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10 avril 2008

Le stimulateur de neurones.

Le stimulateur

 

de neurones.

 

STIMULATEUR

 « Prenez donc rendez-vous avec madame Gervais! » avait conseillé à son patient le docteur  Morfont. « Je vous recommande cette spécialiste. Claire est une amie, doublée d'une excellente praticienne. De plus elle est conventionnée, qualité rare par les temps qui courent!  Je vous fais une lettre de recommandation pour elle....»

 Jean Robidou avait fourré dans sa poche, avec la feuille de soins, l'enveloppe destinée à la neurologue. Il était sorti plutôt perplexe du cabinet de son généraliste: « Au diable (pensait-il) cette manie qu'ont les médecins de se renvoyer la balle entre eux comme des joueurs de foot! »

 Oui, mais en langage « Sécu », cette façon de faire a un nom: « le parcours de soins ». Après tout, puisque c'est la règle, autant la suivre! Que risquait-il à prendre rendez-vous avec le Dr. Gervais? Et si la clé de son problème était entre les mains de cette dame?

 « Problème » était d'ailleurs un grand mot. Jeune retraité, Robidou venait de clore une brillante carrière journalistique. Certes il aurait pu fournir quelques années encore des articles appréciés au « Réveil du Midi ». Certains de ses amis, il le savait bien, ne quitteraient leur bureau de travail  que les deux pieds devant. Assez peu pour lui! Il ne voulait pas attendre au boulot la Camarde, il avait d'autres projets. Considérant que les retraités n'ont pas à faire perdre aux actifs le temps qui leur est  si précieux (alors qu'eux en ont à revendre), il avait mis un point d'honneur à éviter les vains bavardages et ne plus remettre les pieds à la rédaction de son journal.

 Ce qu'il n'avait pas bien compris c'est qu'une fois qu'on a tiré sa révérence, tous les matins du monde sont sans retour (1). Après avoir « brûlé ses vaisseaux », il lui faudrait se contenter du bref salut de la tête dont le gratifieraient ses anciens collègues lorsqu'il les croiserait dans la rue. Au mieux, s'ils étaient bien lunés, ils lui adresseraient quelques paroles de convention du style: « Et pour toi, comment ça se passe, la retraite?  Est-ce que tout va bien? »

 Question à laquelle il répondrait par le non moins rituel « On fait aller.... »

 Et l'interlocuteur s'éloignerait, gardant pour lui son inévitable réflexion: « Eh bé, il a pris un sacré coup de vieux, l'ami Robidou! »

 Non, décidément, notre héros ne se laisserait pas troubler par la morgue de ces éternels agités, ceux qui se pressent (comme lui-même le fit dans une vie antérieure) pour aller où ils n'ont que faire. Leurs mouvements vibrionnaires ne le concernaient plus. Lui n'avait plus à démêler le tien du mien, ni pourquoi du comment, c'était parfait ainsi.

 Ce qui inquiétait davantage Robidou, sans qu'il eût osé jusque là s'en plaindre ouvertement, c'étaient des troubles de mémoire de plus en plus fréquents et accusés.

 Le trousseau de clefs qu'il croyait avoir posé sur la commode quelques minutes auparavant gisait inexplicablement au fond du bac à légumes du réfrigérateur. Il ouvrait sans objet -pour la refermer aussitôt- une session sur son ordinateur, au lieu de se rendre à la cuisine - comme il en avait primitivement l'intention - aux fins de programmer le four à micro-ondes. 

 Le tiers provisionnel impayé rejoignait d'immondes épluchures dans le vide-ordures, alors que la Recette des Impôts venait de lui adresser un second rappel. Quant à ses histoires de lunettes égarées, elles devenaient si courantes qu'elles ne méritent même pas d'être citées ici. Allez donc chercher vos lunettes quand elles ne sont pas sur votre nez! Le pire, c'est quand elles y sont, d'ailleurs!

 Non, décidément, rien n'allait plus dans sa tête. Ce n'étaient pas les cures de magnésium à dose renforcée qui eussent pu y changer quelque chose!

