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14 décembre 2007

La petite Julie, Marcelle Laurent

  La tête dans ses mains, assise sur la première marche de l’escalier de l’entrée 67 de l’immeuble « Le cocotier » Julie méditait. Elle pensait qu’à ce jour elle n’avait existé pour personne, elle, Julie. Pour sa mère, elle était une troisième main, pour son père, une autre bonne et pour ses quatre frères, ni plus ni moins que l’infirmière, la servante, la confidente ou même leur petite maman !

   Elle avait vite compris que dans cette famille on préférait les garçons ! Pas de chance, elle y était tombée comme un cheveu sur la soupe et, malheur de malheur, un vendredi 13 !

   Mais là, forcément, ça allait changer, vu que ce soir elle leur dirait  qu’elle était enceinte...

   Effectivement, juste après le dessert, une délicieuse tarte aux pommes dont ils s’étaient tous régalés et juste avant la sacro-sainte météo, Julie annonça :
   - Je suis enceinte... Et elle attendit, en tendant un peu le dos…

   Sa mère avala de travers et se mit à tousser.

   Son père se leva d’un bond en faisant tomber sa chaise en formica rouge et vert et vint se planter devant sa fille.
   - Qu’est-ce que tu racontes ? T’es folle ou quoi ? T’as que quinze ans et on t’en donnerait douze … Tu voudrais nous faire croire que t’es enceinte ! Et comment est-ce possible ? Cela ne s’attrape pas comme ça… T’es allée où ? Et c’est qui …?

   Les quatre garçons étaient déjà debout, près à partir lui « exploser la tronche » au fils de p… qui avait déshonoré leur petite sœur. Ils étaient un peu vexés tout de même. Julie avait gardé le silence, et rien dans son comportement ne leur avait mis la puce à l’oreille. Eux qui lui racontaient tout.

   - D’abord Bruno, c’est un mec bien et il m’aime, lui ! Je vais m’installer avec lui, dans son studio. On verra après, si on s’marie. Voilà ! C’est pas la peine d’en faire tout un plat !

   Personne ne pipa mot.

   De son côté, Bruno avait annoncé la couleur :
   -  J’arrête les études et je cherche du travail. Devant le regard ébahi des parents il avait expliqué ( un peu penaud) :
   -  J’ai mis une fille enceinte…

   Un silence pesant s’abattit d’un coup sur la famille. Le père réagit le premier.

   - Mais à quoi as-tu pensé ? Et l’Ecole Supérieure d’Agronomie ? T’as bien réfléchi ? Qui c’est, cette fille ? T’es sûr que c’est de toi ? Tu la connais depuis longtemps ? Et nous, on la connaît ? Qui ça ? Hein ? Non ! La petite Julie ! Vingt dieux, cette gamine ! T’as fait un gosse à cette gamine ! Détournement de mineure, t’as jamais entendu parler de ça ? Mais qu’est-ce qui t’a pris ? Bon Dieu de bon Dieu !

   Mais Bruno avait pris sa décision.
   - Je l’aime, elle m’aime et elle veut le garder. Ya pas trente-six solutions. Et puis, ses parents ne porteront pas plainte, vu qu’ils se fichent pas mal d’elle !

   La discussion s’arrêta là.

   Le jeune homme trouva un travail et Julie vint s’installer dans le studio.

   Le temps passait, Julie s’arrondissait.

   La colère des deux clans s’estompait, mais il ne se passait pas un jour sans qu’on parlât de l’adolescente, en des termes peu flatteurs…

   Car la petite Julie, fut tour à tour :
   La sainte nitouche qui jouait à la petite fille.
   La garce qui avait bien trompé son monde.
   La moins que rien qui avait « harponné » le fils de Monsieur M…

   L’intéressée découvrait avec satisfaction, que maintenant on parlait d’elle ! Peu importait d’ailleurs que ce soit ce soit en mal. On parlait d’elle, point.

   Et elle était heureuse Julie, enfin heureuse. Elle souriait tout le temps, elle riait aux éclats, pour un oui ou pour un non. Elle était fière de son ventre qu’elle portait comme un trophée. Elle, la petite Julie, la pauvre petite Julie, elle allait être mère et son enfant la consolerait de toutes les misères endurées. Elle ne se sentirait plus jamais rejetée !  Le jour où l’enfant se mit à bouger, Julie laissa exploser sa joie. Elle était la première merveille du monde. Grâce à elle, un miracle s’accomplissait.

