Noces de Nickel, JC Boyrie
Noces de nickel
Entre
elle et moi, c'est une longue histoire d'amour. une histoire
impossible et charmante comme on se plaît à en raconter
pour la Saint Valentin.
Tout
jeune, à l'âge des projets et des rêves, je me
suis engagé pour la vie. Trop tôt, peut-être? Par
la suite, (c'est, convenez-en, une attitude exceptionnelle en pareil
cas), je m'en suis tenu à mon choix. Résultat: quarante
années de vie commune! Quarante ans que je l'entretiens! Quand
on y réfléchit, c'est méritoire, car les
hommes fidèles aussi longtemps ne sont pas cohorte.
Donc,
croyez-moi si vous voulez: après huit lustres de vie commune,
je la regarde comme au premier jour. Si je cessais de la couver des
yeux, elle en mourrait. Ma main frôlant sa nuque en col de
cygne y met toujours autant de tendresse, y trouve autant de plaisir.
Une même volupté l'inonde et m'envahit quand
j'entreprends de l'astiquer. Nous vibrons à la même
fréquence. Je vous en parle en connaissance de cause: une fois
qu'on en connaît l'usage, c'est un magnifique instrument dont
on peut tirer toujours de nouveaux accords. Renversant, non?
Je la contemple posément, pieusement, de haut en bas, et me dis qu'elle ne marque pas son âge, qu'elle est toujours aussi belle. Bien sûr, elle a pris du ventre, un léger renflement épaissit sa taille. Evidemment, le bonnet ruché qui la coiffe est d'un autre âge, un tantinet décalé, tout comme la déparent ses jambes grêles et ses pieds nickelés. Question réflexes, elle ne réagit plus comme elle faisait autrefois à la moindre sollicitation du doigt. Mais je vous ennuie sans doute avec ces précisions sordides, ce sont de simples détails que tout cela. J'évite en tous cas de lui dire, ou même de lui laisser entendre « qu'elle n'est plus dans le coup ». Que « son café fout le camp » (1).
Il faut
reconnaître d'ailleurs qu'elle n'est pas loquace, elle compense
en exprimant beaucoup de choses par son seul silence. Quand je lui
parle doucement, elle me répond à sa manière,
ronronne de bonheur au coin du fourneau. Car la cuisine, voyez-vous,
est au coeur de son existence.
De plus, elle est sérieuse, pour ça oui! Elle n'a rien d'une aventurière. Je lui dois beaucoup. Alors que j'étais étudiant, elle m'a tenu compagnie, aidé, soutenu, tout au long mes interminables de nuits de veille, passées à réviser mes examens. Lorsque plus tard, je suis entré dans la vie professionnelle, elle était présente à l'ombre d'un ordinateur, je lui rendais visite aux heures de pause.... Tout en restant mienne, elle a su partager les moments d'échange et de convivialité entre collègues. Puis, le temps passant, la retraite est arrivée, avec les activités du troisième âge. Elle a réussi à s'immiscer jusqu'au sein de mon atelier d'écriture. Je suis persuadé que le jour venu, elle m'accompagnera sur mon lit de mort et recueillera mes cendres une fois qu'on m'aura torréfié.
Il y a
eu des hauts et des bas. Connaissez-vous une vie commune ne se
déroule sans heurts ni sans à-coups. Pas moi! Il y a
même eu de sérieuses crises. Je me sens pleinement
responsable et je les assume. Ainsi (un homme est un homme...), je
n'ai pas su résister à la grâce féline
de la femme-panthère de
Lavazza
(2). En guise d'excuses, je lui ai réitéré mon
attachement indéfectible, expliqué qu'elle seule
comptait, qu'il n'y avait rien de sérieux dans cette aventure
avec une créature de vingt ans plus jeune. M'a-t-elle cru?
M'a-t-elle vraiment pardonné cette incartade? J'en doute.
Aujourd'hui encore, elle se manifeste à moi par des sautes d'humeur imprévisibles, juste pour me rappeler qu'elle existe. Oh, je me rends bien compte qu'elle me fait marcher... et à mon tour ferme les yeux sur ses caprices. Je tente de pallier ses accès de faiblesse, de prévenir ses pannes. Et j'y parviens. Bien convaincu que s'il se produisait un incident plus grave, il serait sans doute irrémédiable: elle rendait l'âme pour de bon, n'étant pas réputée économiquement réparable.
En guise d'éloge funèbre, elle aurait droit à la mention « H.S. »: hors service.
Tenez,
aujourd'hui par exemple, elle râle, émet un gargouillis
d'égrotante. Rote. Tousse. Suffoque. Crachouille
lamentablement. La cause de son mal, je l'ai comprise très
vite et tout seul sans qu'il soit besoin d'aller chercher de médecin
ni d'apothicaire. Ses funestes symptômes tiennent à
certaine décoction que je lui ai administrée,
négligeant de consulter les indications pourtant bien en
évidence sur l'emballage: « 100%
Robusta ».
J'ai agi de manière irresponsable. Commis une bavure, une
tragique bavure!
Car il
est bien connu, c'est un peu fort de café, que la variété
« Robusta »,
plus économique à l'achat, donne des allergies, crée
des palpitations. A notre âge, assurément, et aussi pour
toute personne plus jeune, qui serait de complexion fragile, il faut
recourir à « l'Arabica », un peu moins
corsé, mais plus suave à l'odeur, plus doux au goût,
moins excitant, plus parfumé. Donc inoffensif (en principe)
pour la santé.
Là,
j'ai honte de ma désinvolture. Pan sur le bec! Cela
m'apprendra à faire les courses en catastrophe au supermarché
le plus proche, sans même lire les étiquettes des
produits que j'entasse inconsidérément dans mon
chariot! Je n'ai même pas l'excuse de la crise qui incite le
consommateurs à se tourner vers ce qu'on nomme en rayon
« l'entrée
de gamme ».
Le café moulu, fût-il du meilleur cru, n'est pas ruineux
si l'on compare son prix à celui d'un produit analogue produit
conditionné par exemple en « dosettes »
(une astuce commerciale comme une autre).
Décidément,
je ne suis qu'un goujat. Je vide le filtre d'un reste de marc qui
l'encrasse, nettoie soigneusement toute trace de l'odieuse mixture,
sélectionne un Arabica tout ce qu'il y a de plus frais et de
plus raffiné – provenance garantie: les Comores. J'y mêle
quelques graines de cardamome aux vertus sédatives, limite
hallucinogènes, riches de toute la magie de l'Orient.
Ce sera
le début d'un nouveau voyage, un périple lointain. Un
voyage qui n'aura pas de fin, que nous accomplirons ensemble en
tête-à-tête, ma vieille cafetière et moi,
pour fêter nos noces de nickel.
Notes et commentaires:
Cette proposition part d'une idée de Carole, mais ne répond pas à la consigne donnée pour les « Polyphonies ». Il s'agit plutôt d'une « nouvelle à chute » illustrant un certain rapport (visuel, olfactif...) avec l'objet.
La légende attribue à Louis XV au seuil de la mort cette exclamation prémonitoire: « France, ton café fout le camp! ». Si ce n'est vrai, c'est bien trouvé!
Voir sur le blog nouvelle du même auteur: « Prélude à l'après-midi d'un fauve ».
Illustration de l'auteur