 Le cabinet du Docteur Gervais (Claire pour les intimes) se trouvait rue des Etuves, à deux pas de la Comédie. Cette quadragénaire sémillante - autant que court-vêtue - avait le don de mettre immédiatement ses patients en confiance.
  - Il ne faut pas vous inquiéter, commença-t-elle, lorsque Robidou lui eut exposé ses symptômes. A priori, rien de ce que vous venez de me dire ne me conduit à diagnostiquer la maladie que vous redoutez sans doute (comme la plupart de mes patients). Mais vous avez raison d'être venu me consulter. On n'est jamais trop prudent!
  - Donc, selon vous, certains ... oublis pourraient être qualifiés de « normaux »?
  - A votre âge (excusez-moi), oui! D'ailleurs, l'oubli fait partie de la mémoire, comme la maladie fait partie de la vie. Des troubles occasionnels peuvent intervenir à tout moment. Ils sont bien sûr aggravés par l'angoisse, les émotions, le stress... que sais-je?
  - Vous avez d'abord évoqué l'âge....
  - Il est prouvé, cher Monsieur, que ce qu'on nomme « mémoire immédiate » (nous en avons toutes sortes d'autres) a tendance à s'affaiblir avec le temps. Encore qu'on peut la rééduquer.
  - En quoi faisant?
  - Des exercices tout simples, comme vous le verrez! Nous allons procéder, puisque vous êtes venu pour cela, à des tests de mémoire. Par exemple, si je commence ainsi : « Six sept huit neuf dix... », comment poursuivriez-vous?
  - Eh bien: «Valet, dame, roi! »
  - Magnifique! Vous êtes l'archétype du parfait retraité, plus apte à taper le carton qu'à compter. Puisqu'il en est ainsi, nous allons procéder au test suivant, qui se nomme
« memory ». Voyez: je dispose sur la table seize cartes. En fait, huit couples de cartes similaires, disposées de manière aléatoire. J'en retourne deux. Regardez les bien, concentrez-vous sur mon jeu.
  - Je ne fais que ça....
  - Bon, je ramasse tout, je bats les cartes, à vous de remettre à leur place les deux cartes que vous  êtes censé avoir mémorisées.
  - Elles étaient ici, je crois... non plutôt là! Ou mieux encore, là.... Bougre, je ne sais plus!
  - Hélas
Monsieur, vous avez tout faux! A quoi pensiez-vous donc?

 A cette question, Robidou rougit comme une cerise. Il n'osait avouer que pendant la durée du test, il n'avait eu d'yeux que pour le genou de Claire, si complaisamment découvert. Ce genou, rond et poli comme un galet (2), focalisait son attention au point de le rendre inapte à tout autre exercice. D'où le mauvais résultat obtenu, dont le Dr. Gervais comprenait mal la raison:

  - Bon. Passons au « test des couleurs ». Tâchez de mémoriser celles que vous allez voir.
Sur l'écran de l'ordinateur, apparut une espèce de roue de loterie, où les couleurs défilaient par séquences de quatre. Rouge bleu jaune vert. Violet rose orange marron. Puis l'écran disparut.
   - A présent, dites-moi les couleurs dans l'ordre où vous les avez vues.
  - Euh... Il me semble que ces couleurs sont trop vives, trop contrastées. Pour moi, ce genre de composition manque de nuances. Un camaïeu de tons plus estompés: gris, beiges et bruns, eût été d'un meilleur effet.
  - Sans doute, mais ce n'est pas la question posée. Peut-être serez vous meilleur au « jeu de pendu ». Son but est de trouver un nombre entre 1 et 999.  C'est facile. Vous entrez un premier chiffre et l'essayez. S'il est bon, vous validez. Et ainsi de suite. Selon que les chiffres que vous avez choisis sont justes ou faux, les barres d'une potence s'affichent ou non à l'écran. Donc vous avez intérêt à faire attention. Sinon, gare à vous! Car en cas d'erreur  de votre part, à la fin du test, vous seriez  pendu haut et court. Virtuellement, s'entend!


Ce qui ne manqua pas d'arriver. Au lieu de se concentrer sur  le « mulot », les doigts du patient tapaient nerveusement sur la table les chiffres: 5, 7, 5, comme s'il se livrait à un calcul mental.

