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27 septembre 2007

Les statues meurent debout

                                                                                        Les statues meurent debout.

   STATUE

 

    Bonjour à tous!  Je m'appelle Françoise. Françoise de Cézelly. Pardon pour la particule! J'ai la faiblesse de tenir à mon nom: le seul bien que j'aie hérité de mon père, consul célèbre à Montpellier, le patronyme d'une des plus anciennes familles du « Clapas ».

   Ma taille? 1,65 m. La moyenne de l'époque. Mes mensurations? presque idéales au regard des canons modernes: 90 B (sans ma cuirasse), 60, 80 (sans mon vertugadin). Mon poids? 1100 kg. Là, je dois l'avouer, il y a un « hic ». Je suis étonnamment lourde pour ma carrure. Il ne faut pas s'en étonner, car je suis coulée dans le bronze. Normal: je suis une statue. 

    Mon âge? 450 ans, si l'on se réfère à celle que je représente en effigie. Heureusement pour elle, pour son entourage et la postérité, cette femme est morte depuis longtemps. Elle est même morte deux fois. La première de sa belle mort, au tout début du « Grand Siècle ». La seconde, à cause des « collabos » durant la dernière guerre. Car je vous le dis tout net: c'est une honte! Pour mon cher village de Leucate, pour la France, par rapport au symbole que je représente.

    Pour bien comprendre les choses, il faut se reporter à la fin des guerres de Religion, en 1589 plus précisément. Le roi de France Henri III vient d'être assassiné, son parent le plus proche est un certain Henri de Navarre. Il a tout pour lui, sauf que c'est un parpaillot. A Montpellier, ville huguenote, on s'en réjouit plutôt, tous tiennent sans état d'âme Henri IV pour leur souverain légitime. A l'ouest de la province, le Béarnais est violemment récusé par les Ligueurs, ceux qu'on appelle alors: « zélés catholiques ». Le duc de Joyeuse, à la tête de ladite Ligue, ne cesse de se colleter avec le gouverneur du Languedoc, ferme partisan de Navarre.

    A la frontière espagnole, Leucate, modeste bourgade de pêcheurs, représente pour les deux parties un enjeu stratégique. Dernier bastion du royaume de France, sa puissante forteresse verrouille la plaine côtière. Les Impériaux sont juste en face, à Salses. Et Joyeuse a fait secrètement alliance avec eux. Cela commence à se savoir.
   
    Une escadre du roi Philippe se dirige vers la rade de Port-La -Nouvelle pour y mouiller. Voici la place encerclée. Son gouverneur, Jean du Bourciez – qui est aussi mon époux- tente en dépit de mes objurgations une sortie héroïque et folle. Avant de partir, il m'a laissé le commandement de la petite garnison. A peine hors les murs, l'imprudent capitaine est aussitôt capturé par un parti de Ligueurs.

    Le duc de Joyeuse tient désormais mon mari en otage, il me fait cette odieuse proposition: si je lui remets les clés de la ville, le susvisé me sera rendu sain et sauf. Si je refuse, il sera exécuté.

    Entre l'amour conjugal et le devoir patriotique, pas l'ombre d'une hésitation: ma réponse est non! Je refuse fermement le chantage. Jean du Bourciez est garrotté sous les remparts de Leucate. Et le combat continue. La forteresse résiste tant bien que mal. Quelques jours se passent qui durent un siècle. Le temps que Monsieur le Connétable arrive en renfort à la tête des troupes loyalistes. Enfin, l'étau se desserre, le siège est levé. Je suis devenue l'héroïne de Leucate. D'accord, j'ai droit aux félicitations du Béarnais, mais je suis veuve. La délivrance de la place ne me rend pas Jean du Bourciez.

