Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Ateliers d'écriture et d'accompagnement à Montpellier ou par Zoom
Newsletter
Publicité
Archives
6 octobre 2008

Mer et soleil

Mer et soleil.

                               


COQUILLAGE

                                                              Son coquillage:
                                                                                            comment lui dire                  

                                                                        qu'il n'est pas rare?

                                                                        ( haïku de Phil)ippe Quinta )

Septembre à Falbala-les-Flots. Feria de la mer. Comme un parfum d'Espagne. Olé! Je me crois revenue à Séville, au milieu des gitans assemblés. Parmi les guitares, les castagnettes, avec de la musique manouche plein les oreilles et force claquements de talon scandant le chant flamenco.

    Un haut-parleur annonce la prochaine abrivado, je sens déjà sur moi le souffle chaud des taureaux de combat lâchés aux quatre coins des rues, leur mufle dégoulinant de bave. Le taureau, c'est ma bête noire: un péril consenti pour les touristes, un fléau pour les non-voyants.

    Gilles me dit la Camargue secrète. L'arc scintillant du littoral. Le clapotis des vagues qui viennent  mourir sur le sable. La mosaïque des salins protégée par des digues jusqu'à l'ultime « camelle », une longue dune de sel qui sépare le marais du rivage. Pas besoin qu'il en rajoute avec la palette des couleurs, qu'il ne perde pas de temps à détailler leurs nuances délicates: comment pourrais-je savoir ce qu'est un camaïeu de tons beiges, roses et gris?

    Il me parle de l'affleur de sel, cette mince croûte qui se forme à la surface des cristallisoirs  et qu'on récolte juste avant les pluies d'automne. Quand le soleil brûle encore et que le vent s'est calmé. Lorsqu'on vendange les vignes et que le vin de sable coule à flots. Alors que dans les rizières vient de s'achever la moisson. Du riz, il y en a comme s'il en pleuvait! Le riz est source de vie, signe de fécondité. Ce riz, qu'on jette par poignées sur les passants, avec lequel on fête dans mon pays les jeunes mariés à la sortie de l'église. Je crois percevoir le crépitement des petits grains de riz ruisselant sur mes vêtements d'été.

    Il m'invite au restaurant. J'accepte volontiers. Une terrasse au soleil, au bord de la mer, ce n'est que du bonheur! Ici, tout le monde porte des lunettes foncées. Nul ne prête attention à mes yeux morts sous les verres fumés. Gilles me lit le nom du bistrot: « Mar y sol », soulignant son apparente homonymie avec mon prénom! Décidément, il ne comprendra jamais rien à rien, celui-là! Je lui ai expliqué cent fois que « Marisol » est la contraction de Maria -Soledad, mon nom de baptême, celui qui figure à l'état-civil. Rien à voir avec la mer ni le soleil. Cela veut dire  « solitude » en espagnol.

   Il me conduit à la terrasse, me guide doucement jusqu'à une table libre, je frôle les consommateurs attablés. Avec un peu de chance, peut-être aussi par habitude, je ne heurte personne. Un groupe bruyant d'étrangers vient d'investir ce lieu. Toutes les places sont prises, ou presque, m'explique-t-il. Il n'est pourtant pas tard. Midi, peut-être.... On se presse, on se bouscule autour de nous.

    La rumeur de cette foule en goguette nous parvient par bouffées. Elle est faite du grincement de sièges qu'on déplace, du tintement des verres, du cliquetis des couverts sur les assiettes. On dirait les sonnailles d'un troupeau revenant de l'alpage. Ou le bruit que font, par temps de mistral, les gréements de bateaux à voile entrechoqués.

  Et puis, cet obscur brouhaha qui se propage d'une table à l'autre. Fait d'interrogations, d'exclamations, d'interjections diverses. Né de conversations qui se croisent, au milieu des bruits de mastication des uns, des glous-glous, gargouillis et borborygmes des autres.

   Je en comprends goutte à ce que disent nos voisins, je ne cherche pas, d'ailleurs. Ils parlent une langue aux accents gutturaux. Leur timbre est rocailleux, leur élocution hachée. Sont-ce des Allemands? Non. Je ne crois pas.... Des Néerlandais, plutôt. Ou des Danois. Enfin, peu importe.

    De ma place, je sens glisser sur ma nuque la caresse du soleil, fort agréable au début, j'en conviens. Car il fait chaud pour la saison. Ce doit être ce qu'on nomme « l'été indien ».

    Mais à rester immobile au soleil, ses rayons titillent, chatouillent et finissent par brûler pour de bon. Il ne faut pas se fier à la brise marine qui vient de se lever et procure une agréable, mais trompeuse sensation de fraîcheur.