  - Mais enfin, que faites-vous?
  - Je compose un haïku sur la fragilité de l'instant qui passe. C'est grave, Docteur?
  - Votre cas est plus sérieux que je ne le pensais. Je crains, Monsieur, que vous ne soyez atteint. Très atteint.
  - Atteint de quoi?
  - J'hésite entre la distraction chronique et la démence sénile
(que certains nomment gâtisme – mais j'évite d'employer un terme aussi péjoratif). Entre ces deux extrêmes, bien sûr, il y a tous les états possibles. Ceci tient à l'état de vos neurones,  il me faut donc évaluer leur dégradation.
  - Mes neurones?
  - Excusez, cher Monsieur, mon langage technique...  Comme beaucoup de gens, vous avez sans doute des idées toutes faites sur l'évolution du cerveau. Savez-vous, par exemple, qu'un individu ne mobilise en moyenne au cours de sa vie que 30 à 40% de son « capital neurones »?
  - Je l'ignorais. Cette information serait plutôt rassurante, non?
  - Oui. Pourvu que vous ne détruisiez pas votre capital par l'abus d'alcool, d'antidépresseurs, ou Dieu sait quoi. A condition que vous observiez une bonne hygiène de vie et travailliez votre mémoire. Ce que je viens d'ailleurs de vous l'expliquer.
  - J'ai bien compris. Mais là, tout de suite, on fait quoi?
  - Dans l'immédiat, rien. Je vais vous prescrire un scanner cérébral, par coupes axiales jointives sans injection. Revenez me voir une fois cet examen effectué.

CRANES

 

Trois semaines plus tard, le patient se retrouva dans le cabinet de la neurologue. Devenue méfiante, elle avait revêtu ce jour-là sa blouse blanche hermétiquement close, ne laissant rien voir de son décolleté ni de ses genoux. Robidou portait sous son bras la pochette format A3 contenant les précieux clichés. Un commentaire rassurant du radiologue accompagnait ceux-ci: «Absence de syndrome de masse, de collection péri-cérébrale, repères médians en place, système ventriculaire normal, petite hyperdensité locale intracrânienne au niveau de l'hémisphère droit  ». Claire Gervais traduisit ce qui précède en langage courant: « Rien à signaler... » , mais ajouta après avoir attentivement considéré les images par transparence contre une vitre:  «... hormis une petite masse opaque à identifier ».

 Franchement, un non-spécialiste ne pouvait rien voir là de suspect. Elle insista:
  - J'aimerais en savoir plus sur cette sclérosité qui peut être à l'origine de vos troubles. Le problème, c'est qu'un simple scanner ne me permet pas de conclure à ce sujet. Pour avoir une image plus précise, il faut recourir à l'I.R.M. Voici l'ordonnance. Un conseil: n'attendez pas pour prendre rendez-vous Centre d 'analyses radiologiques du C.H.U. des Parques, équipé en résonance magnétique. Comme il n'existe qu'un appareil de ce genre en ville, le laboratoire dont je parle est hyper-sollicité.

