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30 avril 2008

Le chemin des Asphodèles

Le chemin des Asphodèles.

ASPHODELE

 

« L'asphodèle blanche est une grande plante vivace caractéristique des stations fortement dégradées. D'avril à juin, elle s'épanouit en fleurs blanches à nervure centrale verdâtre. Ses feuilles vert glauque sont longues et aiguës. Ses tubercules charnus sont riches en éléments nutritifs. Mis à bouillir pour en éliminer l'âcreté, ils sont consommés en période de disette comme substitut du pain.

Selon une croyance antique, l'asphodèle fleurit sur les landes arides où s'échouent des âmes en état d'errance. Le peu de nourriture qu'elle dispense convient à l'appétit modeste de ces Ombres. »

Selon Sylvie l'Hostis: « Balade autour du Pic Saint Loup ».

 

Le Dr. Claire Gervais n'était pas de celles qui se laissent rebuter par un contexte inexpliqué. Au contraire, on eût dit que les cas difficiles l'attiraient. Cette praticienne observatrice et perspicace mémorisait soigneusement l'ensemble des symptômes manifestés par son patient. Si l'examen clinique ne la conduisait pas à un diagnostic certain, elle revenait patiemment sur divers aspects pathologiques qui auraient pu lui échapper, jusqu'à ce qu'elle fût parvenue à un résultat qu'elle estimait satisfaisant pour elle et son client.

Ce fut le cas après l'accident, (ou incident, au demeurant sans conséquence), survenu à Jean Robidou place de la Comédie, alors qu'elle venait de lui mettre un «stimulateur de neurones » (1). Claire Gervais avait récupéré l'appareil au C.H.U. des Parques (trouvé par chance en bon état malgré la brutalité de la chute) et tenté d'analyser les enregistrements effectués.

Il était difficile de tirer des conclusions sur une durée de fonctionnement n'ayant pas dépassé deux heures d'activité cérébrale de M. Robidou. Néanmoins les oscillations de la courbe, avec ses creux et ses pics accusés surtout à la fin de l'enregistrement, s'avéraient instructives. Il était évident que la zone douteuse au niveau de l'hémisphère droit, celle précisément que la neurologue cherchait à éprouver, avait été largement stimulée. Les « dents de scie » exagérées traduisaient surtout la mauvaise manipulation de l'appareil par son patient. Pourquoi l'ex-journaliste avait-il soudainement tourné la molette à fond alors qu'elle lui avait recommandé d'agir avec modération sur le rhéostat? Pure maladresse? Effet de la surexcitation? Plutôt contrariée, Claire se jura bien qu'elle éluciderait ce point...

Puis elle se ravisa: « Dans un contexte de crise, en raison des problèmes émotionnels traversés  par mon client, se dit-elle, il est hors de question que l'examen soit renouvelé. Autant prendre l'enregistrement tel qu'il est et tâcher d'en tirer le maximum ».

L'opération consistait à afficher les images à l'écran sur son ordinateur et à les exporter dans une base de données. Ce qui fut fait en trois clics, au prix de quelques minutes de patience. Une fois restaurées, converties au format PDF et mises bout à bout, ces images constituaient un film lisible et même cohérent des évènements. Mais pour le moins surprenant, de l'aveu d'une spécialiste qui pourtant « en avait vu d'autres ».

Claire Gervais réfléchit un instant, puis décrocha le téléphone et composa le numéro de téléphone de Jean Robidou. Il ne se trouvait pas à son domicile. Elle laissa  un message sur son répondeur.

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Le journaliste en retraite revenait d'un tournoi de pétanque animé sur l'Esplanade. Il était convaincu qu'il avait mené de main de maître la partie et la revanche. Seules la malchance et la partialité de l'arbitre avaient fait qu'il les eût perdues toutes les deux. Il n'y avait pas eu de belle et Robidou trouvait injuste qu'un champion tel que lui ne fût pas qualifié pour les seizièmes de finale.

A peine fut-il rentré dans son appartement que le clignotement du répondeur doublé d'un signal sonore plaintif l'avertit qu'il avait un message.
  - De quoi s'agit-il ? demanda Madame Robidou, toujours prompte à s'inquiéter.
  - C'est le Docteur Gervais...
  - Qu'est-ce qu'elle te veut encore, celle-là?
- Elle propose que je me rende à son cabinet pour me communiquer le résultat des examens qu'elle a effectués l'autre jour.
  - Et pour que tu fasses une nouvelle syncope en sortant de chez elle? Une fois suffit!
  - Cette dame n'est pas folle au point de m'installer à nouveau son appareil à la noix. Mais tant qu'à faire, autant que je sache ce qu'a donné le précédent test!
  - Puisque tu y tiens...

