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15 mars 2008

REFLETS DANS UNE BULLE

ReFlets dans une bulle....

 

RUOMA

 

 

Ajourd'hui, 24 décembre 1936, une animation particulière règne à l'hôtel de Montholon. Un sapin de Noël, venu tout exprès des proches Cévennes, se dresse dans le salon. La pièce de réception s'emplit des cris joyeux des enfants de la famille, des locataires et du personnel du domaine, réunis par Claude Aglaé.

 Trente ans - l'intervalle d'une génération- sont passés depuis les événements de 1907 à Monpellier. Devenue en fait maîtresse de maison depuis le départ d'Aude (sa mère), cette belle quadragénaire est doublée d'une communiste militante. Lorsqu'elle avait douze ans, Claude apprenait à relever la vigne avec les ouvriers agricoles. Formée à la même école, sa fille Brigitte, qui vient d'atteindre un âge équivalent, fête Noël avec tous les enfants de Lonthomon. Brigitte offre à ses amis un bon goûter et le spectacle de clowns qui l'accompagne: rien de plus naturel que cela.

 Le cadeau de la fille de la patronne n'est pas plus spectaculaire que ceux destinés à Pierrette, Jojo, Jacquou, Magali, Jeanneton et autres marmousets réunis là, de tous bords et toutes conditions.

 Ces présents n'en sont pas moins appréciés. Avec la crise économique qui sévit, leurs parents respectifs n'ont souvent pas grand chose d'autre à mettre dans leur chausson qu'une orange. Pour tous ces petits, la fête collective est un instant de bonheur, un moment partagé.

 Le seul à ne pas avoir l'air heureux en cette veille de fête, c'est Gaétan. Le comte infirme reste prostré dans son fauteuil Louis XVI. Il regarde fixement les gosses qui l'entourent sans paraître vraiment s'y intéresser. Atteindre la soixantaine n'a rien de réjouissant pour celui qui fut un séducteur impénitent. Mais le comble est d'y parvenir avec un bras estropié, une jambe de bois et les poumons rongés par le gaz moutarde.

 Gaétan ne gémit pas sur son triste sort. Enfin, pas ouvertement. C'est pire. Replié sur lui-même, ignorant le reste du monde, il se réfugie dans un silence orgueilleux. Son regard s'arrête sur une boule de cristal dépoli, parmi toutes celles qui décorent le sapin. Ce n'est pas le scintillement de la guirlande lumineuse qui l'attire. Ni la féerie de Noël dont elle est porteuse. Gaétan frôle, caresse par la pensée cette sphère, forme idéalement lisse comme une porcelaine de Sèvres, galbée comme un sein de femme. Cette boule de cristal, au sens que lui donnent les voyant(e)s « extralucides », agit comme un miroir convexe. Elle réfléchit les visages en les rapetissant. La pupille du comte perçoit de ce fait un environnement miniaturisé, déformé sans commisération....

 

Premier reflet: 

  Le visage de Brigitte apparaît d'abord. « Une petite sauvageonne sans éducation, cette gamine! » Gaétan pense qu'il n'en fera jamais une aristocrate. Avant d'assumer son rôle de grand-père, lui-même aimerait bien en connaître le père. Le « hic », c'est que Claude Aglaé n'est pas mariée et ne le sera sans doute jamais.

 - « Brigitte est ta petite-fille, que veux-tu savoir de plus? » -  « Qui en est le géniteur? »

 Elle hausse les épaules. Ce n'est pas une question à poser à Claude, pourrait-elle seulement donner la réponse avec certitude? A présent, dans la dynastie des Lonthomon, le titre comtal se transmet par les femmes. Voilà qui est singulier! On n'avait pas vu ça depuis le règne des Amazones. Avec ses relations extra-conjugales, Gaétan serait mal venu de se montrer bégueule. Mais lui c'est un homme, ce n'est pas pareil, et dans le cas de Claude, il manque un homme au foyer, cela se sent. Brigitte est très « nature », un peu trop même à son goût. Qu'elle adore les animaux et ne se plaise que parmi les chiens et les chats, c'est normal à son âge. Mais qu'elle aille à douze ans passés se baigner toute nue dans le Verdanson, sous les yeux des gamins du quartier, voilà qui n'est pas tolérable! Cette fillette, on n'en fera qu'une cocotte... ou une actrice, ce qui revient au même!