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 Il en fut fait comme il était requis. L'I.R.M. n'est pas un examen franchement désagréable. En pratique, le patient est enfermé dans une sorte de cercueil d'acier. Des bruits saccadés résonnent dans son crâne, semblables à ceux d'un marteau-piqueur ou d'un train des années cinquante. Qui a tendance à la claustrophobie peut ressentir dans cette cage une impression d'étouffement. Ce n'était pas le cas de Robidou, plutôt impatient de connaître la suite de l'examen.
Car rien n'échappe habituellement à cet outil diabolique qui vous débite un organe en tranches fines, comme fait un charcutier du saucisson d'Arles. Mais dans le cas présent, fiasco! Le résultat obtenu était nul de nul. La grosseur suspecte existait bien, mais elle refusait de livrer son secret.
  - Puisque l'I.R.M. ne donne rien, conclut la neurologue, il faut procéder différemment. Je vais devoir placer des électrodes à cet endroit de votre cerveau.
  - Il va falloir me percer la boîte crânienne? s'inquiéta Robidou.
Claire Gervais éclata de rire:
  - Mais non, cher Monsieur, nous n'allons pas vous trépaner! Cet examen, qui n'est pas douloureux, consiste à piquer des aiguilles ultra-fines dans le cuir chevelu. Le patient les sent à peine. D'ailleurs, il suffit que vous soyez coiffé en brosse pour que personne ne remarque les électrodes. C'est bien sûr une boutade de ma part.
  - Combien  de temps cela dure-t-il?
  - Vingt quatre heures. Un jour et une nuit, ce n'est pas si gênant, vous porterez un « stimulateur de neurones » (le boîtier noir que voici...) attaché à la ceinture. Vous voyez. Ce n'est guère plus encombrant qu'un téléphone portable.
  - Et comment ça marche?
  - Rien de plus simple. Un courant faible traverse la zone incriminée du cerveau. Pour en faire varier l'intensité, il vous suffit de tourner cette molette actionnant un rhéostat.
  - C'est le courant électrique qui stimule les neurones?
  - Exactement. D'où le nom du dispositif. Les résultats de la mesure s'affichent automatiquement et les courbes sont enregistrées. Lundi matin, à l'ouverture de mon cabinet, vous restituerez cet appareil à ma secrétaire, je procéderai par la suite à l'interprétation des résultats.
  - Je n'ai rien d'autre à faire?
  - Non, sauf prendre soin du boîtier. Enfin si, j'oubliais un point important. En fait, une recommandation - ou mise en garde: le
stimulateur de neurones (3) est susceptible de faire ressurgir dans votre mémoire des souvenirs enfouis, sans que vous en ayez vous-même conscience. Ces souvenirs peuvent être très anciens, ou plus récents, leur rémanence est liée à un contexte émotionnel fort. Ils peuvent être agréables, il peut s'agir aussi de situations pénibles. Dans les deux cas, vous aurez l'illusion de revivre des évènements passés, mais attention! Sans aucune possibilité pour vous d'en infléchir le cours, si la tentation vous en prend.
  - Donc, c'est un peu comme si je visionnais un film. Un programme non modifiable, accessible en mode « lecture » seulement,  sur l'écran de mon ordinateur?
  - C'est bien cela, sauf que vous serez placé derrière l'écran, donc
« au-delà du miroir » (4).

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 En sortant du cabinet du Dr. Gervais, affublé de son étrange appareil, Jean Robidou connut une brève sensation de vertige. L'air frais lui fit du bien. L'ex-journaliste retrouvait son environnement quotidien. Enfin, pas tout-à-fait. Pendant la consultation, quelque chose à l'extérieur, il ne savait pas quoi d'ailleurs, avait opéré comme un imperceptible glissement. Certains éléments du paysage urbain qui lui étaient parfaitement familiers, il les percevait à présent plus flous, en quelque sorte décalés. Il en était sûr: telle rue, telle façade d'immeuble, telle devanture de magasin avaient changé. Pourquoi les passants s'habillaient-ils tous en style rétro? Et lui qui faisait tant d'efforts pour « faire jeune »! Même à soixante ans passés, il redoutait de paraître ringard. Enfin, c'est connu, la mode est un éternel recommencement...! Tout de même, ces voitures... Il avait perdu l'habitude de voir des DS 19 ou des Ondines Renault circuler place de l'Oeuf! Pourquoi disait-il: « de l'Oeuf », au fait? Cela faisait trente ans qu'on l'avait rebaptisée « Place de la Comédie » et qu'on en avait fait un espace piéton! Peut-être y avait-il une manifestation exceptionnelle, une parade de « belles d'antan ». Mais la presse n'avait rien annoncé de particulier ce jour-là. Et puis ce détail insolite: le groupe des Trois Grâces avait bougé. Il en était sûr: les statues n'occupaient pas hier la même place... Aurait-il, comme on dit « bu un coup de trop »? Non, il était parfaitement à jeun.

 « Bon, se dit Robidou, ce n'est pas tout ça, mais je suis en train de lambiner, il est grand temps de regagner Antigone, ma famille va s'inquiéter. Je devrais prévenir à la maison... ».

 Il esquissa d'abord machinalement le geste de fouiller dans son sac à main pour en tirer son téléphone portable, puis se ravisa: ce geste lui paraissait à présent incongru. Qu'est-ce que ça veut dire, un « portable »? se dit-il. Il ne comprenait plus son propre charabia!