Robidou prit rendez-vous pour le lundi suivant à 16 h 15 rue des Etuves.

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«  Parlons tout d'abord de ce qui s'est produit le semaine dernière », commença Claire Gervais. J'ai tenté le « debriefing » de votre accident avec l'interne de service aux Urgences. Nous sommes convenus de diagnostiquer un « malaise vagal ». En clair, un court évanouissement ne laissant pas de séquelles, comme cela peut arriver à tout le monde en de multiples circonstances.

- Donc, pour vous, rien de grave?
- Honnêtement non. Ce qui ne nous dispense pas pour autant
d'en comprendre l'origine! Ou tout au moins d'essayer de le faire.
- Et cette cause, à votre avis?
- Je n'ai pas l'habitude de chercher midi à quatorze heures. Pour moi, ce phénomène est imputable à la surintensité du courant ayant passé dans l'hémisphère droit de votre cerveau. En d'autres termes, vous avez eu la main un peu lourde en manoeuvrant le rhéostat, Monsieur Robidou!
  - Je veux bien le reconnaître. Mais que faut-il penser de tout ça?
  - J'y arrive.... Prenez seulement le temps de visionner ces images à l'écran. Ce sont celles qui se déroulaient dans votre cerveau juste avant la syncope. Une sorte de film. Etonnnant, non? Quant au contenu du scénario sur lequel ce montage est bâti, vous devriez le connaître mieux que moi!

L'ex -journaliste s'avoua suffoqué par la netteté des images et la fidélité de leur restitution: « Nous vivons une époque incroyable, songea-t-il, qui eût imaginé cela en 67? Décidément, on n'arrête pas le progrès! »

La neurologue commenta sur un ton de fausse modestie:
- Il est vrai que mon cabinet dispose aujourd'hui d'une technologie de pointe. J'ai du m'endetter lourdement pour acquérir il y a quelques mois ces équipements sophistiqués.

Robidou répondit par un vague compliment. En son for, il était plutôt confus d'avoir été si bien déchiffré. Il lui déplaisait que cette jolie petite femme assise en face de lui connût les détails d'une aventure humiliante survenue durant sa jeunesse... maintenant si loin! Elle devina sa pensée et reprit sur un ton professionnel:
- Naturellement, ces images vous appartiennent. Tout ce qui se dit et se fait ici relève du secret médical et ne sortira jamais de mon Cabinet.
  - Si ça ne vous dérange pas, je préférerais que le film des évènements soit détruit.
  - A votre gré. La narration des faits (qui semble vous heurter) est en fait purement subjective. Ce n'est qu'un montage de circonstances, réalisé à partir d'informations trouvées par la machine dans un registre particulier de votre cerveau qu'on nomme « la mémoire épisodique ». Celle qu'en principe nous conservons intacte le plus longtemps.
  - Enfin, c'est ahurissant. Les évènements dont il s'agit remontent à plus de quarante ans!
  - L'ancienneté ne fait rien à l'affaire. C'est le contexte émotionnel qui compte. Cliniquement parlant, il semble que ces faits constituent l'origine lointaine du traumatisme dont vous souffrez. Par la suite, il s'est produit un bourrelet ou
« cal » de cicatrisation dans la zone concernée de votre hémisphère droit. Tel réagit à la blessure le jeune arbre, endommagé par un outil forestier, écorcé ou abrouti par la dent du chevreuil: l'écorce se referme, il n'y paraît plus qu'une lésion sans gravité, mais qui subsistera toute la vie du sujet.
  - D'où le nodule scléreux dans mon cerveau révélé par le scanner?
  - Exactement. Me permettrez-vous d'aller plus loin?
  - Oui, mais je redoute le pire!
  - Je tiens (c'est une opinion personnelle) qu'une partie du montage - celui que que vous avez pu voir défiler sur l'ordinateur - est inconsciemment « truquée ». En d'autres termes, si certains éléments de ce film viennent directement du registre « mémoire » de votre cerveau, d'autres sont selon moi purement fictifs, il s'agit d'un produit d'exportation issu de votre seule imagination.
  - « La folle du logis »...?
  - Effectivement. Elle  se niche, je vous le rappelle, dans une région différente du lobe occipital....