« Recule un peu ton siège, tu seras mieux à l'ombre! » fait-il. Il dit ça dans une bonne intention, notez: pour m'éviter une insolation. Il a raison. Comme toujours. Mais je n'aime pas son ton paternaliste. Alors, je manifeste mon indépendance en proposant une autre solution:
  - Applique-moi plutôt une couche de crème-écran sur le visage!

    Aussitôt dit, aussitôt fait. Mon compagnon fouille dans mon sac à main (en sachant très bien que j'ai horreur de ça), en tire un tube qu'il torture pour exprimer le nard odorant et gras. Caresse ou jeu pervers? Son index tripatouillant, moite et baladeur, effleure ma peau, pétrit ma nuque et mon front, palpe les ailes du nez, n'épargne aucune aspérité, traque la moindre fossette.

 

    Dans l'intimité (mais pas à la terrasse du restaurant) nous jouons à colin-maillard, version érotique. Je lui bande les yeux. Il doit d'abord imaginer une multitude de partenaires possibles: brunes, blondes, grandes, minces, élancées, petites, menues, selon son gré. Puis, il lui faut m'identifier (et m'élire, bien sûr) parmi toutes ces créatures de rêve, uniquement par le toucher et l'odorat. En général, il y arrive très bien. Pour finir, nous inversons les rôles, à ceci près qu'avec mon infirmité, il n'est nul besoin de me mettre un foulard sur les yeux. Aucune importance: le jeu se conclut toujours de la même manière.

    Je sens à présent la table vibrer. Ce n'est pas l'effet du vent, ce n'est pas non plus que Gilles s'adonne au spiritisme. Il tape du pied, tout simplement parce que le garçon tarde à venir pour la commande.

    J'essaye de calmer son impatience avec les arguments classiques: « Rends-toi compte! Il y a beaucoup d'affluence aujourd'hui, le personnel ne peut pas servir tout le monde à la fois! » Ou bien: « Nous venons juste d'arriver, c'est jour de fête et nous sommes en vacances! »
  - Tu as raison, maugrée-t-il, attendons un peu!

    Le ton qu'il a pris dément la résignation de son propos. Aux mouvements de l'air, je devine qu'il gesticule toujours. Et ça marche. Un serveur finit par s'approcher. Je constate sa présence au ton obséquieux qu'il prend pour poser la question rituelle: « Et pour ces Messieurs-dame, ce sera ? »
  - Deux menus du jour! répond péremptoirement mon compagnon.
  - Il est si pressé de commander qu'il ne m'a même pas demandé mon avis. C'est bien les hommes, ça. Il aurait tout de même pu me lire avant la carte, détailler les plats, s'enquérir de mes préférences. Car justement, l'ordinaire - la « comida corrida »comme on dit chez moi – ne me convient pas.

   Je me rebelle. Histoire de lui montrer de temps en temps que j'existe.
« Je vous demande pardon! Qu'est-ce qu'il y a au menu? »
  - Ben, vous avez vu, des tellines et de la gardianne de taureau... Pour les desserts, on verra plus tard...» précise le garçon.

    Dans les tellines, c'est connu, il n'y a pas grand chose à manger. Accommodés à la crème à l'ail, ces petits coquillages constituent une entrée acceptable, à condition qu'ils aient dégorgé leur sable avant de passer à la casserole. Ce qui n'est pas toujours le cas. Quant à la daube, ce plat me donne la nausée. A plus forte raison, quand il s'agit de la chair coriace d'un taureau de course agrémentée de sauce piquante. Le garçon sent ma réticence et se veut conciliant.
  - A la place, je peux proposer à Madame une solette pêchée de la nuit....

    Pour un peu, je sauterais au cou du serveur. D'abord parce que j'aime le poisson. Mais surtout parce que lui au moins sait faire preuve d'un peu de galanterie. Bonne leçon pour Gilles, au passage! Qu'il la retienne et je ne lui garderai pas rancune! Pour se faire pardonner, mon compagnon commande une bouteille de Listel gris. Un vin de pays, frais et gouleyant, bon pour  accompagner à peu près tout. D'accord, rien à voir avec un Château Pétrus 76. Mais on n'est pas à Saint-Emilion!