 

Second reflet:

 Au visage de Brigitte, se substitue celui d'Aude, sa femme, à présent retournée dans sa famille à Sallèles. Ah! Il lui en avait fait voir de belles, à sa compagne!    

 Depuis qu'Eve a croqué la pomme (en tendant traîtreusement à Adam l'autre moitié), la femme est condamnée à tout supporter. Aude en avait pris pour vingt ans de ses absences, son dédain, ses tromperies... jusqu'alors elle avait affronté les vexations en tous genres avec une humeur toujours égale, elle manifestait en toutes circonstances une physionomie douce, résignée....

 Enfin, pas tant que ça, la suite allait le montrer....

 Au début, tout cela semblait normal et « dans l'ordre des choses » à Gaétan, pur produit de la « Belle Epoque » -celle dont on ne parlait déjà plus qu'avec nostalgie. Son destin avait basculé lors de la Grande Guerre. Incorporé dans l'Aisne, sous les ordre de Nivelle, il avait participé à la désastreuse offensive du Chemin des Dames. Ce fils de famille, viveur invétéré, tenait à montrer qu'il n'était point un lâche. Il le prouva par l'absurde. Quel est le comble de l'héroïsme pour un escrimeur d'élite sous un déluge de mitraille? Faire des moulinets avec son épée? Don Quichotte gesticulait de même en affrontant les moulins à vent.

 Atteint par un éclat d'obus à la jambe, Gaétan était resté longtemps inanimé sur le champ de bataille. In extremis, une ambulance l'avait récupéré. La gangrène s'était mise dans la blessure, il avait fallu l'amputer. Gaétan pouvait s'estimer heureux de n'avoir laissé qu'un membre là où tant d'autres avaient perdu la vie. Ah! cette jambe coupée, cette partie de lui-même à présent loin de lui, comme il la sentait se mouvoir dans un espace imaginaire, au bout de son moignon!

 Apprenant la triste nouvelle, Casimir de Lonthomon avait « fait » un infarctus. En clair, Monsieur le comte était mort sur le coup. La guerre n'était pas finie pour autant. Depuis qu'il avait été retiré du front pour cause d'invalidité, Gaétan, désormais héritier du titre comtal, rongeait son frein. Quoi donc! On se battait dans les tranchées alors que lui se tenait pitoyablement appuyé sur deux béquilles. La vie mondaine à Paris, les folles soirées du Moulin Rouge.... comme ces souvenirs lui paraissaient lointains! Tout ce qu'il pouvait faire à présent, c'était regarder le monde en silhouette du fond de  son fauteuil. En quelque sorte une variante de la caverne de Platon.

 Aude ne lui donnait pas loisir de s'apitoyer sur lui-même. Infirmière improvisée, elle ne cessait d'accueillir des blessés, de plus en plus nombreux dans un château qui se muait pour la circonstance en hôpital militaire et qui devint maison de convalescence au lendemain de l'armistice.

 L'essentiel était que cette guerre interminable prît fin. Tout allait recommencer... oui, mais pas comme avant. Surtout pour cette femme éprouvée.

 Entre les soucis que lui donnait la gestion du domaine, et ce fardeau supplémentaire: un époux invalide et égrotant, Aude s'usait à la tâche, elle laissait sa propre santé.

 Trop, c'est trop! Lasse de se faire remettre en place en permanence, l'éternelle servante avait tout simplement « rendu son tablier ». Elle avait « levé le pied », comme on dit, pour s'en retourner vivre chez elle à Sallèles, à l'abri des prétendues « persécutions » de Gaétan. Naturellement, ce n'est pas ce mot qu'employait Monsieur le comte! Tout de même, Aude finissait par lui manquer.... Elle lui jouait un mauvais tour en s'en allant, cette petite rouée! Il se trouvait aujourd'hui privé de son habituel souffre-douleurs. Ah! l'ingrate! Ne lui avait-il pas fait trop d'honneur en lui donnant sa fortune et son nom?