ESPLANADE

 

Il se trouvait maintenant au débouché de la rue Maguelone et regardait, sur la gauche, la gare de l'Esplanade et le petit square du même nom. A première vue, il n'avait rien d'anormal, pourtant quelque chose « clochait ». Oui, c'était cela: près du mess des Officiers, le petit train de Palavas en partance attendait ses voyageurs. « Tûûût, tûûût, tchou, tchou, tchou ». Ce n'était pas encore la saison des bains de mer, mais (sans doute un caprice de sa part, comprenne qui voudra), il aurait bien fait un tour à la plage. A l'évocation de celle-ci, une sensation bizarre, comme un chatouillement, traversa le cerveau de Robidou. Inconsciemment, il actionna de gauche à droite la molette du rhéostat. Le picotement s'accentua avec l'intensité du courant. Il voyait maintenant distinctement le petit train s'engouffrer dans le Polygone... « Polygone »? Quel drôle de nom! N'avait-il pas d'autre terme en tête pour désigner un viaduc sans originalité? Il fallait une bonne dose de crétinisme - ou de gâtisme - pour voir une galerie marchande dans  ce passage découvert menant un peu plus bas au champ de manoeuvre de la garnison. Un terrain vague en périphérie d'agglomération qui ne comportait que de rares constructions. Comment son appartement d'habitation aurait-il pu se trouver là? Décidément Robidou avait perdu son latin.

 Le vieux journaliste, privé de ses repères, obliqua vers la gare S.N.C.F. Au moins, celle-ci n'avait pas changé de place! En faisant un crochet de ce côté, il était sûr d'arriver chez lui sans encombre. Le trajet serait à peine plus long qu'en traversant le ... comment fallait-il dire, au fait? Non décidément, il ne savait plus.

 Passant devant l'hôtel du Midi, Jean Robidou tressaillit. Aurélia. Celle qu'il cherchait se trouvait là. Juste à la place prévue. Et pas seule. « L'autre », c'était Max. Sans bien mesurer les conséquences de son geste, l'imprudent poussa le rhéostat de son stimulateur de neurones à l'intensité maximale. Ce fut alors la décharge émotive, brutale comme l'éclair. Les souvenirs que Robidou avait voulu  depuis tant d'années chasser de son esprit revinrent avec une force incroyable.

Aurélia.

AURELIA

 La scène se passe quarante ans plus tôt, au début de l'été 67, l'année avant « les évènements de mai ». Plus modestement,  si l'on se réfère à l'histoire locale, celle qui précéda la suppression du petit train de Palavas (5). Le petit train, tiens, parlons-en! Il joue un rôle important dans cette histoire. Elle eût peut-être autrement tourné s'il n'avait pas existé!

 Robidou avait alors une vingtaine d'années. Il achevait sans enthousiasme un stage d'élève-officier à l'Ecole d'Infanterie, rue Lepic (6). 

 Sous une chaleur accablante, les manoeuvres dans la garrigue avaient eu raison de sa résistance physique assez limitée. Il faut dire aussi que Robidou n'avait aucun goût pour la « chose militaire ».... Mais alors, que diable allait-il faire dans cette galère?

 Ce qui l'avait achevé ce 21 juin 67, jour du solstice d'été, ce fut la prise d'assaut du Pont du Diable, entre Aniane et Saint Guilhem. L'expédition s'était terminée de nuit. Son rôle propre (si l'on peut ainsi dire) consistait à égorger la sentinelle ennemie. Au final, il avait mené à bien sa mission, mais avec si peu de discrétion que toute la caserne en avait fait les gorges chaudes. Max, son compagnon de chambrée, qui s'était laissé complaisamment égorger au Pont du Diable, le regardait avec un peu trop de condescendance....

 Le lendemain de cet exercice mémorable, les élèves-officiers avaient bénéficié d'une permission. La plage était bien entendu la destination favorite pour récupérer. Une demi-heure de petit train jusqu'à Palavas. Ensuite, vivement l'eau fraîche, les guinguettes et les jolies naïades. Comme disent les pêcheurs palavasiens:  « Y a maï de trempa-cuols que de peïs dins aquelo aïgo! » (5)
  - Tu ne viens pas Max? avait demandé Jean Robidou à son « cothurne ».
  - Excuse-moi, vieux, il fait vraiment trop chaud pour moi. C'est une heure à se griller la peau. Je ne suis pas Jeanne au bûcher. Ras la coloquinte de ce pays.
  - Justement, tu trouveras des transats et des parasols là-bas. Tu serais au frais et puis ça te changerait les idées.
  - Non, pour ce qui est de la plage, assez peu pour moi. Je préfère rester ici au calme à bouquiner.
  - Fais comme tu veux...
  - Attends au moins un quart d'heure. Le vaguemestre passe à midi... net.
  - Non, on se casse, les copains sont pressés, moi aussi. Si tu vas au mess, relève le courrier à ma place et pose le sur mon lit. Je puis avoir au mieux deux ou trois cartes postales. Bah! Les nouvelles pourront bien attendre quelques heures!