  - Je ne vois pas bien. Donnez un exemple...
  -
La fin du court-métrage vous montre en train de questionner le veilleur de nuit à la réception de l'Hôtel du Midi. Êtes-vous sûr d'avoir réellement vécu cette scène?
  - A dire vrai, je suis resté coi devant la porte sans entrer. J'étais épuisé et surtout beaucoup trop ému pour demander là ce que je n'avais pas envie d'apprendre.
  -
Donc, vous avez construit mentalement cette séquence sur la base d'informations non vérifiées.
  -
Cela se peut. Et après...?
- Je crains que vous n'ayez gâché votre existence, accessoirement celle de votre amie, en créant une version fausse des évènements! Blessure narcissique, en quelque sorte! De mon point de vue, il est plus grave de se mentir à soi-même que de mentir aux autres. A partir d'images moins floues et plus récentes, un journaliste impartial pourrait rétablir le document d'origine en récupérant les « rushes » du tournage. Je ne puis y parvenir sans votre aide....

Robidou hocha  la tête en signe de dénégation:

  - J'ai été journaliste et me suis cru objectif! Je ne le fus pas en toutes circonstances, admettons même que j'aie eu tout faux pour ce qui concerne ma vie sentimentale et affective. Vous qui cherchez à entrer dans mon passé, n'entreprenez-vous pas à ce titre une enquête impossible? Par quel miracle la médecine peut-elle rétablir le cours d'évènements perdus?
  - Il n'y a pas de miracle qui tienne. En ce moment, ce n'est pas le médecin qui parle, c'est la femme. Je m'imagine mal cette Aurélia -qui vient de traverser la France à votre rencontre et ne vous trouve pas - « sortant » sans état d'âme avec quelqu'un d'autre.... Au point (pardonnez la brutalité du propos) de coucher avec c
e Max qui l'a prise en charge en ce disant votre ami. La femme que je suis ne trouve pas cette version très plausible. Et si quelque chose « cloche », eh bien rectifions maintenant le tir!
  - Comme vous y allez! Aurelia, j'ai pu m'en rendre compte en maintes occasions, était quelqu'un d'une instabilité maladive....
  - Tiens donc! Et vous-même?
  - Euh....
  - Je ne vous juge pas. Je ne m'attache aux causes que pour guérir le mal.

Claire Gervais sourit et consulta sa montre: « Cinq heures du soir! Dire qu'il fait si bon...! »
- Cela fait partie des facéties de l'heure d'été.
- Autant prendre les choses du bon côté. Il reste juste deux clients dans ma salle d'attente. Ma collaboratrice va s'en occuper.... Voyez-vous, l'avantage de la médecine de groupe, c'est qu'elle permet de s'accorder un peu de temps libre. Je fais comme les salariés. Je me mets en A.R.T.T.!

Au fait, si vous n'avez pas d'autre engagement, autant poursuivre notre conversation dehors!
  - Je vous prends au mot. Allons prendre un verre ensemble sur la Comédie.
  - Cool!

« L'Inquisition » minijupée ôta prestement sa blouse blanche. Robidou jubila quand cet accessoire vestimentaire inutile rejoignit la place qu'il n'aurait dû (selon lui) jamais quitter: un cintre dans la penderie de la praticienne.

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  - Pour moi, ce sera une limonade.
  - Et pour moi, un demi-pression.

Décidément, la mode « taillait court » cette année. Il faisait un temps fort agréable, un peu fais pour la saison en raison du mistral sensible (ou de la tramontane, ici l'on fait mal la différence). Le soleil d'avril encore haut se faufilait sur la terrasse du Bar de la Comédie, où de grands parasols étaient déployés
  - Voyez-vous, fit l'ex- journaliste pour entrer en matière, la grosse surprise à mon premier jour  de retraite fut de trouver aux terrasses des cafés et aux heures ouvrables autant de gens en âge de travailler. Depuis, je dois dire que je  m'y suis fait.
  - Question d'habitude. En ce qui me concerne, je n'ai pas coutume de traîner ici, vu les horaires qui sont les miens!