 

Troisième reflet:

 La silhouette d'Aude s'efface, Claude Aglaé lui succède sur la boule-miroir. La fille unique du couple, héritière du titre comtal de Lonthomon, ressemble étrangement à sa mère. Au physique seulement, car son caractère est nettement plus affirmé. Claude est une fille typique des années folles, elle ressemble aux compagnes de son âge, s'habille au dessus du genou, porte un chapeau-cloche, danse le charleston. Comme toute la jeunesse de l'entre-deux-guerres, elle tâche comme elle peut d'oublier la Grande Boucherie. A ce rythme, et à la  fréquentation effrénée des zazous, Claude est vite tombée enceinte. Dans ce sens, Gaétan ne peut dénier des similitudes avec Aude au même âge. Mais il est une innovation que Monsieur le comte n'apprécie guère: elle assume sa grossesse toute seule. Décidément, Claude se voit mal dans le rôle de « femme au foyer ». La politique l'occupe trop pour qu'elle perde son temps avec un homme. Et va comme je te pousse! Sa petite Brigitte, elle l'élèvera tant bien que mal et plutôt mal que bien.

 Question politique, Gaétan ne comprend rien à ses idées. Il ne cherche pas, d'ailleurs, ce n'est pas sa tasse de thé. Le discours des édiles locaux sonne creux à ses oreilles, les tribuns lui semblent gesticuler dans le vide. Avant guerre, il avait fait mine d'adhérer - du bout des lèvres, pour « faire tendance » - aux idées « guesdistes » d'Aude. Amoureux d'elle, il avait même une fois assisté pour lui plaire (en se faisant au passage copieusement huer par les militants) à un meeting de la S.F.I.O.

 Claude Aglaé n'en est plus là, pour elle Jules Guesde est largement dépassé! Elle n'a d'yeux que pour la Russie. D'accord, Moscou c'est loin, mais à l'écouter, les Bolcheviks seraient en train de changer le monde, elle croit qu'il se prépare là-bas « des lendemains qui chantent ».

 Drôle d'expression! se dit Gaétan. En France, il y eu bien sûr le congrès de Tours, la scission des soi-disant « forces de gauche ». Une crise salutaire! pense Claude. Optant sans hésiter pour le courant marxiste-léniniste, elle se range dans le camp des « durs », ceux qui rejettent « l'ordre social ». En clair, elle adhère maintenant au Parti communiste. Dans ses efforts sémantiques les plus poussés, Gaétan n'a jamais dépassé la notion de: « partage de la richesse avec les plus démunis » (périphrase dégoulinante d'hypocrisie, selon sa fille). Elle, Claude Aglaé ne mâche pas ses mots. Il n'est plus question dans ses propos que de justice sociale, de lutte des classes et de dictature du prolétariat. Un vocabulaire affligeant! Pour Monsieur le comte, ce charabia, comme le comportement de sa fille, déshonore à tout jamais la famille de Lonthomon!

 

Quatrième reflet:

 La boule de cristal affiche à présent un visage connu: celui de Léon Blum, l'actuel président du Conseil. Un visage oblong, une petite moustache, les traits fins d'un intellectuel. Son regard étonné, presque candide, est barré par de petites lunettes rondes, cerclées de fer. Le père et la fille n'apprécient Blum ni l'un ni l'autre, mais pour des motifs exactement inverses. Aux yeux de Gaétan, Blum est l'étranger, « l'Israélite », le nouveau Dreyfus, celui qui mène la France au chaos. L'augmentation des salaires, la semaine de quarante heures, constituent des contraintes déjà bien dures pour un employeur en ces temps difficiles. Et encore, s'il n'y avait que ces couleuvres à avaler! Mais il y a pire: avec les congés payés, le pays va droit dans le mur. « Que voilà une invention dangereuse! » songe Gaétan. Il va falloir à présent payer les gens à ne rien faire!

 Tenez... un exemple parmi d'autres: jusqu'alors, une des rares distractions de l'infirme consistait à se rendre à Palavas en tilbury, les jours d'été. Lorsque il prenait fantaisie à Monsieur le comte de sonner Arthur (son domestique et chauffeur), on attelait le cabriolet, vite fait... hue Cocotte! Le canotier sur la tête, et fouette cocher! Dix kilomètres à parcourir, et tout de suite: le soleil éblouissant sur les flots bleus, le vent du large, ce parfum grisant de liberté qui vous prend aux narines. Sans compter les rencontres: Oh! le sourire mutin des belles dames qui déambulent sur le mail... absorbé par le décolleté vertigineux de ces créatures, pris dans le roulis et le tangage de leur faux-derrière ondulant,  Gaétan finissait par oublier une heure ou deux son infirmité. Pour un peu, il se fût remis à draguer. Vive le tilbury qui ne révèle que l'avant-train, dissimulant opportunément la jambe de bois!