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 La partie de plage s'était prolongée jusque tard dans la nuit. En fait, le quarteron d'élèves officiers en goguette avait attendu la dernière navette du petit train pour rentrer à la caserne.

 Robidou s'était faufilé dans la « thurne » un peu éméché, sous l'effet conjugué de la chaleur et du vin de pays – qui titre tout de même ici 12°. « Tiens, observa-t-il, Max n'est pas là! J'avais compris qu'il ne sortait pas aujourd'hui... »
  - Je crois qu'il s'est trouvé une nana, repartit Vincent, qui se sentait frustré parce que privé de permission ce jour là. Il y a des petits vernis tout de même! Crois surtout pas que Max s'est donné la peine de draguer. La fille, tu vas jamais me croire, il ne la connaissait même pas! Elle lui est tombée entre les bras comme qui rigole, il n'a eu qu'à la cueillir!
  - Drôle d'histoire! fit Robidou.
  - Nous en connaîtrons le fin mot demain.
  - Pourquoi seulement demain?
  - Parce que Max a filé comme un pet comme une toile cirée avec son baise-en-ville! Il y a toutes les chances qu'il ne rentre pas cette nuit....


Cette remarque fut coupée par un cri rauque. Jean Robidou venait de trouver sur son lit une lettre non décachetée et un message. Tous deux émanaient de sa copine Aurélia, dont il avait reconnu sans peine l'écriture. La lettre lui annonçait une « énorrrme surrrprise »: « Tu sais quoi, mon amour? Je viens te rendre visite à Montpellier ce 22 juin. J'arriverai par le train de 18 h 45. Attends moi à la gare. Si tu n'es pas sur le quai, je passerai te prendre à la caserne. Bisoussss! ». Quant au message, hâtivement griffonné, il disait: « Coucou, Jeannot! Je crains que tu n'aies pas reçu ma lettre d'avant -hier. Ton copain Max s'est montré super-sympa. Je pars en ville à ta recherche avec lui! »

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 Jean Robidou avait enfilé sa vareuse en hâte et pris en sens inverse le chemin de la gare. Hélas, ce fut pour trouver les quais déserts, le train de Paris étant arrivé et reparti depuis deux bonnes heures.

 Il remonta la rue Maguelone, en traversant le square Planchon. Il y avait peu de monde à cette heure tardive, hormis les amoureux, les ivrognes, les clochards. Passant devant l'hôtel du Midi, l'inspiration lui vint de demander à la réception s'il l'on n'avait pas enregistré une cliente du nom d'Aurélia. Après tout, il fallait bien que sa copine loge quelque part ! Qui sait? Voyageant par le train, elle aurait pu réserver près de la gare... Le veilleur de nuit, les paupières lourdes de sommeil consulta sa liste: « Aurélia... Non! Cela ne me dit rien. Par contre, je trouve une cliente arrivée par le dernier train de ce soir, une jeune fille du nom  de Grepelin: Dominique Louise. »

 L'élève- officier sursauta: bien sûr, c'était ELLE. « Aurélia » n'était qu'un surnom.
  - Il faut l'appeler tout le suite à l'accueil!
  - Impossible, Monsieur. Cette personne s'est présentée il y a une heure avec son fiancé. Nous n'avons pas le droit de la déranger. Par contre, il vous est possible de lui laisser un message, si vous le souhaitez. Elle le trouvera demain matin.
  - Ce ne sera pas nécessaire.....

 Jean Robidou était reparti fou de rage en direction de la caserne Lepic. Il ne savait pas qu'il lui faudrait attendre plus de quarante ans avant que ne se joue le « match retour ».

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  - Et pour Monsieur, ce sera...?
  - Un demi pression!

 Le sexagénaire (dans un état « second ») s'était installé à la terrasse du Bar de la Comédie. Comme par hasard le bistrot qui fait face à l'hôtel du Midi.

