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17 octobre 2007

"Ce soir, on mange du rosbif!"

« Ce soir, on mange du rosbif.... "

 

ONLEZORA

 

    Le père Comes, à Salses, tout le monde le connaît. D'ailleurs ici, les gens l'appellent de son petit nom: Esteve. « Etienne » pour les « Gavatx », entendez: ceux qui vivent au nord de Salses. Esteve est un personnage hors du commun: corpulent, sanguin, haut en couleur, ou comme on dit « fort en gueule ».

    Il est beaucoup de choses à la fois, Monsieur Esteve: chef de village, cabaretier, rugbyman... et catalan, ce qui résume tout.
    Vous n'avez pas mémorisé ces divers attributs? Reprenons-les , dans l'ordre.

    D'abord: chef de village. Ce titre imaginaire n'a rien à voir avec une fonction élective du type « maire » ou « adjoint délégué ». Non, vous n'y êtes pas du tout. D'ailleurs le prétendu « village », objet du titre et lieu de l'action, n'existe pas. Du moins il ne figure pas au cadastre, qui l'ignore superbement. Comme les gens du lieu méconnaissent les vaines formalités du permis de construire. Apparemment, pour eux, le code de l'Urbanisme n'a pas cours.

    Si vous partez du château de Salses en direction de l'étang, vous trouverez sans peine le lieudit Garrieux, celui-là bien réel sur le terrain comme sur la carte et à l'état-civil: une dizaine de maisons menaçant plus ou moins ruine qui se serrent autour de la chapelle sainte Cécile, plus un élevage de chèvres. A partir de là, il vous faudra suivre « le sentier des sagnes » balisé en jaune. Cet itinéraire serpente en plein marais dans la phragmitaie; un peu plus loin, une vigne mal entretenue, quelques plantations d'abricotiers et de pêchers se battent contre la salure des terres. Ce n'est pas pour rien que cette région se nomme « la Salanque ». Poussez davantage, et vous trouverez une clairière et des cabanes de pêcheurs au bord de l'étang: on les appelle « casots » dans le parler local. Les toits sont couverts de « sanils » c'est-à-dire de roseaux. Pas d'eau potable, pas d'assainissement, mais des antennes et des câbles: la T.N.T. arrive à présent jusque là!

     Les résidents, que Goscinny qualifierait « d'irréductibles Gaulois » s'ils ne descendaient pas des Ibères, ont fait de cet écart un haut lieu de leur résistance à toute forme d'autorité. Maintes fois, la préfecture a menacé de faire raser ces cabanons insalubres construits en toute illégalité. Mais d'obscures interventions ont fait qu'au nom de la politique politicarde, ces menaces restent lettre morte. Il y a toujours quelque échéance électorale en vue et les édiles ne se mangent pas entre eux.

    Ah! J'avais oublié de vous dire le nom du hameau: « Freedom ». Cet anglicisme inattendu symbolise, paraît-il, l'aspiration des autochtones à vivre en ce lieu des vacances « libres et gratuites », en tous cas sans contrainte. Dommage qu'au nom du catalanisme affiché partout, on n'ait pas préféré le beau mot « Llibertat » au piètre « Freedom », qui renvoie à un article d'hygiène féminine. S'il existe un conformisme de l'anti-conformisme, à Salses rien n'est logique, tout est fantaisie.

    D'ailleurs, il n'y a qu'à voir le bistrot du coin dont le père Comes est le patron. C'est le rendez-vous incontournable, le point de passage obligé des pêcheurs bredouilles. Ils se consolent, non pas avec un trivial casse-croûte, ou pire un sandwich, mais avec le traditionnel  « pa amb oli » catalan (littéralement: pain et huile). On devrait adopter cette terminologie au Mac Do.