    Telle est l'histoire édifiante qu'une plaque commémorative résume pour la postérité. Les passants qui passent me désignent du doigt. Du haut de mon socle, j'entends leurs commentaires dubitatifs. Aujourd'hui, par exemple, j'ai mal pris la réflexion d'un touriste belge trouvant que le dénouement m'arrangeait un peu trop: « Peut-être bien qu'au fond, cette dame n'était pas mécontente d'être  débarrassée de son mari! »

    C'en est trop! J'aurais donc fait volontairement estourbir mon époux légitime! Avec sans doute une histoire d'amant à la clef, pendant qu'on y est! Suis-je femme à cela? Sur le coup, j'en aurais pleuré d'indignation, mais je me ravise et refoule mes larmes de bronze. A l'époque où l'Espagnol sévissait dans les Flandres, nous les Français n'avons pas fait grand chose pour eux. Alors, que ces gens se moquent de nos symboles, fût-ce avec une lourdeur toute wallonne, c'est un prêté pour un rendu. Bye- bye, Belgium! 

    Vite, on fait un bond de trois siècles, je vous transporte en 1900. C'est la Belle Epoque... au moins pour certains. La commune n'est pas riche, enfin pas autant que de nos jours, avec les recettes du tourisme. Une souscription ouverte en ma faveur en ma faveur rapporte suffisamment pour payer la statue. Monsieur le maire passe alors commande à un sculpteur renommé de Toulouse. Je me rengorge: me voici jugée digne d'orner la Place de la République.   

Il faut dire que j'ai fière allure! De la main droite, je brandis un oriflamme déployé, de la gauche je tiens les clés de la ville. Mon visage a l'air volontaire et recueilli de Jeanne d'Arc entrant dans Orléans, ma cape vole au vent; ma gestuelle avantageuse, un tantinet théâtrale, reflète l'idéal classique, tel un tableau du « grand genre ». L'artiste a-t-il voulu me doner l'expression conquérante de Bonaparte au pont d'Arcole? Point d'interrogation.... l'autre est né bien après moi, mais qu'importe!

    Normal qu'on me prête une attitude conventionnelle, puisque je suis une allégorie! Mon histoire aurait pu inspirer une tragédie au grand Corneille. Ce n'a pas été le cas. Pourtant, je crois répondre à la définition de l'héroïne « ordinaire »: une femme comme les autres, que le circonstances ont conduite, un jour « pas comme les autres », à prendre ses responsabilités. Point tiret.

    Passons... nous allons faire un saut de plus dans le temps. Huit lustres, cette fois: ce n'est pas long. Ceci nous mène en 1942, durant l'Occupation. A cette époque, Leucate se trouve en zone dite « libre » et dépend donc du Gouvernement de Vichy. Pour couler leur artillerie, les Allemands ont un besoin crucial de métaux non ferreux, de toutes origines. Il ne manque pas de zélés collaborateurs pour leur en proposer. L'Occupant n'a même pas besoin de réclamer mon corps de bronze, déjà le maire nommé par Vichy m'a livrée à lui d'office: qui naguère eut dit que l'héroïne de Leucate finirait en fonderie?

    Enfin, pas tout entière. Tandis qu'une entreprise locale procède à ma dépose, ma main gauche -celle qui tient la clé de la ville- heurte le socle et se brise. Un habitant la recueille et la cache précieusement jusqu'à la Libération. Cette clé fatidique, on peut encore la voir en original au secrétariat de la Mairie. D'une certaine manière, le symbole a donc été préservé. 

    Il n'empêche. Durant trois décennies, mon socle va rester vide, le village affiche sa honte. Et puis c'est la résurrection, je dirais même avec un peu d'emphase: la transfiguration. En 1975, la municipalité décide de réaliser  une seconde statue différente de la première. Le sculpteur qui me fait renaître est un grand prix de Rome. Rien que ça. Il me voit moins guerrière, plus féminine. C'est son droit. Je sais tout faire et son contraire: haranguer la soldatesque et poétiser, me battre et faire la révérence ou bien danser la pavane. Brandir l'épée et jouer du luth. Je sais reconnaître les vrais amis, aussi bien que je dénonce traîtrise et vilenie. Je suis capable de faire feu sur l'assaillant, tenant le pistolet d'une main et de l'autre ma progéniture (encore une image qu'on gardera de moi!)

