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11 novembre 2008

"Malbrouc s'en va-t-en guerre...."

« Malbrouc

s'en va-t-en guerre.... »

 

 Il y a si longtemps que Monsieur le Duc s'est mis en campagne qu'on ne sait s' il reviendra... ni quand il reviendra. Ce sera  peut-être à Pâques... ou à la Trinité. Nul n'a de ses nouvelles....


 Pâques et la Trinité sont venues, passées, revenues, repassées.... une fois... deux fois... dix fois... huit cent fois....   Malbrouc n'est toujours pas de retour.


 Cela fait bien huit siècles que le duc est parti, fleur au fusil. Qu'il a déclaré la guerre aux Wisigoths de Neustrie, puis aux Ostrogoths de Transylvanie. Puis au Prêtre Jean. Puis au Grand Turc. Au Khan des Mongols, au roi des Papous. Que dans son ardeur belliqueuse, il s'en est pris aux Croyants, aux Sceptiques, aux Mécréants, aux Schismatiques aussi bien qu'aux Infidèles. Monsieur le Duc continue à défier les gens civilisés du monde entier et d'ailleurs comme il pourchasse les Tartares, Barbares et Sarrasins de tout poil. Pas de quartier! Sus à l'ennemi, partout où il se trouve!


 Cela fait huit cents ans que ce bellâtre s'est élancé à l'assaut de la falaise escarpée où les pourpres flots d'Hémoglobine se précipitent dans le cours obscur de l'Achéron. Qu'après avoir investi les  Monts Métallifères, son ost s'est engagé sur les sentiers rocailleux des Carpathes; s'est jeté en terre inconnue, région désolée, repaire à Vampires. Que poussant leurs cris de guerre, les gens d'armes, obscure piétaille, ont suivi les porteurs d'oriflammes. Que derrière eux, la sombre caravane des mulets a péniblement tiré mortiers et couleuvrines, balistes et mangonneaux.

 

 Cela fait huit siècles que leurs silhouettes se sont amenuisées, puis effacées derrière cette ligne de crête, telles de minuscules fourmis. Huit siècles d'une interminable attente, et puis... plus rien! Car il faut bien le dire: ces hommes, ces bêtes, ces canons, on ne les a jamais revus.

MALBROUC

 


Alors, lasse d'être seule et sans nouvelles, la duchesse de Malbrouc a pris les devants. Elle est partie avec une modeste escorte à la rencontre de son époux. « Holà, mes gens! Qui m'aime me suive! »

 Ses fidèles serviteurs ont répondu: « présent! ». Très digne, le Grand Chambellan l'accompagne. Deux valets de pied, la camériste, l'architecte, le fou, même un prisonnier, dont on ne sait pas quoi faire, ont pris la suite.

 Chaque jour que Dieu fait, Madame à sa tour monte et ne voit rien venir. Rien d'autre que les cimes enneigées qui scintillent, le soleil à l'horizon qui rougeoie, la plaine au loin qui poudroie, le milan dans le ciel qui tournoie.

 Au pied de la tour, l'homme de l'art, assis sur un banc, médite. Il a conçu cet édifice sobrement, savamment, comme un jeu d'échecs. En une curieuse perspective, le pavement de la cour fournit le carroyage. Figures et décor s'unissent  pour former une tour aux frontières de l'imaginaire: avec un rez-de-chaussée couvert et deux étages. Son belvédère, ou kiosque, avec péristyle et balustres, compte plus de vides que de pleins. Une fine arcature à la mode florentine s'élance vers le ciel, laissant observer les détails d'un paysage fantastique imprégné de luminosité. Trois coupoles coiffent l'édifice, Byzance n'est pas loin, l'Orient fascine.

 L'ambition de l'architecte ne s'arrête pas là. Ses plans sont dépliés, son crayon n'est jamais au repos. Il imagine. Ne peut-on surélever la tour, encore et toujours plus haut, pour voir de plus en plus loin, et même (qui sait...) par-delà la ligne de crête? Peut-être enfin saura-t-on ce qui s'y passe....

 Le majordome n'en demande pas tant. Il réside à l'entresol, comme sa fonction l'exige. On ne lui demande que de coordonner, porter livrée et de bien se tenir. Il occupe le niveau intermédiaire entre la plate-forme supérieure où la Dame poursuit absurdement son guet sans issue et le bas-étage où s'agite la valetaille... autant dire de simples pions sur l'échiquier. Enfin, tout le monde sait que si le surintendant n'était pas là, rien ne tournerait rond.

 Les deux valets se font la courte échelle. Le vent souffle, ils s'accrochent. Souffler n'est pas jouer.   

 Le fou lutine la camériste, ce qui prouve qu'il n'est pas si fou que ça.

 Et le prisonnier, que fait-il, le prisonnier? Cet homme n'est pas à plaindre, car il occupe la seule pièce fermée de l'édifice. Il le faut bien d'ailleurs, car il pourrait s'évader sans cela. Le prisonnier passe la tête entre les barreaux de sa geôle en rêvant d'un ciel sans nuage et d'oiseaux en liberté. Mais le prisonnier a oublié ce que c'est que la liberté. Il y a si longtemps qu'on l'a mis en cage que personne ne sait plus  au juste pourquoi il s'y trouve, surtout pas lui.

 Mais la Duchesse elle-même ne sait pas non plus ce qu'elle fait là, ce qu'elle espère, ce qui l'attend. Son époux, ne reviendra pas, au fond elle le sait bien. Le duc est mort: "échec et mat"; à quoi bon demeurer indéfiniment dans la vaine contemplation d'un espace illusoire? Le regard de la dame, à présent, n'est plus tourné vers les crêtes, à les scruter encore et toujours, mais de l'autre côté vers la vallée. En contrebas, il y a le monde réel, un pays habité de gens qui naissent, vivent ensemble et meurent. On y voit des lumières qui brillent, des feux qui s'allument. Des chaumières où les familles se rassemblent. Des cuisines, des salles à manger où l'on mange, l'on rit et l'on boit. Des chambres à coucher où l'on fabrique des bébés. Des cours où jouent les enfants, devenus plus grands.

 En bas, la vie vaut la peine d'être vécue. C'est décidé: la duchesse de Malbrouc n'attendra pas davantage. A huit cents ans passés, son avenir est devant elle, elle est si jeune encore! Gentiment, elle tend au prisonnier la clé des champs. Ensemble, ils vont filer, fuir ce lieu, ensemble ils  rejoindront la vallée et cultiveront leur jardin.


Illustration: M.C. ESCHER (1898-1972): « Belvédère », 1958.

 Fondation ESCHER, BAARN, Hollande.

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