 

 Enfin tout ça, c'était vrai jusqu'à l'arrivée de Monsieur Blum. A Palavas, cet été, décidément, on n'était plus « entre soi »... Dame! Que voulez-vous faire avec tous ces ouvriers en goguette sur la plage? Gaétan avait dû renoncer pour ce motif à sa promenade favorite. Les gens « de la haute » ne vont tout de même pas se mélanger avec les prolétaires! Sont-ils dégoûtants, ceux-là, quand ils ôtent leurs chaussettes et leur « Marcel », pour mieux montrer leurs gros mollets et leur torse velu! Avec cette marée humaine, il paraît qu'on ne trouve plus de place dans le petit train de Palavas archi-bondé. Cela, Gaétan l'a appris par ouï-dire. Décidément, les congés payés vont tuer la Côte!

 Claude Aglaé, bien sûr, voit les choses d'un tout autre oeil. Pour elle, Blum n'est pas la réincarnation de Jaurès assassiné, c'est un réactionnaire, un social-traître, la pure émanation de la classe bourgeoise. Il ne fait qu'amuser la galerie avec ses réformettes! D'ailleurs, fait significatif, les communistes ne siègent même pas à ce Gouvernement qu'ils soutiennent du bout des lèvres... aux côtés des Rad'Soc'! « Drôle de coalition, tout de même! pense-t-elle, cela m'étonnerait qu'elle tienne longtemps! » - « En ce cas, bon débarras! » rétorque Monsieur le comte.

 Outre Pyrénées, la République espagnole accorde le droit de vote aux femmes. Claude l'apprend par la Presse, mais pense qu'on n'en est pas encore là chez nous! D'ailleurs, selon ses « antennes » cela ne va pas trop bien pour le « Frente popular », avec la rébellion des généraux qui contrôlent déjà le sud du pays. No pasaran! Ils ne passeront pas, c'est ce qu'on dit là-bas, elle voudrait le croire... Mais il existe malgré tout une réalité qu'elle ne peut refuser de voir en face: tandis qu'en France, tout le monde s'adonne aux bains de mer, en Espagne, le bain de sang commence....

 

 Gaétan chasse de son esprit les images dérangeantes que lui suggère Claude Aglaé. L'Espagne, il s'en fout, c'est trop loin d'ici. Là-bas, les factions rivales peuvent bien se châtaigner entre elles tant qu'elles veulent, pourvu que les extrémistes ne viennent pas polluer son paysage quotidien. Comparé à ces obscurantistes, Blum lui semble appartenir au siècle des Lumières. Un comble pour cet aristocrate !

 Décidément, le monde ne mérite pas qu'on se dévoue pour lui. Aucune cause ne vaut d'ailleurs qu'on se batte en son nom... à l'exception d'une seule. Un sourire sardonique s'insinue alors sur les lèvres du comte. Ce pervers vient de se trouver une ultime raison de vivre -ou de mourir, en tous cas un but peu avouable à son existence: FAIRE CH... LES AUTRES.

 

Cinquième reflet:

 Cette boule pend toujours à la branche de sapin, fragile comme une bulle de savon. Gaétan se concentre sur le reflet d'un visage; la plus douce image qui puisse se présenter à son esprit. Une femme ravissante, svelte, aux cheveux dénoués, celle qui aurait pu être la dernière « femme de sa vie », s'il n'était pas -une fois encore- passé à côté : Gaëlle! Une artiste. Il l'avait rencontrée juste avant guerre, quand elle était toute jeune, au « Bateau Lavoir ». Cette fille fantasque, ingénue, avec sa gentillesse et son franc parler, lui avait plu, ils avaient eu une courte liaison. Gaëlle était une amie de Fernande, qui partageait alors la vie d'un peintre d'origine espagnole, quasiment inconnu: Pablo Picasso. Depuis ce temps, Picasso s'était rendu célèbre, sa peinture faisait même scandale. Au moins lui ne se gênait pas pour changer de compagne! 