Robidou, devenu euphorique,  se risqua à traduire ouvertement sa pensée du moment.
  - Je vous trouve très séduisante, avoua-t-il.
  - N'oubliez pas que vous parlez à votre médecin! protesta-t-elle (pas très fort). Et puis, il était, je crois, question de votre premier amour....
  - Je n'ai pas dit: le dernier!
- Bien sûr que non, c'est tout le mal que je vous souhaite! Allons, Monsieur Robidou, soyons un peu sérieux et tâchons d'avancer. Si ce n'est pas indiscret, j'aimerais à présent savoir ce qui s'est passé après le rendez-vous manqué du 22 juin 1967. Avez-vous revu votre amie?
  - Au début de l'automne. Puis l'hiver suivant, en de rares occasions, l'ambiance était si lourde! Aurelia ne m'appelait plus Jeannot, mais « Othello ». Allez savoir pourquoi!
  - Tout simplement parce que cela vous allait bien! Il fallait l'appeler, elle: « Desdémone ».
  - Vous avez raison. J'aurais pu faire du théâtre.
  - En jouant du Shakespeare?
  - Non, plutôt du Marivaux. C'est plein d'intrigues, de faux-semblants. D'étranges personnages s'y croisent travestis ou masqués, les femmes de qualité, comme les soubrettes « s'esquivent » (2): elles dissimulent constamment leur visage derrière un éventail. C'était le cas d'Aurélia.
  - Il eût fallu jouer la sincérité. La crise se fût dénouée au prix d'une bonne grosse explication.
  - Peut-être, mais cela impliquait d'entrer dans le vif du sujet. Or le sujet, c'était elle... entendez! Aurélia  récusait l'image de la « femme objet ».... L'existentialisme était alors en vogue, elle me parlait constamment de son besoin de
« divertissement » (au sens pascalien du terme) et d'amours « contingentes ». Je ne pouvais être à ses yeux qu'un « lâche » ou qu'un « salaud », toujours au sens sartrien, s'entend. Aurélia se connaissait-elle seulement elle-même? Cette fille avait un « ego » très développé!
  - Je crois surtout qu'elle était jeune et qu'elle avait envie de s'amuser. Et Max, qu'est-il devenu?
  - Nous avons cessé de nous parler après « l'incident ». Une fois la période militaire achevée, je n'ai plus entendu parler de lui.
  - Donc, vous ne savez pas s'il a revu votre amie.
  - Je l'ignore et n'ai jamais cherché à l'apprendre.
- Vous savez quoi? Je ne vois dans votre comportement d'alors que le simple refus de voir la réalité en face. Avez-vous un instant songé à vous remettre en cause vous-même? Et voici que le « retour sur image » se produit quarante ans après les faits! Ouf, il était temps! Peut-être suis-je un peu sévère avec vous... et puis, comme on dit, il n'est jamais trop tard pour bien faire.
  - Surtout grâce à vous!

 

Robidou posa sa main comme par mégarde sur le genou de Claire (3). Elle susurra quelque chose du genre: « Décidément, vous êtes incorrigible! » et ne retira pas sa jambe.

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Le vent s'était renforcé. Le garçon se hâta de replier le parasol prêt à s'envoler. Il faisait à présent plus frais, mais la fine lumière d'avril faisait de cette pause en terrasse un moment rare et précieux.
  - Avec ce mistral, fit Robidou pour changer de sujet, on a l'impression que les senteurs de la garrigue remontent jusqu'ici: le romarin, l'aubépine, les genêts en fleur...
  - Vous avez le nez fin, mon ami! Ou alors beaucoup d'imagination! répondit-elle. En attendant, prenez garde aux pollens qui flottent dans l'air en ce moment. Ils provoquent  diverses allergies.

Décidément, le médecin reprenait le dessus! Robidou fit dans la métaphore:
  - Nous voici à la saison des asphodèles. Cette plante fantomatique évoque pour moi les amours mortes. Les asphodèles étaient en pleine floraison quand le pays entra en effervescence en 68.
  - Vous savez, j'avais cinq ans à l'époque, je ne garde pas de ces faits un souvenir précis... Vous, je pense, deviez être sur les barricades?

MAI68

 

- Moi non, Aurélia si. C'est au théâtre de l'Odéon que nous nous retrouvâmes un jour.
Il n'y avait pas d'acteurs sur la scène ni de metteur en scène, nous ne jouions ni Shakespeare ni Marivaux.
Mais ce délire! Le directeur de l'Odéon, Jean-Louis Barrault - quelqu'un que j'admirais profondément - avait ouvert son théâtre à tous (il fut ensuite lourdement sanctionné pour cela). Chacun pouvait s'adresser librement à son voisin (ou sa voisine de préférence), on tenait un discours politique ou philosophique avec des inconnus. Et l'on parlait, et l'on parlait... comme on croyait ne l'avoir jamais fait auparavant. Il se passait tout autre chose en coulisse, je ne vous raconte pas.
   - Il me semble personnellement qu'on a beaucoup exagéré l'importance de mai 68.   

 

MURS      

- Par la suite, rien n'était plus comme avant. Les relations sociales, la vie sexuelle. Les jeunes d'aujourd'hui bénéficient d'un certain ordre des choses qui pour ses aînés, n'allait pas de soi. 
- Je ne suis pas sûre qu'il y ait tant de changement d'une génération à l'autre.... Quoi qu'il en soit, cette période exaltante dut vous faire oublier les tracas de l'été précédent.

  - Hélas non. Entre Aurélia et moi, comme une fissure c'était formée. Essayez donc de recoller les morceaux d'une porcelaine qui se fêle! Elle est juste bonne à jeter, au mieux à cacher dans un placard, car elle a perdu son charme et sa valeur. C'est ce qu'il advint du sentiment que nous pensions éprouver l'un pour l'autre.
- La vie est ainsi faite. Finalement, au fait, vous avez rompu?
  - Pas tout de suite. Après le mois de mai vinrent les fêtes de Pentecôte. Les gens mouraient d'envie de partir en week-end. Comme par hasard, l'essence était revenue à la pompe. Il n'en fallut pas plus pour que les « enragés » se dispersent.
  - Sous les pavés, la plage! J'ai entendu ça quelque part!
  - La plage n'était à l'ordre du jour ni pour elle, ni pour moi. Je revins terminer mon année d'études à l'Ecole de Journalisme de Toulouse, tandis qu'Aurelia partait s'installer à Oppède-sur-Achéron. Un  village de caractère dans les Côtes du Rhône.
  - Qu'est-ce qu'elle allait faire là-bas?
  - Personne ne savait au juste. C'était un collectif de jeunes... Ils s'étaient mis en tête de requinquer un mas abandonné. Vous imaginez... bétonner de la caillasse en plein cagnard! D'où le nom qu'ils avaient donné à cette propriété:
« Le petit Cayenne ». En fait, une bonne partie de leur temps devait se passer à poil au bord de la piscine.
  - Comment le savez-vous? Vous y êtes allé?
  - Aurélia m'avait invité à lui rendre visite...
  - C'est donc que les choses entre vous n'allaient pas si mal que vous le dites.
  - Attendez la suite. J'entrepris pour elle le voyage de Toulouse à Oppède avec ma vieille
« deuche ». Il n'y avait pas alors d'autoroute dans le coin, le G.P.S. n'existait carrément pas. J'ai pris une demi-journée de retard à Bédarieux à cause d'une panne de moteur, ensuite il me fallut un temps fou pour trouver Oppède. Une fois dans le village, je tournais en rond comme un idiot. Personne, parmi les autochtones, ne connaissait « le petit Cayenne », ni « le chemin des Asphodèles ». Des asphodèles, il y en avait par brassées, partout dans la campagne!
  - Alors?
  - Je me suis souvenu de la seule indication que m'avait donnée Aurélia: chercher
« un chemin montant, sablonneux, malaisé.... »
  - Signé:
« La mouche du coche »! (4)
  - Comment le savez-vous? Je me retrouvai à la tombée du jour, au bord de la fontaine du village.
  - Les fontaines sont très belles en Provence.

  - Et surtout très fréquentées en ce « bout du monde » où peu de mas étaient raccordés au réseau d'eau courante. Cette fontaine-là m'a marqué plus que toute autre, car son image s'associe au dernier souvenir que je garde d'ELLE.

  - Vous parlez d'Aurélia?

CLAIRE

  - Qui d'autre? Elle était assise au bord de la vasque. Ses cheveux, qu'elle portait habituellement relevés en chignon, flottaient avec la nonchalance des algues. L'eau frissonnait. Elle devait sans doute au mistral sa limpidité cristalline.
  - Il faut dire qu'Oppède est un couloir à vent. Il souffle avec dix fois plus de violence qu'ici. Je m'approchais doucement d'Aurelia lorsque
« Dempop », croyant sa maîtresse attaquée, se jeta sur moi. Poussant un miaulement sauvage, il me griffa jusqu'au sang.

  - Que signifie« Dempop »?
  - Démocratie populaire
, en abrégé.
  - Oui, c'est le nom bizarre qu'elle avait donné à son chat.
  - Il vous a tant esquinté que ça, le pauvre minou?
  - Non. Je retrouvais dans ce maudit animal mon ennemi de toujours: la sentinelle du Pont du Diable. Max! Autant dire l'esprit malin dont je n'ai jamais pu venir à bout. L'esprit qui toujours nie (5), qui toujours me contrarie et démolit mes projets. Vous n'ignorez pas que, selon la légende, le démon auquel s'affronte le Comte Guilhem est incarné par un chat (6)!
- Votre amie avait bien quelque part un tricostéril  à vous mettre ou  du mercurochrome à vous passer...
- Je ne lui en la
issai pas le temps. En cet instant précis, je compris que la partie était perdue et que nos chemins s'étaient définitivement séparés. Je repartis sans un mot.
  - Dommage! soupira Claire Gervais. Mais au fond, était-ce réellement important? J'ai tendance à croire que si vous eussiez un certain 22 juin 1967 attendu le passage du vaguemestre et ouvert votre courrier, la suite de votre histoire n'eût pas changé pour autant. Je tiens que le destin d'un individu se lit dans son psychisme et non dans les astres.
  - Dois-je comprendre que vous me conseillez d'aller consulter un
« psy - quelque chose »?
  - Non, laissez dans son étui votre carte Vitale, le "parcours de soins" se termine ici. Je vous prescris un sommeil réparateur, puis demain au saut du lit: un grand verre de jus d'orange et dix pompes. Vous verrez, tout ira mieux!

Elle consulta sa montre: « Excusez-moi,Monsieur Robidou, il va bientôt être l'heure de fermer le Cabinet. Je dois vraiment y aller. Merci pour ce moment agréable en votre compagnie. »
- Tout le plaisir était pour moi!

La silhouette menue de la neurologue disparut à l'angle de l'Opéra-Comédie. Jean Robidou venait à son tour de quitter sa place, il avait même esquissé quelques pas dans la direction opposée, celle d'Antigone, lorsqu'il fut rattrapé par le serveur du Bar de la Comédie: « Excusez-moi, Monsieur, mais ces pièces n'ont plus cours! »

Il réalisa qu'il avait réglé les consommations en francs de 1967.

CHAT

 

Notes et commentaires:

 

Les trois nouvelles: « La sentinelle du Pont du Diable », « Le stimulateur de neurones » et « Le chemin des Asphodèles » se font suite dans cet ordre et se complètent mutuellement. Toute ressemblance des héros avec des personnages fictifs ne peut être que fortuite. Ils se reconnaîtraient sans trop de peine si quarante ans après les faits, il leur advenait de lire ces lignes. L'auteur s'excuse auprès du petit chat de Dominique Louise, alias Aurélia, de tous les méfaits dont il l'accable: Dempop n'avait que trois mois en mai 1968 et ne pouvait être aussi cruel!

(1) Voir  la nouvelle portant ce titre.

(2) Cf. « l'Esquive » d'Abdellatif Kechiche, tourné avec des jeunes des « cités »

(3) Eric Rohmer, toujours...

  1. La Fontaine.

  2. Dans le « Faust » de Goethe, Mephistopeles incarne « l'esprit qui toujours nie ».

(6) Référence à  la « Geste de Guillaume au court nez », texte médiéval largement cité dans « La sentinelle du Pont du Diable »).

Dessins de l'auteur et de l'époque.

 

 

 

 

 

 

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Commentaires
C
Bonsoir,<br /> C'est amusant, je porte le même nom que votre héroïne. Comme elle, je pratique la médecine mais à un niveau beaucoup moins impressionant. En effet, je ne suis qu'en deuxième année. Elle a l'air d'être une femme fantastique. Moi, je ne suis qu'une fille narcissique qui tape son nom sur google...<br /> Embrassez la pour moi,<br /> Claire
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