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15 janvier 2009

Noces de Nickel, JC Boyrie

Noces de nickel

 

 

Entre elle et moi, c'est une longue histoire d'amour. une histoire impossible et charmante comme on se plaît à en raconter pour la Saint Valentin.

Tout jeune, à l'âge des projets et des rêves, je me suis engagé pour la vie. Trop tôt, peut-être? Par la suite, (c'est, convenez-en, une attitude exceptionnelle en pareil cas), je m'en suis tenu à mon choix. Résultat: quarante années de vie commune! Quarante ans que je l'entretiens! Quand on y réfléchit, c'est méritoire, car les hommes fidèles aussi longtemps ne sont pas cohorte.

 Donc, croyez-moi si vous voulez: après huit lustres de vie commune, je la regarde comme au premier jour. Si je cessais de la couver des yeux, elle en mourrait. Ma main frôlant sa nuque en col de cygne y met toujours autant de tendresse, y trouve autant de plaisir. Une même volupté l'inonde et m'envahit quand j'entreprends de l'astiquer. Nous vibrons à la même fréquence. Je vous en parle en connaissance de cause: une fois qu'on en connaît l'usage, c'est un magnifique instrument dont on peut tirer toujours de nouveaux accords. Renversant, non?

  Je la contemple posément, pieusement, de haut en bas, et me dis qu'elle ne marque pas son âge, qu'elle est toujours aussi belle. Bien sûr, elle a pris du ventre, un léger renflement épaissit sa taille. Evidemment, le bonnet ruché qui la coiffe est d'un autre âge, un tantinet décalé, tout comme la déparent ses jambes grêles et ses pieds nickelés. Question réflexes, elle ne réagit plus comme elle faisait autrefois à la moindre sollicitation du doigt. Mais je vous ennuie sans doute avec ces précisions sordides, ce sont de simples détails que tout cela. J'évite en tous cas de lui dire, ou même de lui laisser entendre « qu'elle n'est plus dans le coup ». Que « son café fout le camp » (1).

 Il faut reconnaître d'ailleurs qu'elle n'est pas loquace, elle compense en exprimant beaucoup de choses par son seul silence. Quand je lui parle doucement, elle me répond à sa manière, ronronne de bonheur au coin du fourneau. Car la cuisine, voyez-vous, est au coeur de son existence.

 De plus, elle est sérieuse, pour ça oui! Elle n'a rien d'une aventurière. Je lui dois beaucoup. Alors que j'étais étudiant, elle m'a tenu compagnie, aidé, soutenu, tout au long mes interminables de nuits de veille, passées à réviser mes examens. Lorsque plus tard, je suis entré dans la vie professionnelle, elle était présente  à l'ombre d'un ordinateur, je lui rendais visite aux heures de pause.... Tout en restant mienne, elle a su partager les moments d'échange et de convivialité entre collègues. Puis, le temps passant, la retraite est arrivée, avec les activités du troisième âge. Elle a réussi à s'immiscer jusqu'au sein de mon atelier d'écriture. Je suis persuadé que le jour venu, elle m'accompagnera sur mon lit de mort et recueillera mes cendres une fois qu'on m'aura torréfié.

 Il y a eu des hauts et des bas. Connaissez-vous une vie commune ne se déroule sans heurts ni sans à-coups. Pas moi!  Il y a même eu de sérieuses crises. Je me sens pleinement responsable et je les assume. Ainsi (un homme est un homme...), je n'ai pas su résister à la grâce féline de la femme-panthère de Lavazza (2). En guise d'excuses, je lui ai réitéré mon attachement indéfectible, expliqué qu'elle seule comptait, qu'il n'y avait rien de sérieux dans cette aventure avec une créature de vingt ans plus jeune. M'a-t-elle cru? M'a-t-elle vraiment pardonné cette incartade? J'en doute.

 Aujourd'hui encore, elle se manifeste à moi par des sautes d'humeur imprévisibles, juste pour me rappeler qu'elle existe. Oh, je me rends bien compte qu'elle me fait marcher... et à mon tour ferme les yeux sur ses caprices. Je tente de pallier ses accès de faiblesse, de prévenir ses pannes. Et j'y parviens. Bien convaincu que s'il se produisait un incident plus grave, il serait sans doute irrémédiable: elle rendait l'âme pour de bon, n'étant pas réputée économiquement réparable.

 En guise d'éloge funèbre, elle aurait droit à la mention « H.S. »: hors service.

 Tenez, aujourd'hui par exemple, elle râle, émet un gargouillis d'égrotante. Rote. Tousse. Suffoque. Crachouille lamentablement. La cause de son mal, je l'ai comprise très vite et tout seul sans qu'il soit besoin d'aller chercher de médecin ni d'apothicaire. Ses funestes symptômes tiennent à certaine décoction que je lui ai administrée, négligeant de consulter les indications pourtant bien en évidence sur l'emballage: « 100% Robusta ». J'ai agi de manière irresponsable. Commis une bavure, une tragique bavure!

 Car il est bien connu, c'est un peu fort de café, que la variété « Robusta », plus économique à l'achat, donne des allergies, crée des palpitations. A notre âge, assurément, et aussi pour toute personne plus jeune, qui serait de complexion fragile, il faut recourir à « l'Arabica », un peu moins corsé, mais plus suave à l'odeur, plus doux au goût, moins excitant,  plus parfumé. Donc inoffensif (en principe) pour la santé.

 Là, j'ai honte de ma désinvolture. Pan sur le bec! Cela m'apprendra à faire les courses en catastrophe au supermarché le plus proche, sans même lire les étiquettes des produits que j'entasse inconsidérément dans mon chariot! Je n'ai même pas l'excuse de la crise qui incite le consommateurs à se tourner vers ce qu'on nomme en rayon « l'entrée de gamme ». Le café moulu, fût-il du meilleur cru, n'est pas ruineux si l'on compare son prix à celui d'un produit analogue produit conditionné par exemple en « dosettes » (une astuce commerciale comme une autre).

 Décidément, je ne suis qu'un goujat. Je vide le filtre d'un reste de marc qui l'encrasse, nettoie soigneusement toute trace de l'odieuse mixture, sélectionne un Arabica tout ce qu'il y a de plus frais et de plus raffiné – provenance garantie: les Comores. J'y mêle quelques graines de cardamome aux vertus sédatives, limite hallucinogènes, riches de toute la magie de l'Orient.

 Ce sera le début d'un nouveau voyage, un périple lointain. Un voyage qui n'aura pas de fin, que nous accomplirons ensemble en tête-à-tête, ma vieille cafetière et moi, pour fêter nos noces de nickel.

CAFETIERE


Notes et commentaires:

 

 Cette proposition part d'une idée de Carole, mais ne répond pas à la consigne donnée pour les « Polyphonies ». Il s'agit plutôt d'une « nouvelle à chute » illustrant un certain rapport (visuel, olfactif...) avec l'objet.

  1. La légende attribue à Louis XV au seuil de la mort cette exclamation prémonitoire: « France, ton café fout le camp! ». Si ce n'est vrai, c'est bien trouvé!

  2. Voir sur le blog nouvelle du même auteur: « Prélude à l'après-midi d'un fauve ».

 

 Illustration de l'auteur

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