 Son coeur battait la chamade. Pour tenter de calmer son trouble, il avait tiré de son sac un comprimé de Xanax, négligeant de le fractionner, ainsi que son généraliste lui avait prescrit. En l'occurrence, le Dr. Morfont n'eût certainement pas apprécié le mélange de bière et d'anxiolytique.

 Le serveur apportait la consommation, quand une jeune femme -manifestement agitée, elle aussi- s'approcha de la terrasse. Apercevant Robidou, elle poussa un cri de joie et vint s'installer à sa table.
  - Jeannot! Tu m'as fais de ces émotions, mon chou! Ne t'apercevant pas sur le quai de la gare, je me suis fait un sang d'encre! J'ai bien cru qu'on allait se rater!
  - Ne m'en veux pas, Aurelia! J'étais de perm' cet après-midi. J'ai trouvé ta lettre deux heures trop tard! Il n'y avait plus personne sur le quai.
  - Ce n'est pas une raison pour faire cette tête, mon chéri, puisque nous sommes là tous les deux! Moi, je n'y pense déjà plus. Quand même! Comme tu es accoutré! Pourquoi ne portes-tu pas tes habituels pantalons « patte d'él. » ? Et que veut dire cette drôle de coiffure?
  - Ben, c'est comme ça la mode, ici!
  - Soit, je ne suis pas contrariante. Pour ce qui est du « lapin », la page est tournée, c'est fini. Tu m'offres une limonade vite fait . Ensuite, on part ensemble faire le tour de Montpellier
by night. Génial, non? Pour crécher, pas de souci! J'ai déjà réservé notre chambre à l'hôtel du Midi.
  - Laisse-moi tout de même le temps de régler les consos.

  - Joignant le geste à la parole, Robidou tira deux pièces de son porte-monnaie.
  - Je fais l'appoint. Le service est compris!
  - Dis-donc, Jeannot, s'étonna Aurélia, elles ont un look d'enfer, tes pièces! Tu n'aurais pas fait récemment un voyage à l'étranger, par hasard! Petit cachottier!
  - Je ne comprends pas ce que tu veux dire...  quatre euros, c'est quatre euros!
  - Quatre quoi?

Considérant plus attentivement les pièces, la jeune femme poussa un cri d'horreur. Elles étaient frappées au millésime 2007. Robidou eut l'impression que la terre s'ouvrait sous lui, puis tout s'évanouit à ses yeux, c'était comme si le néant l'avait englouti.

HOTELDUMIDI

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  Epilogue- 10 avril 2008, 20 heures 30 :

le téléphone sonne au domicile des  Robidou....

- Allo! Madame Robidou? Bonsoir! A l'appareil: Claire Gervais, neurologue....
- Il est arrivé quelque chose à mon mari?
  - Oui. Mais
je vous rassure immédiatement: rien de grave! En sortant de mon cabinet de consultation, il y a un peu plus d'une heure, votre époux a eu un malaise sur la Comédie.... Des passants ont alerté immédiatement le SAMU.
  - Vous n'aviez rien remarqué de particulier?
  - Non... Je venais de lui mettre un appareillage en principe inoffensif.
  - Quel genre d'appareil?
  - Un « stimulateur de neurones ». A condition qu'ils se conforment au mode d'emploi, mes patients le supportent généralement très bien. Mais il se peut que Monsieur Robidou soit un sujet particulièrement  émotif..
  - Où est-il actuellement?
  - Au service des urgences du C.H.U. des Parques. Vous pouvez passer le prendre. Il vient juste de reprendre conscience et ne se souvient plus de rien....

 

Notes et commentaires:

 

  1.  Pascal Quignard, bien sûr!

  2.  Eric Rohmer, « Le genou de Claire ».

  3.  Cet appareil n'existe pas, mais les autres examens ou tests sont authentiques.

  4.  Cf. Lewis Carroll.

  5.  Le petit train de Palavas a effectué son dernier voyage le 31 octobre 1968.

  6.  L'E.M.I., devenue l'E.I.A. existe toujours à cette adresse. L'épisode qui suit figure dans une autre nouvelle: « La sentinelle du Pont du Diable ». Voir « le blog ».

  7. « Il y a plus de trempe-culs que de poissons dans l'eau! »

 

 

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