   Sa respiration comme un doux ronronnement berçait le petit.  Pour lui les voix étaient pleines de tendresse, chaleureuses, bienveillantes et familières. Les mains qui se posaient sur le ventre de sa mère étaient chaudes, rassurantes, apaisantes. Dans son abri douillet le marmot suçait son pouce en se blottissant un peu plus chaque jour.

   Sensation unique, divine.

   Alors, quand vint le temps de naître, l’enfant s’y refusa ! Les jours passèrent, puis deux, trois, cinq, huit semaines. Rien ! Les parents s’étaient rabibochés et venaient aux nouvelles, chaque matin.

   - Julie s’est gourée dans ses dates ! Assurait-on.

   Non seulement le gynécologue contacté confirma la date de l’accouchement mais il avança que l’enfant était probablement mort.  Julie haussa les épaules, elle savait…  La presse s’empara de ce fait divers peu banal, la télévision suivit et la radio l’annonça en boucle. Julie était radieuse. Mais très vite, on s’inquiéta pour elle et on compta les jours.  Julie tenait bon, elle résistait à ceux qui l’auraient accouchée de force. Hélas, elle rata la marche en descendant du tramway. Conduite, sirènes hurlantes aux urgences, elle y mit au monde un beau garçon de cinq kg neuf.

   Ouf, c’était fini ! L’enfant était né, il était en bonne santé et pesait presque ses douze livres ! Amen !

   On vint de partout voir «le miraculé » qui reçut des layettes par dizaines, des landaus, des chauffe-biberons. Sa petite bouille ronde et rose qu’on aperçut au Journal de vingt heures, fit fondre le cœur des derniers récalcitrants ! Comme sa mère était elle-même encore une enfant, elle reçut sa part de cadeaux ! C’était tout simplement merveilleux.

   Mais, quand «le Petit Prince » eut six mois, on l’oublia et sa mère avec. Finis les boîtes de lait, les blédines, les bons pour ceci ou cela, les couches, les chèques et tout le reste. Tant et si bien que quand Noah eut dix-huit mois, Julie était retombée dans l’anonymat !  C’était dur, très dur. Cela devint même insupportable. Alors, Julie  « remit ça »… Et quand elle atteignit son huitième mois de grossesse, elle en avertit, elle-même, la radio locale qui se chargea de le faire savoir.

   Figurez-vous que des petits malins prirent des paris : Naîtrait-il dans les délais normaux, celui-là ?

   Julie affichait une forme resplendissante. Et on attendit, en croisant les doigts. Ceux qui avaient parié sur le long terme se remplirent les poches : le nourrisson pointa son nez, avec quatre-vingt trois jours de retard. Treize jours de plus que son frère ! On l’inscrivit d’office au Livre des records !

   Ce deuxième petit phénomène fit évidemment la « une » des journaux télévisés et autres. A la Maternité,sous les flashs des paparazzis Julie rayonnait de bonheur. Quel battage ! On nous montra même la montagne de présents qui affluaient de toute l’Europe. A croire que la presse n’avait rien de plus sensationnel à nous faire savoir…

   Julie n’en resta pas là…

   Trois ans plus tard, elle faisait savoir qu’elle portait l’enfant d’une autre. Mère porteuse ? Oui, c’est ce qu’elle disait.

   Je me souviens avoir pensé : Jusqu’où va-t-elle aller, juste pour passer à la télé ?

   La petite Océane naquit à huit mois et demi, pressée de voir le jour, comme la majorité des bébés filles. Ses parents la reçurent comme le cadeau de leur vie. C’est vrai qu’Océane était magnifique avec ses fossettes, ses risettes, ses bouclettes.

   Non, Julie ne regrettait pas de la donner.

   - Voyez-vous cette chipie, je ne l’attendais pas avant … ben… la mi-juillet et la voilà qui arrive le premier avril, avec le poisson ! Trop imprévisible, vraiment trop imprévisible… Nous ne nous serions pas entendues… !

Marcelle Laurent
Le Crès,Octobre 2007

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