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5 septembre 2007

Le baleineau de saint Georges

                                                                               Le baleineau de Saint-Georges:
                                                                                               Nouvelle (1)

BALEINEAU

    On peut habiter un village et avoir fait de sa demeure un palais. On peut fréquenter le bord de mer et avoir sa piscine privée. On peut avoir chez soi un chat, un hamster, et rêver de bêtes plus exotiques. On peut trouver au sein de la gent animale des marins d'eau douce aussi bien que d'eau saumâtre, tels: un hippopotame... un crocodile... un dauphin, que sais-je...? Ou même, pourquoi pas? Une baleine!

    Baleine, voyez-vous, c'est un mot magique: on est prié de ne le prononcer qu'avec respect.

   A commencer par Léviathan, le monstre de la Bible. Qu'était-ce donc, au fait, la baleine de Jonas? Juste un gros ventre capable d'engloutir un quidam et le restituer après coup! Il y a aussi Moby Dick, la baleine blanche d'Herman Melville, sans doute une créature bien fascinante pour qu'un certain capitaine Achab passe sa vie entière à la poursuivre en vain. Il y a les baleines de parapluie que le vent retourne. Il y a celles, tout aussi fantasques, qui maintenaient rigide le corset de nos grand mères, obstacle exaspérant pour les mains baladeuses des soupirants d'icelles.

    J'arrête là cette énumération. Car si les baleines sont omniprésentes dans notre imaginaire, il est plus rare qu'on en rencontre dans la vie quotidienne.

    C'est pourtant bien la mésaventure que j'ai vécue cet été. Celle que je vais à présent vous conter.

    Mon histoire se passe sur la plage de Villeneuve-lès-Maguelone, pas loin de Montpellier. Le site, aujourd'hui long banc de sable entre mer et étang, était jadis une île, repaire de Sarrasins. A l'époque de Guillaume au Court Nez, les Francs l'ont reconquise sur les Infidèles, ils en ont fait une abbaye et leur siège épiscopal. La cathédrale est toujours debout, presque « à l'état neuf » oserais-je dire, au milieu des vignes. Elle en a vu passer, des papes et des rois, celle-là! Je ne sais pas d'ailleurs pourquoi je vous raconte ça, tous ces détails n'intéressent guère les baigneurs!

    Imaginez un peu cette foule à la mi-Juillet!

    Vous êtes à la terrasse d'une paillotte. Vous sirotez paisiblement un diabolo menthe, ou quelque chose d'approchant, sur un matelas de plage et sous le parasol. Tout est calme, ou vous paraît tel. Soudain, c'est l'évènement! Une rumeur incroyable circule et s'amplifie entre le poste de sauvetage et le club de surf. Un attroupement se forme. Quelque chose d'inouï se produit sous vos yeux.   

    Un bébé-baleine, rien que ça, barbote sur ce rivage. Comment cet hôte insolite est-il parvenu jusque là? Bonne question, merci de l'avoir posée! Quant à la réponse... il semble que personne ne la connaît. Bien entendu, des tas de gens bien renseignés formulent des tas d'hypothèses, toutes plus séduisantes et fantaisistes les unes que les  autres... Par exemple, il serait question d'un accident: sous-marin contre chalutier, baleine-mère contre bateau de pêche... ça vous dit quelque chose? Allez savoir! Quelle époque vivons-nous, Madame Michu! Avec ces fous du volant et le non-respect des limitations de vitesse! Il devrait y avoir un radar au large pour les contrôler.

    Le M.N.S. de service va aux renseignements auprès de la police municipale, qui fait le tour téléphoniquement des prud'homies (2) voisines, lesquelles interrogent à leur tour leurs adhérents. Personne, non personne, aucun pêcheur de la côte héraultaise ni d'ailleurs, n'est au courant d'un  tel accident. Promis juré. Donc, le mystère du baleineau condamné à l'errance, égaré sur cette plage, reste entier.

    En attendant, bébé nageote près du bord, ignorant ostensiblement l'attention dont il fait l'objet. Pour la plus grande joie des estivants, surtout des enfants. Il doit bien y avoir quelque part un journaliste en mal de copie. Demain, cet animal devenu célèbre fera la « une » du Midi Libre. Je vois d'ici le titre à sensations: « La sécurité est-elle assurée sur nos plages? »   

   Car c'est bien de sécurité qu'il s'agit. La brigade des sauveteurs déploie une énergie farouche à faire écarter tout ce petit monde. Bien sûr le baleineau n'est pas méchant, mais la bestiole fait presque une tonne, nul n'est à l'abri d'un coup de queue malencontreux, surtout les enfants. 