 La guerre était passée là-dessus, laissant à Gaétan ses terribles meurtrissures, au physique comme au moral. Tenir le pinceau lui-même, avec son bras droit démoli, mieux valait n'y plus songer, d'ailleurs, il manquait d'inspiration. Alors, il s'était essayé à la critique d'art, publiant quelques articles dans le « Réveil du Midi » sur la peinture qu'il comprenait, celle qu'il connaissait moins et même celle qu'il ignorait. Les journaux de province ne faisaient pas la différence. Le problème, durant les années vingt, c'est qu'en matière artistique, les courants en -isme se succédaient à une cadence vertigineuse, on était passé comme qui rigole du fauvisme et du cubisme d'avant-guerre au dadaïsme et au surréalisme, juste avant que l'art n'évolue carrément vers l'abstraction. Dans les sphères parisiennes, un critique était tenu pour ringard avant d'avoir eu le temps de se mettre « dans le coup ». Gaétan se borna, comme il l'avait fait du temps de son père, à tenir quelques expositions à l'hôtel de Lonthomon, en fonction des opportunités qui se présentaient. Les entrées s'ajoutant aux revenus de la viticulture avaient le mérite de mettre, comme on dit, « du beurre dans les épinards ».

 

 Après le départ d'Aude, le dadaïsme avait eu les honneurs du château familial. Gaétan s'était souvenu de son ancienne amie. Il avait convié Gaëlle à exposer ses oeuvres collées -une technique mixte- aux côtés de peintres d'avant-garde, tels que Max Ernst, Duchamp, Picabia. Ces derniers, en révolte contre la société tout entière en général et l'art en particulier dans ce qu'il peut avoir de plus normatif, n'hésitaient pas à mettre en scène des objets de récupération, des bielles, des roues d'engrenage, des mécanismes d'horlogerie, affublant leur production de titres bizarres du genre: « Parade nuptiale », « La mariée mise à nu par les célibataires même». Gaëlle voyait des symboles partout autour d'elle, touchante dans son effort pour chercher dans la nature un alphabet caché. Du reste, le « lettrisme » était un courant à la mode. Sur fond d'étoiles, de nuées et de volutes, des caractères de divers formats se détachaient en désordre et comme fortuitement: R u o  M A. Fallait-il y voir un message crypté? Inversée dans le reflet de la boule de cristal, cette oeuvre livrait un anagramme aussi simple qu'évident: celui du mot « amour ».

 Gaétan avait tourné dans sa tête en vain toutes sortes d'autres combinaisons possibles avec cinq signes différents. Si ses souvenirs de mathématiques étaient justes, il fallait passer en revue 5 x 4 x 3 x 2 = 120 mots apparemment dénués de sens, type « uomar », « moura », « ruamo » etc....  Ah! S'il avait un tant soit peu cherché... S'il s'était donné la peine de tester: ne fût-ce qu'une solution par mois, douze par an  pendant au plus dix ans (ce n'est tout de même pas la mer à boire) il aurait forcément trouvé le mot magique. Malheureusement, Gaétan avait toujours eu mieux à faire que décrypter le message de Gaëlle. Dommage, alors qu'il suffisait d'un miroir....

 

 Enfin, l'essentiel était que l'exposition eût lieu, que le pari fût tenu. Elle s'ouvrait par cet éclatant manifeste:

 « C'est une honte de vouloir laisser sur cette terre une trace quelconque de son passage. »

 Sur ce plan au moins, Gaétan ne courait aucun risque, son passage en ce bas monde serait vite oublié. De tous ou presque. Sauf de Gaëlle, peut-être. Cette fille aimait la vie, elle manifestait une capacité incroyable à trouver du bonheur partout et le communiquer aux autres. Elle seule avait jeté sur l'infirme un regard de compassion. Un regard qui en disait long malgré elle sur la déchéance de son « ex » et n'était plus celui d'une amante.