    Aujourd'hui –13 octobre 2007- n'est pas un jour comme les autres, on attend une soirée extraordinaire, inouïe. Pensez-donc, France/ Angleterre: la demi-finale de la Coupe du monde de rugby, les gens ne parlent plus que de ça. Pour célébrer dignement l 'évènement, Esteve vient d'installer sous sa tonnelle un écran plasma géant d'un modernisme incongru pour le lieu. Effet de l'excitation? Son visage rubicond exsude des perles de sueur. Le point d'orgue, c'est lorsqu'il inscrit en gros caractères sur l'ardoise menu: « Ce soir, on mange du rosbif ». Appétit d'anthropophage refoulé? Non. La moindre des choses, si l'on pense à cette pauvre Jeanne d'Arc brûlée vive sur le rocher de sainte Hélène! Ce coup-ci, les Britiches vont prendre leur pâtée. La maison offre même le repas à tout parieur qui trouvera le score exact du match.

    Il y a un « hic ». Ce sportif en chambre, fervent supporter de l'U.S.A.P. et de l'équipe de France, est interdit de stade depuis belle lurette, en raison de son excès d'embonpoint. Qu'à cela ne tienne! Il  exhale ses frustrations en vengeant à lui tout seul Azincourt et Waterloo. Vaste programme! En ce moment, le père Comes effectue pour sa poignée de clients une diabolique pantomime: la danse de la mort, le fameux rituel « haka » des indigènes du Pacifique sud. Cette démonstration n'aura jamais qu'un succès d'estime: l'effectif de la guinguette ne représente qu'un très faible échantillon des quelques 18 millions de téléspectateurs du match. 

    N'importe, il gesticule, Esteve, il menace de son poing tendu un adversaire invisible qu'il fixe d'un regard halluciné. Des cris rauques jaillissent de sa poitrine: « Allélébleus! Susalengliche! Onlézora! ». Notre cabaretier s'époumone, tonitrue, vocifère, dans un dialecte maori mâtiné de catalan. La sueur exsude de son front écarlate, une bave haineuse dégouline de sa bouche. On dirait un Rottweiller pédophile et multirécidiviste qui s'apprête à mordre sa jeune victime, la gueule humide et l'oeil exorbité.

    Car, -ne vous y trompez pas- le cérémonial du « haka » n'est qu'un leurre, un écran de fumée, un faux-semblant destiné à impressionner l'adversaire. Il est par rapport au festin qui va suivre un amuse-bouche, un hors d'oeuvre, un trompe-la-faim. Il représente avant le match de rugby ce que les préliminaires sont aux jeux de l'amour. C'est-à-dire à la fois tout et rien, si la suite ne vient pas.

    20 h 45. Les hymnes nationaux retentissent, nous vivons un moment unique, le suspense est insoutenable.

    21 heures: le match commence, les clameurs montent de toutes parts: « On va ga-gner! On va ga- gner! » Hélas! Dès la seconde minute de jeu, un essai est inscrit par l'ailier anglais.

    22 heures: le doute commence à s'installer parmi les supporters du XV de France, les Anglais dominent constamment les bleus, dont le moins qu'on puisse dire est qu'ils ne sont pas au mieux de  leur forme. Mais bien sûr, ils vont se reprendre, il n'y a que le résultat final qui compte.

23 heures: consternation! Le score est sans appel: 14-9, les Bleus ont raté le coche, ils n'iront pas en finale. Nos joueurs sont les meilleurs, mais sans doute ils se sont « trompés de stratégie ». Pourquoi se sont-ils obstinés à jouer au pied face à une équipe qui joue à la main? Parmi les spectateurs du match, certains disent aussi que c'est la faute à l'arbitre. Ou celle de l'entraîneur.

    D'autres cherchent (vainement) des raisons d'être fiers de leur équipe nationale, ou bien gardent un silence atterré. On se quitte sur une motion de synthèse: ILS ONT PERDU, MAIS NOUS AURIONS GAGNE. Personne ne fait cette réflexion basique que le rugby n'est jamais qu'un jeu. Qu'il comporte par définition un vainqueur et un vaincu. Et que statistiquement parlant, nul ne peut être toujours du bon côté.

   Suant à grosses gouttes, le visage décomposé, le père Comes remballe son rosbif qui ne tente plus personne. La ficelle reste en prime.
   Tel Sébastien Chabal tordu de désespoir sur le stade, il ne lui reste plus que les yeux pour pleurer.
    

BIFTEC

 

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