    On lit et relit les consignes du préfet. En long, en large et en travers. Tout sur la noyade, l'insolation, la congestion pulmonaire, la caresse d'une méduse ou la piqûre d'une vive, rien sur la présence fortuite d'un géant des mers.

    On téléphone au numéro d'urgence de la préfecture. La standardiste fait patienter d'une voix Orly ouest. Charmante cette fille, mais que voulez-vous, c'est l'heure de la pause méridienne, si ça ne vous ennuie pas, rappelez un peu plus tard. La préfecture est assoupie, entre ceux qui vaquent, ceux qui font la sieste et ceux qui s'attroupent autour de la machine à café. Une baleine? Pas question de déranger Monsieur le Directeur, on va vous passer le sous-sous-chef de Cabinet. La conduite à tenir en cas de rencontre avec un mammifère marin? Il doit bien y avoir quelque chose là-dessus dans le Plan ORSEC. Problème: le document dont il s'agit est conservé sous clé dans une armoire ... L'idoine de la Protection Civile qui sait où sont les clés de l'armoire est en congés. D'ailleurs, on ne va pas déclencher le Plan ORSEC pour un malheureux baleineau.

    Le salut viendra-t-il de l'IFREMER? Coup de chance, cet institut de recherche et de surveillance de l'environnement littoral a justement une antenne au Grau de Prévost, entre Palavas et Maguelone. On fait appel au personnel de permanence, plutôt versé dans le cheptel conchylicole, l'eutrophisation lagunaire et le phytoplancton. Le chercheur présent s'interrompt dans ses travaux sur  la sexualité des huîtres. Saviez-vous que ce mollusque est hermaphrodite: une année mâle, une année femelle? La manière dont il gère ses passions amoureuses est tout-à-fait originale par rapport aux errements de l'espèce humaine... Oui, d'accord, les huîtres c'est bon, mais pour l'instant, c'est d'une baleine qu'il s'agit.

    Si ce n'est que ça qui vous tracasse, un stagiaire spécialiste des Vertébrés supérieurs est disponible pour se rendre sur place. L'étudiant identifie sans peine un spécimen de la famille des Orques. Son diagnostic est pessimiste: une fois séparé de sa mère, qu'il doit suivre de longs mois pour être allaité, l'animal n'a aucune chance de survivre, il est condamné à l'agonie. D'ailleurs, observez son comportement désordonné! Le baleineau ne sait où aller, souffle par ses évents, il suffoque manifestement dans le peu d'eau dont il dispose.   

    Tout cela est bien triste, mais en attendant, que faire?  Pas demain. Là, tout de suite.

    Un véritable Conseil de guerre se réunit sur la plage, élaborant les plans les plus fous.  Chacun y va de son avis, par définition plus autorisé que celui du voisin. Un habitué de l'Université d'été du Parti socialiste sait comment  établir une motion de synthèse à partir des éléments les plus contradictoires. Il connaît l'art de dégager le concept émergent, sous forme d'un slogan du genre: « la pêche à la baleine est un métier d'enfer ». Traduction pratique de ce douteux alexandrin: il faut sortir cet animal de l'eau pour le placer en Centre de sauvetage. Mais il y a un « hic ». Plutôt deux:

    Tout d'abord, le gabarit de la bestiole. Cela ne va pas être une mince affaire de la repêcher, la mettre en cale sèche et la transporter.
    Supposons le problème résolu. Reste ensuite à trouver un Centre de sauvetage adéquat. On écarte bien sûr la suggestion absurde d'amener le cétacé au refuge de Maurin, que la S.P.A. destine aux animaux de compagnie abandonnés par leur maître. Quelqu'un sur la plage a lu quelque chose dans la presse sur l'inauguration prochaine d'un aquarium géant au Millénaire. Objection: cette installation prestigieuse n'existe encore que sur le papier, pas question de placer une baleine réelle dans un aquarium virtuel. C'est juste bon pour les électeurs crédules.

    Moi qui n'y connais pas grand chose, je suis encore la seule à n'avoir rien dit. Timidement, je lève le doigt, comme on fait en classe. Faute de mieux, je propose... ma propre piscine. Là tout le monde se met à rigoler. Ce petit monstre dans une piscine particulière, vous n'y pensez pas! C'est vrai que mon bassin n'est pas immense, mais enfin mieux vaut une piscine bien pleine qu'une piscine bien faite. Ou plutôt l'inverse (j'ai tendance à m'embrouiller dans les classiques).