 En matière artistique, Monsieur le comte avait certes aimé l'innovation, il s'enthousiasmait naguère pour des oeuvres qu'il jugeait révolutionnaires. Mais il ne pouvait aujourd'hui décemment défendre des erreurs ni des horreurs. Pour un coup, cela sentait le f... de gueule à plein nez. Autrement dit, la dérision s'affichait dès la première oeuvre présentée: un simple miroir, accroché au mur, portant cette mention: « portrait d'un mal appris ». Le maître de céans s'y était reconnu sans peine.

 

Sixième et dernier reflet:

 

 Tout ceci appartient déjà au passé... Nous voici maintenant le 24 décembre 1936, à minuit. Son bref « retour sur image » a conduit Gaétan vers une un ultime reflet que lui renvoie la boule de cristal. Le sien.

 Il se voit tel qu'il est: à la fois vieil infirme et jeune vieillard, un objet inutile, encombrant pour lui-même et pour autrui. Une scorie de l'existence, dont il n'a plus rien à attendre. Une épluchure tout juste bonne à jeter au panier.

 Cette sensation, il l'a éprouvée une première fois lors de sa blessure au chemin des Dames. Ensuite, son dégoût de lui-même s'est aggravé, le besoin de s'auto-détruire n'a cessé de s'intensifier.

 Maintenant, il lui faut faire le saut, échapper pour de bon à une Société qu'il rejette et qui le rejette. En un mot, se supprimer.

 Claude Aglaé, anticipant un penchant suicidaire, a confisqué son pistolet d'officier soigneusement caché dans un tiroir de sa table de nuit. Cette fille précautionneuse a seulement oublié le « verdet » qui s'entasse par sacs entiers dans les caves du château. Elle ignore que son père en mêle une forte dose à la bouteille de « Baume de la Comtesse » qu'il ingurgite chaque jour. De cette manière, il s'empoisonne à petit feu. Alcool et vert-de-gris ne font pas bon ménage. D'où les symptômes qu'il éprouve: sueurs froides, coliques violentes... autant de malaises qui rappellent étrangement ceux de l'empereur à Sainte Hélène.

 L'étrange décoction agit aussi sur son cerveau. Source d'hallucinations, elle provoque une ultime vision de Gaétan: celle d'une tête mort coiffée d'un bonnet ruché, hideuse avec les lambeaux de peau qui s'accrochent à l'os. Le fantôme, c'est Albine! Cela faisait longtemps qu'elle ne s'était pas manifestée. L'aïeule n'a pas son sourire bienveillant d'autrefois. Ses orbites vides fixent sans indulgence le « raté de la famille ». Gaétan ne s'émeut pas de la visite du spectre. Mais il s'étonne que cette apparition revête (à l'inverse des images précédentes) une forme allongée, comme démesurément étirée. Une seule explication: c'est que lui-même se trouve placé dans la concavité du miroir! Oui, c'est incroyable! Il est à présent DANS la bulle, sans aucun moyen d'en sortir. Il est enfermé, définitivement muré.

 

 La « revenante » ne fait à ce sujet qu'un bref commentaire, avant de se dissiper en fumée:

  • « Toute ta vie, tu n'as vécu que pour satisfaire un caprice immédiat, tu n'as rien fait pour autrui, tu n'as prêté nulle attention à ceux et celles qui t'entouraient, tu te considérais comme au centre du monde. Petit à petit, les portes et les fenêtres de l'existence se sont progressivement fermées à toi; les visages bienveillants de personnes que tu ne croyais là que pour te rendre l'existence agréable ont disparu, se sont évanouis avec ta jeunesse. A présent, te voilà condamné par toi-même à demeurer dans cet espace clos pour toujours! Tel sera ton ultime et définitif châtiment!»

 

 Ce vingt cinq décembre 1936 à l'aube, toutes les cloches de la ville carillonnent joyeusement pour fêter la Nativité. Dans la grand salon de l'hôtel de Lonthomon, les domestiques s'affairent. Vite il leur faut balayer les aiguilles de sapin qui jonchent le parquet, les ficelles dorées, les restes de papier ayant servi d'emballage aux cadeaux. Sur son fauteuil Louis XVI, ils découvrent le corps inerte de Gaétan de Lonthomon. La mâchoire du cadavre est entrouverte dans un rictus. Le denier descendant mâle de cette illustre famille va rendu l'âme.

 

 

Jean-Claude avec le concours de Carole.

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