    Comme il ne subsiste aucun portrait authentique de « Francese », (mon prénom en langue d'oc)  chacun peut m'imaginer comme il veut: blonde, brune ou plutôt rousse. Tiens! Pourquoi pas? Cette couleur plairait aux Anglais pour qui toutes les françaises sont rousses. On peut me donner tour à tour un physique d'athlète ou de mannequin, une poitrine opulente aussi bien qu'un torse indigent.

   Personnellement, je me vois plutôt entre les deux. Telle sera ma prochaine métamorphose. Je vais revêtir sous le ciseau de ce M. Guiraud les traits d'une dame de la Cour, avec sa coiffe et sa collerette, on la dirait sortie d'un tableau de François Clouet. Peut-être l'artiste a-t-il en tête une autre veuve célèbre de mon temps: l'infortunée Marie Stuart, pour qui  Ronsard a écrit ce poème:

" Un crêpe long, subtil et délié,
Pli contre pli, retors et replié
Habit de deuil, vous sert de couverture
Depuis le chef jusqu'à la ceinture..."

        Soyons honnête: ces vers mis à part, il n'existe aucun point commun entre la reine et moi. Quant aux gens du village, ils ne retrouvent décidément pas leur héroïne dans cette image trop policée.

    Ce que j'ai de mieux à faire, pour les vingt deux ans qui suivent, c'est de tenir la pose sur mon socle. Sans enthousiasme, j'essaie de remplir au mieux les nobles missions pour lesquelles les autochtones m'ont payée: ranimer la flamme patriotique, exalter les vertus civiques, donner à Leucate identité nouvelle et fierté, instruire les générations à venir tout en excitant la curiosité du visiteur. Cela fait beaucoup. L'ennui, c'est qu'ici, je le sens bien, l'on ne m'apprécie pas.

    Et voici qu'on s'achemine vers ce qui sera ou non le dernier acte. En quelque sorte, un retour à la case « départ ». Pendant l'été 2006 -l'an dernier- le conseil municipal a décidé de me redonner ma forme d'origine. Problème: le moule de ma première statue ayant été perdu, il va falloir la reconstituer tant bien que mal à partir de vieilles cartes postales ou de photos d'époque. Une fonderie d'art près de Mulhouse s'attaque à ce problème épineux. C'est qu'en Alsace, on ne badine pas avec le patriotisme! Une maquette grandeur nature est exécutée, elle réunit les suffrages de la population. C'est enfin le feu vert pour le travail définitif, qui va durer presque un an.

Mercredi 15 mai 2007: ça y est! J'ai retrouvé mon visage -et ma place entre la mairie et l'église. A grand renfort du cuivres, la fanfare municipale attaque un hymne martial. Le maire et le curé, qui ne s'entendent pas si mal que ça, y vont chacun de leur discours. Au demeurant, ils peuvent bien pérorer comme ils veulent, personne ne les écoute. Le village aime à se raconter, mais d'une autre manière. Pour l'heure (celle de l'apéro), les terrasses des cafés sont pleines et le pastis coule à flots. Mais voyez-vous, je suis bien sûre que dans cet univers machiste, nul ne donnera jamais la parole à la femme, l'épouse, la mère que je suis.  Avec ses ses qualités, ses défauts, ses contradictions. Si j'avais droit à une seconde vie en ce bas-monde, j'aimerais la passer très simplement parmi des gens paisibles: des vignerons, des marins, des pêcheurs... Peut-être alors pourrais-je vous expliquer  ce que l'Histoire (avec un grand H) ne dit pas. Il n'est que de comprendre toute la détresse du monde contenue dans cette parole que j'ai dite, aujourd'hui gravée dans le bronze:

   « C'est le temps désespéré où pour bien faire, il faut perdre la vie. »   

 

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