L'aède
L'Aède.
Pour fuir l'ardeur du jour, il s'était mis à l'ombre
d'un pin majestueux. Seul arbre de ce cap
torturé par les vents, dont la brise de mer
agitait le feuillage. Au-dessus de sa tête,
le crépitement sec des aiguilles froissées.
Il se sentait chez lui sur ce roc escarpé!
Nul mortel ne viendrait troubler sa solitude,
il pourrait y chanter les héros et les dieux.
Un parfum balsamique émanait de ce tronc,
chauffé par le soleil et moite de résine,
se mêlant à l'odeur enivrante, sucrée
du genêt épineux à la fleur douce-amère.
L'aède humait à pleins poumons le vent du large
aux relents de marée en décomposition,
porteur de pourriture, de miasmes, de fragrance.
Oh, l'odeur de varech! Oh, ce remugle d'algues!
Oh, ce monde mouvant, sans cesse renaissant!
Le bruit de ses troupeaux - bêlements et sonnailles
parvenait assourdi des pâquis alentour.
Venaient ici brouter des brebis et des chèvres,
cherchant avidement l'herbe maigre du lieu.
Le berger d'Arcadie en tirait chaque jour
un lait sentant le suint. Des fruits de son jardin
faisaient son ordinaire avec quelques olives,
des galettes à l'huile embaumant le pain frais.
S'y mêlait la senteur d'herbes aromatiques:
origan, basilic, romarin, serpolet,
qu'exhalait au soleil la garrigue mouillée.
Leur odeur remontait du sol aux frondaisons.
Leur bouquet chatouillait ses narines gourmandes.
Oui, l'aède éprouvait le besoin de chanter
l'étendue océane ayant nom: mer Egée,
à laquelle une chèvre avait donné son nom.
Il disait son amour pour sa terre natale,
accompagnant son chant d'un instrument rustique,
qu'il avait fait durant les longues nuits d'hiver.
Cet arc qu'il nommait « lyre », à cinq cordes pincées,
résonnant tour à tour entre ses doigts noueux.
Les notes s'égrenant, des accords jaillissaient.
L'instrument soulignait sa lente mélopée.
Il surgissait des sons étranges, incertains
des mots venus d'ailleurs, qu'il avait dans sa tête,
qu'il tenait de son père et de ses grand parents.
Il chantait le pays, terre de ses aïeux.
Ah! Comme il eût aimé dire l'azur du ciel,
le blanc éblouissant du roc déchiqueté
par les flots furieux, ce fier promontoire où
la mer s'est imbriquée en mille indentations.
Ah, comme il eût voulu décrire la turquoise
de l'eau, des tourbillons d'écume floconneuse!
Mais hélas il n'avait jamais vu tout cela
qu'en imagination, car il était aveugle.