  Bon, ça y est, la commande est prise, le garçon s'éloigne de notre table, mais quelque chose me dit que nous n'allons pas rester seuls longtemps. J'entends tout près de moi le frou-frou d'une robe à volants. Tulle? Organdi? L'étoffe est rêche, elle émet quand on la touche un crissement métallique. Agaçant comme celui d'une pincée de sable qu'on malaxe entre ses doigts. Gilles me chuchote : « C'est une Gitane, une Rom. Elle tourne autour des clients comme les mouches sur un pot de miel! Il faut nous en débarrasser au plus vite. »

    Mais la bohémienne ne se laisse pas faire. Elle me supplie:
  - La bonne aventoure, Madame, jouste dire la bonne aventoure!

    Lui cherche toujours à la chasser, je m'interpose. Je tends la main à la prétendue voyante. Moi, je suis non-voyante. Est-il donc singulier que je recoure à ses bons offices? La femme se penche vers moi. Elle porte un foulard - non, ce doit être un châle - enroulé autour de ses épaules. Aux mouvements qu'elle fait, je devine le relief des broderies sur l'étoffe. Je sens les callosités de sa main en train de se refermer sur la mienne. Les doigts longs et secs de la bohémienne effleurent ma paume. Ses ongles acérés suivent ce qu'on nomme: la  « ligne de vie », en épousent les sinuosités.
  - Yo vois oun grand malheur qui s'est prodouit dans ton passé, Madame.
[Sans doute, elle fait allusion à l'accident qui m'a privé de la vue il y a quinze ans. Là, elle a perdu une belle occasion de se taire.  La blessure causée  à mon existence ne cicatrisera jamais!]

  - Ensouite, tou as fait la rencontre la plous importante de ta vie...
[Gilles, qui d'autre?.... Nous nous sommes connus au franchissement d'un passage pour piétons. Normal. J'étais porteuse d'une canne blanche. Obligeamment, il m'a fait traverser. Ensuite, il a proposé de me faire un brin de conduite en ville. Un long trajet, qui dure toujours, en fait, car depuis, nous ne sommes plus quittés. Pas courante, cette façon de se rencontrer, n'est-ce pas? La suite est encore plus étonnante. Comment ai-je pu rester avec quelqu'un d'aussi insupportable? Seul point positif,  je n'ai plus besoin de ma canne blanche. Trêve de digressions, je laisse poursuivre ma Gitane:]

-  Pour l'avenir (c'est sourtout ce qui t'intéresse, hein, Madame?) yo vois oun grand bonheur...
[C'est ce qu'elles disent toutes. Mais là, je la pousse dans ses retranchements].
  - Précisez! fais-je.

[Elle ne se laisse pas démonter, place un objet dans le creux de ma main].
  - Prends ce talisman, Madame! Porte-le à ton oreille!

  [Je ne sais pas ce dont il s'agit. Je manifeste ma réticence, elle insiste. Qu'ai-je à craindre? Je  m'exécute: l'objet est léger, pas très gros, de forme irrégulière. Doux et lisse au toucher, mis à part quelques aspérités, son rebord un peu coupant. Placé contre l'oreille, il murmure, exhale un souffle, on entend le bruit de la mer].
  - C'est un cône, un coquillage commun sur les rochers de la Méditerranée, m'explique Gilles, vite satisfait de mettre un nom sur les choses. Pour moi, le nom, c'est sans importance.
  - Garde ce coquillage. Il te portera bonheur, affirme la Gitane.

    [Elle glisse une phrase à mon oreille, quelque chose que mon compagnon ne doit pas entendre. Une prédiction qui me fait rougir. Vite je tire quelques pièces de mon porte-monnaie. La bohémienne balbutie un  vague mot de remerciement et s'éclipse.]

  - L'essentiel est qu'elle n'ait rien fauché dans ton sac à main! commente Gilles, quand il la croit suffisamment éloignée.

   Je ne relève pas cette sortie incongrue. Il a des yeux et ne voit rien. Il n'a même pas remarqué que mon ventre commence à enfler.


                                                                                   Notes et commentaires:

 Cette nouvelle, créée en atelier, est censée répondre aux spécifications du concours littéraire du Bicentenaire Louis Braille: "Dire le non-visuel". Il s'agit de décrire des sensations auditives, tactiles, olfactives ou gustatives, hors perception visuelle. Outre cet aspect purement sensoriel, cette proposition s'attache à ce qu'on nomme une "analyse transactionnelle" des relations entre la narratrice (non-voyante ) et son compagnon, attablés à la terrasse d'un restaurant en bord de mer.  Le lecteur identifiera sans peine la plage  imaginaire de "Falabala les Flots" avec les Saintes Maries de la Mer. "L'abrivado" (lâcher de taureaux) est une coutume locale. Les tellines (Donax edulis) sont de petits coquillages qu'on ramasse à marée basse dans le sable.

 

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité