier de ses dessins, de ses
aquarelles, de ses huiles sur toile, que sais-je encore? D'autres
jours, elle semble prise de mélancolie, elle devient lunaire, comme
absente du cercle familial. Là, je vous dis: inutile d'essayer de la
dérider, c'est comme si elle ne voyait personne.
    Des fois, j'ai
l'impression qu'avec Papa, ça ne se passe pas trop bien. Non pas qu'ils
se disputent, ces deux-là, non, jamais ils n'ont un mot plus haut que
l'autre, en tous cas pas devant moi... en fait, c'est pire: une sorte
d'indifférence silencieuse, un malaise plus grave et plus profond, si
vous voyez ce que je veux dire....
    Tenez, sans aller chercher plus
loin, quand on est à table! Les seules phrases échangées sont quelque
chose du genre: « Passe-moi le sel! » ou bien comme: «Le rôti aurait
supporté cinq minutes de cuisson supplémentaires! ». Qu'est-ce que j'en
ai à cirer, moi, du rôti! Décidément, les conversations des adultes ne
m'intéressent pas du tout! C'est simple: à table, j'ai l'impression
d'étouffer.
    Quand l'oncle Edouard est de passage, c'est tout à fait
différent. Maman met sa plus belle toilette, se parfume, dégrafe un
bouton de son corsage. Quand ils parlent ensemble, son visage s'anime,
ses joues rosissent. C'est vrai qu'il porte encore beau, l'oncle
Edouard, je le trouve même carrément séduisant avec sa barbe noire en
pointe et sa fière prestance... il n'y a pas si longtemps, toutes les
nanas en étaient folles – je ne parle pas seulement de ses « modèles »,
il s'est payé ce genre de « filles » en pagaille, à ce qu'on dit, et si
c'est vrai, il a bien eu raison. Quant à Maman... pour être franche, je
n'ai jamais abordé ce sujet avec elle. Si je le faisais, ou bien elle
m'enverrait purement et simplement promener, ou elle me répondrait
quelque chose du genre: « Mais enfin, qu'est-ce que tu vas t'imaginer,
Julie? ». Du coup, je ne me risque pas à « ce genre de questions qui ne
mènent à rien »!

    Maman, toute artiste qu'elle est, c'est une femme
très comme il faut. On ne lui connaît pas « d'aventures », ce qui ne
prouve pas qu'elle n'en a pas eu. Officiellement, l 'homme de sa vie,
le seul homme en tous cas qu'elle ait jamais représenté sur ses
tableaux, c'est Eugène Manet, son mari. Papa, si vous préférez.
    Comme tout le monde, elle a ses moments de déprime, c'est bien son
droit! Peut-être même après tout qu'elle rêve à une autre vie, la vie
qui aurait été la sienne si elle avait épousé Edouard et pas Eugène...
Non! Je fantasme? pure fiction, direz-vous?
Eh bien, figurez-vous
que j'ai mené ma petite enquête. Discrètement, comme il se doit. Il y a
plusieurs tableaux de l'oncle Edouard peints à cette époque qui
représentent maman: « Berthe Morisot à l'éventail », « Berthe Morisot
au chapeau noir »
, et le trop fameux « Repos », qui fut caricaturé
parce qu'elle figure sur un canapé dans une pose alanguie! Comme si
maman n'avait pas le droit de se reposer! Sur ces toiles, elle apparaît
mystérieuse, étrangement belle avec ses longues mains fuselées,
éternellement jeune, autrement dit: différente de ce qu'elle est avec
nous. Normal: c'est une artiste qui se révèle sous le regard (et le
pinceau) d'un autre artiste.

    Tenez, moi qui vous parle, j'en fais
l'expérience tous les jours quand je pose pour Maman. J'ai horreur de
ça, notez bien, d'ailleurs je déteste les portraits qu'elle fait de
moi. Vous me voyez, moi, Juju la bagarreuse prendre ces airs de
Sainte-n'y-touche sous un titre du genre: « La tête de Julie » (Tiens
donc!) « Julie rêveuse », « Julie avec son lévrier » ou « Julie au
violon »
? Bref, Julie à toutes les sauces! Est-ce mon genre de bayer aux corneilles, le regard perdu
dans le vide, la chevelure flottante et la gorge embuée de mousseline
vaporeuse. « Sois belle et tais-toi... », qu'ils disent. Moi, je refuse
de la boucler. Mais en fille obéissante qui n'a rien à refuser à sa
mère, je me résigne à faire comme elle me le demande, à être (ou
paraître) comme elle me voit... après tout, poser pour poser, puisqu'il
faut y passer.... C'est vrai que les modèles professionnels coûtent
cher, sûr qu'on peut employer plus intelligemment l'argent qu'on y met.
Même si maman vend bien ses tableaux, même s'il faut admettre que ma
bobine orne la salle-à-manger d'un riche acheteur, au dessus d'un bahut
Louis-Philippe -je ne vois pourtant pas ce qu'elle a d'intéressant, ma
tête! Je pardonne tout à ma mère, jusqu'à faire du fric avec moi,
jusqu'à détourner ma personnalité. N'importe quelle mère au monde voit
sa fi-fille non pas comme elle est réellement, mais comme elle voudrait
qu'elle soit. Sans doute un jour, je ferai pareil avec ma propre fille.
Un jour lointain, naturellement, parce que pour faire des enfants, il
faut être deux et que pour l'instant, je suis trop jeune pour
m'intéresser aux mecs. C'est du moins ce que maman dit.

    Bon,
j'arrête là-dessus, l'oncle Edouard est reparti. Maman est retournée à
l'atelier. Papa est affalé sur sa chaise, il tire des bouffées de sa
pipe en feuilletant « La gazette ».
Moi je reste seule en face du
tableau qui me représente. Petit à petit, la vérité m'apparaît,
aveuglante, dans toute son évidence: dans la jeune fille qui me fait
face, cette « rêveuse » qui porte mon nom et me regarde sans me voir,
je reconnais la tête de maman.

  JULIE

Berthe Morisot: "autoportrait avec Julie", 1885. H.s.t. 71 x 91 cm,
coll. part.

                                                                                                            Jean-Claude.

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