    On m'objecte qu'une eau de piscine contient trop de chlore et pas assez de sel pour que l'animal y vive et retrouve ses conditions naturelles. Qu'à cela ne tienne. Sur le premier point, il suffit de suspendre le traitement chimique. Quant à la seconde objection... je fais un rapide calcul: pour porter un volume de 300 m3  à un taux de salure voisin de celui de l'eau de mer (35 g par litre) il faut compter plus d'une tonne de saumure: soit vingt sacs d'un demi quintal.

    Du gros sel gris des salines du Midi, les A.S.F. en ont en pagaille à la gare de péage de saint Jean de Védas, ce pour déneiger l'A9 en cas de besoin. Sur réquisition de la préfecture, on peut tirer sur le stock, quitte à le reconstituer ensuite. Malgré l'été qui s'annonce pourri, peu de chance qu'il neige à cette saison.

    Donc, ma solution tient la route... au sens propre.   

    Etape suivante: repêcher la bé-bête. La prud'homie de Palavas dispose d'une senne. Ici, la pêche à la traîne, les anciens la connaissent bien. C'est eux qui formeront les novices. Deux équipes de dix traîneurs sont promptement constituées, en recrutant les plus costauds de la plage. Le plus dur dans cette affaire, c'est de maîtriser la « tiradouille », un boute en cordage terminé par un noeud qu'il faut enrouler du premier coup autour de la grosse corde du filet, pour ne pas gêner le tireur qui suit. (3)

    Les deux canots de sauvetage sont mobilisés pour rabattre le baleineau vers le bord et disposer la senne en demi-lune autour de lui. Hisse... ho! Hisse... ho! Grâce aux efforts cadencés des équipes de terre pour le hâler le filet de chaque côté sur le sable, petit à petit, la poche se rétrécit. Boudiou! Que c'est lourd!

    Tirez doucement, les gars, sinon ça va casser! Bébé baleine, qui se sent piégé, fait de vigoureux soubresauts. Décidément, vingt solides gaillards ne sont pas de trop pour le maîtriser.

    Voilà qui est fait, maintenant, il faut charger la bête sur la remorque avant de l'enfourner dans le fourgon des pompiers. Pour l'obtenir, il a fallu discuter ferme avec le Centre principal de Secours. Car détourner de son usage normal, même pour une heure, un camion médicalisé, c'est contraire à toutes les consignes. Heureusement, la journée s'avère calme, il n'y a ni vent, ni courant, un rassurant drapeau vert flotte sur le poste de secours.

    N'empêche! Il va falloir faire vite l'aller-retour jusque chez moi. Si court que soit le trajet, certaines précautions sont à prendre: brancher le masque à oxygène et disposer des serviettes humides sur le dos du baleineau pour lui procurer une sensation d'agréable fraîcheur chemin faisant.

    Finalement, le voyage n'aura pas été si pénible, nous sommes déjà rendus. Vite la manoeuvre inverse et nous serons au bout de nos peines. Plouf! Voilà l'animal plongé dans mon bassin, qu'il remplit largement à lui tout seul. Attention, ça va même déborder! A côté de cette masse vivante, larguer des sacs de saumure nous semble un jeu d'enfant.

    « Depuis le temps qu'il n'a pas tété sa mère, ce bébé baleine doit avoir faim! » observe un accompagnateur. « D'autant qu'il va falloir un sacré biberon! » renchérit son acolyte.

    C'est vrai, je n'y avais pas réfléchi. Pour nourrir une bête de ce calibre, il faut viser au moins le magnum. Je me renseigne à la cave coopérative. « Nous tenons même en réserve un Jéroboam! » déclare fièrement l'employé du caveau de dégustation. Un gant de ménage en caoutchouc bricolé fournit une tétine improvisée, à adapter tant bien que mal au goulot – et je te tire, et je te pousse!-

   Voici le problème du récipient résolu. Reste à déterminer son contenu. Vous connaissez la composition du lait de baleine? Moi, pas! D'ailleurs, où en trouver?

    Il se trouve que je suis actuellement en relations... « d'affaires » avec un troupeau d'ânes à Génolhac (sud-Lozère), plus exactement avec l'association qui tire ses revenus de la balade des touristes... et de la vente du lait. Le problème, c'est que les susdits animaux broutent sans autorisation la bonne herbe du Parc des Cévennes, lequel les a récemment cités en justice (4). Le tribunal, fort embarrassé par cette affaire, m'a donné « carte blanche » -si j'ose dire- dans le cadre d'une mission d'expertise et de médiation. M'inspirant du fameux slogan « pétrole contre nourriture », j'ai proposé cette solution transactionnelle: « herbe contre lait ».  Depuis qu'ils sont assignés, les bourricots ont la queue basse et cherchent à se racheter. En signe d'acceptation de transaction, ils se sont mis à braire stupidement au prétoire, ce qui veut dire dans leur langage: « Contre de la bonne  herbe verte, le lait d'ânesse, cé-ta-cé ».

     D'accord, c'est un mauvais jeu de mots, mais qui résout aussi mon problème, car les honoraires d'intermédiation me sont bien sûr versés en nature. Le troupeau d'ânes de Génolhac m'est actuellement redevable de cent litres de lait par semaine, un laboratoire pharmaceutique m'a même proposé d'en tirer des produits cosmétiques. On dit que ça se vend bien. Mais il me vient une meilleure idée, vous me voyez venir? A raison de quinze litres de lait par jours, on doit pouvoir nourrir à l'aise un baleineau (ouf! J'y suis...)

   Une fois débarrassée du mauvais cholestérol, enrichie en oméga trois et en calcium, la précieuse denrée est pour ainsi dire « maternisée ». Quant aux bains de lait d'ânesse chers à l'impératrice... « Pas ce soir Joséphine! » eût répondu Napoléon. 

    Six mois ont passé. Tout va bien... ou presque. Le baleineau miraculé continue à s'ébattre dans ma piscine que j'ai dû entre temps faire agrandir, car l'animal prend des dimensions de plus en plus respectables. Déjà, les premiers travaux s'avèrent insuffisants. Je ne suis pas sur la paille, mais je ne roule pas non plus sur l'or. Le prochain coup, le budget familial n'y suffira pas.

    Alors, que faire? Une collecte? Un emprunt? En fait, il se pose un problème incontournable, en tous cas commun à tous les jeunes mammifères: celui du sevrage. Cette cruelle nécessité m'impose une solution d'office. Car bientôt, il ne sera plus question de lait pour mon protégé, qu'il soit maternisé ou non. Renseignements pris, le prochain régime du dit pensionnaire ne peut être à base de plancton.

    Là, je pète les plombs. J'ai lu dans Boris Vian que  les Ets. Vercoquin (5) détiennent le monopole du commerce du plancton, dont ils contrôlent les cours. Vu les quantités astronomiques qu'il va me falloir commander, nourrir ainsi le baleineau deviendra carrément ruineux.

    Malgré toute l'affection que je porte à cet animal, je commence à me faire tout doucement à l'idée qu'un jour ou l'autre, il faudra bien m'en séparer. Telle est la dure loi de la nature.

   La S.P.A. m'exhorte à le relâcher dans son milieu naturel, c'est-à-dire en mer. Les associations de protection de l'environnement et la communauté scientifique se passionnent pour ce dossier. De guerre lasse, je finis par céder à leurs instances en les priant cependant d'effectuer l'enlèvement du baleineau hors de ma présence.

    Cette opération a eu les honneurs de la presse. Je n'ai pas envie d'en parler. Pour plus de détails, voir votre magazine favori. Pour la dernière fois, bébé baleine a paradé sous l'oeil des photographes et des caméras de télévision.

    Maintenant, il batifole dans les mers du sud, sans une pensée pour sa bienfaitrice.

    Mon village, lui aussi, est devenu célèbre...

    A propos, je ne vous ai pas dit son nom: Saint Georges d'Orques.

                                                                                                         Gaëlle Pasco-Talc.

Notes et commentaires:

(1) Cette nouvelle est inspirée d'un fait divers authentique, qui s'est produit à la mi-juillet 2007 entre  Cap Roquebrun et Menton. Le lieu choisi de l'action (plage de Villeneuve) est lié certes à des raisons de proximité, mais aussi par référence à la légende de la Belle Maguelone, qui met en scène un montre marin. Mazarine Pingeot dans son dernier roman, fournit une version différente de l'histoire (éd. Julliard, août 2007) selon laquelle bébé baleine finit sa carrière dans un congélateur.

(2)  Confrérie (ou Syndicat) de pêcheurs.

(3) Ces précisions sont tirées de Georges ARNAUD: « Les oranges de la mer », Livre de Poche, p.56.

(4) Le procès (authentique) des ânes de Génolhac remonte en réalité à la fin des années 90.

(5) « Vercoquin et le plancton » Roman de Boris Vian, Gallimard, « l'imaginaire » 1947.

 

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