Frissons dans l'Eyre, Jean-Claude Boyrie
Frissons dans l'Eyre.
Question de Grand' mère à ses élèves du Cours complémentaire :
« Je suis un rond qui s'aplatit,
& G 2 L pour voler.
Qui suis-je ? »
Réponse
:
une ellipse.
Pierre Dubosc ( alias : Pierrot) sursaute en parcourant la rubrique nécrologique du Journal « Sud-Ouest ». Il vient d'y trouver un avis de décès qui le trouble fort. C'est quelqu'un qui porte le même nom de famille que lui : il s'agit de sa cousine au second degré Françoise Dubosc, dite « Fanchette », « ravie »... [ pas « ravie de mourir », mais si l'on se fie aux termes du communiqué ] : « ravie à l'affection des siens au terme d'une éprouvante maladie ».
Sa cousine Fanchette, Pierrot l'avait plus ou moins perdue de vue. Une situation aisément compréhensible, sachant que les deux branches de leur famille étaient brouillées de longue date pour une sordide histoire d'héritage.
Ce sont des choses qui arrivent. La pauvrette n'était pour rien dans cet obscur conflit. Dommage pour elle, dommage pour lui.
Car tout enfant, quand sa grand mère le menait aux Jacons, Pierrot était tombé amoureux de « la fille aux cheveux de lin » (1). Soupirant sans espoir : on lui défendait de jouer avec elle. Il ne l'avait revue que quarante ans plus tard. Elle était venue à lui, l'avait embrassé, elle avait tout fait pour apaiser les vieilles rancunes. Trop tard. Voilà qu'à présent elle était morte. Qui verrait disparaître sans émotion une personne juste de son âge ? Et puis, est-ce qu'on meurt à soixante ans ? Si c'était le cas, comment pourrait-on profiter de la retraite ?
........................................................................................................................................................................................
Barsacq sur l'Eyre (2) est un gros bourg des Landes. Pour tout dire un Chef-lieu de Canton. Une commune forestière noyée dans une mer de pins. Un point sur la carte, un nom sur la route nationale, une étape de second ordre pour le touriste de passage. Mais pour Pierrot, Barsacq représente beaucoup plus : c'est le village de son enfance.
Il éprouve à présent un ardent besoin d'y revenir. De retrouver le chemin perdu de ses origines. Il veut se rendre au cimetière. Se recueillir sur la tombe de Fanchette. S'excuser de son (trop) long silence. Réconcilier enfin « post mortem » les deux branches ennemies de sa famille.
Pierrot allume son ordinateur, tape « pelerinage.com » sur internet. Cherche la destination « Barsacq sur l'Eyre », affiche les horaires et les prix. Réserve une place de seconde classe côté fenêtre dans le TGV de quinze heures dix, départ Gare d'Orléans - Austerlitz.
Puis réfléchit. Comment peut-on prendre un billet de T.G.V. pour une gare où justement aucun T.G.V. ne s'arrête ? Ni d'ailleurs aucun train, quel qu'il soit, du fait qu'il n'y a jamais eu de gare à Barsacq. Lors de la construction de la ligne Bordeaux-Hendaye, le Conseil municipal de l'époque avait fait des pieds et des mains pour dérouter son tracé vingt kilomètres plus loin, épargnant au village les inconvénients supposés du Chemin de fer : le bruit, la pollution, tout ce qui s'ensuit...
Moralité : les bourgeois de Barsacq ont eu ce qu'ils voulaient, ils ont garanti leur tranquillité et perdu par là-même un moyen de transport vital. Heureusement, comme dit la publicité : « avec le train, tout est possible » (3). Surtout le train du souvenir. Il est rapide, silencieux, ne pollue pas. Il file au travers d'un paysage virtuel, s'arrête où l'on veut, quand on veut, avant de mener à sa destination finale : le Pays des Ombres. Là, c'est le fameux : « Terminus, tout le monde descend. »
Ultime particularité : pour cette destination, l'ordinateur n'édite que des allers simples.
........................................................................................................................................................................................
Pierrot a retrouvé son ancienne école, ci-devant « publique », devenue le : « Groupe éducatif primaire Serge Gainsbourg». Le profil de l'artiste en mal de rasage est affiché sur la façade. Son nom s'étale en gros caractères, telle une enseigne publicitaire. Il n'empêche. Sous un dehors non conformiste, malgré son habillage flambant neuf, ce sanctuaire de l'Instruction Publique ( pardon ! on dit à présent, « de l'Education ») délivre depuis un siècle un message uniforme.
Cette école représente trente années de la vie de Grand mère. Six lustres durant, elle y a exercé le métier d'institutrice.
Il y a trente ans les choses ne se passaient pas tout-à-fait comme aujourd'hui. Le bâtiment comportait deux parties distinctes, l'une pour les garçons, l'autre réservée aux filles. Les garçons entraient par une porte, les filles par l'autre. La classe commune était réservée aux tout-petits.
Les écoliers des deux sexes étaient tenus de porter la blouse, leur terne uniforme préservait jupes et culottes des taches d'encre et gommait les distinctions sociales. A la sonnerie, ils se rangeaient sagement par deux dans la cour avant d'entrer dans la salle de classe, leur joyeux babil cessait jusqu'à l'heure de la récréation.
En ce lieu, Grand' mère a rabâché les tables de multiplication et de division. Inlassablement fait réciter à ses petits élèves les Fables de la Fontaine. Vérifié qu'ils savaient par coeur le nom du chef-lieu de chaque département. Corrigé les dictées et les compositions françaises. Récompensé les bons élèves. Réprimandé les cancres impénitents, dont Pierrot, qui l'eût cru ? Grand' mère assurait accessoirement les cours de morale et d'éducation civique.
Aujourd'hui, sa voix résonne encore distincte dans la salle déserte, enjolivée par une pointe d'accent gascon. L'instit' à l'ancienne manière articule soigneusement chaque syllabe. Elle prononce toutes les consonnes. Fait un sort aux liaisons, au pluriel et à l'e muet.
........................................................................................................................................................................................
La maison de Marraine, au coeur du village, a gardé son aspect d'origine, mais perdu son identité. « Son âme » eût dit Grand' mère. Grand' Père est mort en dix huit, intoxiqué par le « gaz moutarde » à Verdun. Pierrot ne connaît de lui qu'un portrait en uniforme, en bonne place dans la salle de séjour. Celui d'un éternel jeune homme aux yeux très doux. « Veuve de guerre » à l'Armistice, Gabrielle n'avait que vingt cinq ans. On la surnommait « Gaby », personne n'eût songé à l'appeler Grand'mère à l'époque. Elle est venue s'installer là, chez sa soeur « Lolotte », avec le petit Paul, le futur père de Pierrot. Charlotte, qu'on appelait au village « la femme du Docteur » sera plus tard sa grand' tante et Marraine du susdit, mais nous n'en sommes pas encore là ! Le Docteur Lalanne est mort hypocondriaque au début des années cinquante, la Tata Marraine lui a survécu dix ans. Par la suite, Grand mère a du se résoudre à vendre la maison désormais trop vaste pour elle et trop dure d'entretien, même en épandant sur les parquets, les lambris et le mobilier des tonnes d'encaustique.
Chef de famille et nanti d'une belle situation, constamment accaparé par son travail, Père était devenu pour les gens d'ici « quelqu'un de la ville ». Il ne revenait que rarement au bercail. Tout jeune, Pierrot faisait de longs séjours chez sa grand mère, surtout pendant les vacances. Puis, il a grandi, les séjours se sont espacés, ainsi va la vie.
Aujourd'hui la maison de famille, aux allures de poule couveuse, est devenue une agence immobilière. Elle a gardé pignon sur rue, on voit toujours les moellons de garluche (4) en façade. Leur rouge sombre contraste avec les blanches embrasures des fenêtres munies de volets bleu-charrette.
Parfois, des mains invisibles écartent les rideaux de dentelle. On entrevoit deux visages de femmes, tour à tour souriants et tristes, deux bonnes fées, deux anges gardiens qui veillé sur l'enfance de Pierrot. Deux femmes si différentes entre elles et si complémentaires pourtant. Gabrielle et Charlotte. Grand mère et Tata Marraine. L'une férue de valeurs civiques et de laïcité. L'autre avec sa sensibilité maladive et sa religiosité quasi-mystique.
Sous leur double regard, les souvenirs d'enfance de Pierrot se résolvent dans un parfum de la cannelle et de la fleur d'oranger. Grand' mère disait de lui « il est gourmand comme une padère (5) de Carnaval ». Un effluve puissant s'échappe, embaumant la cuisine. L'odeur du « sitôt-fait » (6) qui finit doucement de dorer.
........................................................................................................................................................................................
La place du village s'anime. C'est l'heure de la fin de la messe, celle aussi des mondanités. Les femmes toutes de noir vêtues, sortent de l'église. Les hommes émergent du Café du Commerce. Une fois remisée leur aube blanche, les enfants de choeur redeviennent des gamins comme les autres, ils jouent aux billes sur le trottoir. Monsieur le Curé déambule, saluant ses ouailles, son bréviaire à la main. Il doit avoir chaud sous sa soutane aux petits boutons près serrés (au fait, qu'est-ce qu'il peut bien porter sous sa soutane, Monsieur le Curé ? ). L'abbé Daudignon a juste entrebaillé le col à rabat blanc sur son double menton moite. Au passage, il marmonne à l'adresse de Pierrot une phrase édifiante. Juste un de ces adages qu'il tient en réserve à l'usage de ses paroissiens. Pierrot connaît bien son répertoire, qui n'a pas varié : « Garde-toi des tentations de la chair ! » (les jours pairs) et « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front » (les jours impairs).
Ces
conseils, le bon abbé les met-il lui-même en pratique ?
Il y a une bien jolie servante au presbytère. On rit sous cape
dans l'arrière-boutique chez Sentucq de mystérieuse
disparition d'une louche en argent le jour de la visite pastorale de
Monseigneur d'Armagnac. Figurez-vous que l'évêque avait
malicieusement caché la louche entre les draps du bon Abbé.
On ne l'a retrouvée que longtemps après (7). Cette
histoire de servante peu farouche et de curé fait
définitivement partie du patrimoine barsacquois, les commères
du village font encore les gorges chaudes. Leurs maris se gaussent de
la virginité supposée des demoiselles Balhadère,
éternels « coeurs à prendre » du
lieu.
Monsieur Ducourneau, le Maire ne rit jamais, surtout pas des choses de la religion. N'est-ce pas sa dame qui fait réciter le catéchisme le jeudi ? Séraphin Ducourneau, c'est aussi le patron de la Scierie, un personnage considérable et considéré : de lui dépendent vingt emplois dans le village. Pour l'heure, il est en grande conversation avec son premier adjoint : le notaire, Lucien Romégas. Les deux hommes sont copains coquins. Un notaire, c'est quelqu'un d'important. Il contrôle toutes les transactions du canton, passe les actes d'achat, de vente et de succession de ses administrés. C'est par l'entremise de Me. Romegas et sans doute grâce à lui qu'à la mort de Grand' père, le petit Paul a été dépouillé par ses oncles. Le service qu'il a rendu à la branche cadette de la famille, celle de Jean Piano, valait bien une caisse de Saint-Emilion. La maison du notaire est la plus grande, la plus belle, la plus cossue du village. Lorsqu'il mourra, il aura droit aux obsèques les plus somptueuses et au caveau le plus en vue du cimetière. Son nom figurera en lettres d'or sur la dalle funéraire avec la date de sa naissance et celle de son décès, les titres qu'il a portés, les décorations qu'il a reçues. « Bon élu, bon père, bon époux » : ces quelques mots résument bien la vie d'un homme convenable. Sans leur secours, son souvenir serait à jamais perdu pour la postérité.
........................................................................................................................................................................................
Pierrot a repris le chemin des Jacons. Retrouvé sans peine la demeure de Jean Dubosc dit « Jean Piano », le musicien de la famille. Les oncles sont morts depuis longtemps, puis est venu le tour de Jean et ensuite celui de sa fille Annie : la pécheresse honnie de tous, pour avoir « conçu hors des liens sacrés du mariage »( dixit Monsieur l'Abbé ). Galipette que traduit bien le parler local : « elle a fait lanlaire au bord de l'Eyre ».
Avec la disparition récente de Fanchette, la « fille aux cheveux de lin », le lignage ennemi s'est éteint. Inutile désormais de faire un crochet pour éviter ce lieu de perdition.
Circulez,
il n'y a plus rien à voir !
D'ailleurs,
le paysage a changé, comme tout le reste ici : le hameau
d'autrefois laisse place à un lotissement, avec ses maisons
préfabriquées. Le jardin familial, vert paradis de son
enfance, est maintenant englouti sous l'asphalte. Rassemblant ses
souvenirs, sous le portillon de la mémoire, Pierrot parvient
tout de même à identifier l'emplacement des tomates en
espalier, du carré de choux, le coin des herbes aromatiques,
la plate-bande où poussaient les glaïeuls.
Descendant vers la rivière, il s'installe sur une grosse pierre au bord de l'Eyre. En ce lieu précis, il venait jadis avec Grand' mère prendre le frais dans la torpeur d'un après-midi d'été.
Pierrot fait le vide dans sa tête, en chasse les idées parasites, pour mieux goûter ses souvenirs. Son regard se perd parmi les frondaisons, glisse sur le miroir d'eau ferrugineuse. Au niveau des seuils d'alios (4), l'Eyre se brise en minuscules cascatelles. Des remous se forment, toujours mouvants, toujours changeants. Mirage des reflets se jouant sur l'eau frissonnante, miracle de la lumière qui scintille et sautille. La rivière semble à Pierrot plus propre qu'autrefois, les rives sont maintenant recépées, la commune a fait nettoyer les branches qui traînaient dans l'eau. Une petite plage a même été aménagée. On peut faire aujourd'hui trempette dans l'Eyre, y canoter, pique-niquer en famille.
Aujourd'hui, c'est bizarre, il fait beau, mais on ne trouve pas âme qui vive. Seul s'agite à l'envi le microcosme des insectes : nèpes, moustiques, libellules voletant parmi les iris nains, les renoncules et les lentilles d'eau. Ce petit monde grouille à la surface de l'Eyre, émerge pour aussitôt mourir et sans cesse renaître.
Aux yeux de qui sait regarder, ces créatures infimes livrent un immense secret : celui de la survie.
Seul l'éphémère dure.
........................................................................................................................................................................................
Tout est calme à présent. Le dialogue peut reprendre entre Pierrot et sa grand'mère.
« Tu
vas te faire tirer les oreilles, mon enfant ! A quand remonte ta
dernière visite ? Allons, avoue, sacripant : six mois.... ?
Deux ans .... ? Cinq ans ... ?
- Ben....
Cela va faire trois ans tout juste, Grand' mère, que je suis
venu fleurir ta tombe.
- Petit coquin ! Sais-tu seulement où elle se trouve, ma tombe ? A
l'autre extrémité du cimetière, à
l'opposé de celle de Jean Piano. Tu ne t'imagines tout de
même pas que j'allais reposer pour l'éternité
avec ceux qui m'ont dépouillée ? Cinq travées
séparent nos deux caveaux.
- C'est
possible ! Je n'ai pas compté les rangées. A propos
du cousin Jean, je trouve bien triste que sa petite-fille l'ait déjà
rejoint sous la terre.
- Ce
n'est gai pour personne, petit. Cette drolesse, je la croise de
temps à autre en mon ultime séjour devenu le sien.
Nous devons nous supporter mutuellement.
- Je ne
vois pas ce que tu lui reproches. Avant de s'en aller, Fanchette
avait essayé de me parler...
- Je
ne lui en veux pas personnellement, note bien. Même que ce
n'est pas une mauvaise fille, et polie avec ça : quand on se
rencontre, elle me fait un signe de la tête, je la salue de
même, et nous passons notre chemin. Bien sûr, nous
n'irons pas jusqu'à tenir salon.
- Je
réalise à présent qu'outre-tombe comme
ici-bas, il y a des conflits de voisinage !
- Parce
que tu croyais le contraire ? Décidément, les
« pas-encore-morts »
se font des idées préconçues sur les
« non-vivants ».
Ils s'imaginent que leurs chers disparus résident à
perpète sous une dalle de pierre entre quatre planches. Eh
bien, ils ont tort. « Ceux de l'au-delà »
(comme ils disent) sont libres d'aller et venir à leur guise.
Certains retournent de préférence vers les lieux
qu'ils ont fréquenté de leur vivant.Ils habitent chez leurs
enfants, leurs petits-enfants, ceux qui les ont connus et aimés. D'autres
choisissent l'errance, ils s'éparpillent partout dans la
nature, se trouvent là où on les attend le moins. Ta cousine Fanchette, tu l'as peu connue et pourtant elle est présente dans ton souvenir. Quelques notes de piano te suffisent à la faire revivre. Juste le temps de l' émotion.
Mais souviens-toi, c'est important
: les morts n'existent que quand on pense à eux.
- Je
t'entends, Grand' mère....
- Non,
tu m'écoutes sans comprendre, ce n'est pas la même
chose, c'est même tout-à-fait différent.
- Sois
indulgente, Grand' mère. Tu me demandes de percer le mystère
de l'au-delà.
- Je
ne te demande rien. D'ailleurs, il n'y a pas de mystère de
l'au-delà, mon petit. La maladie et la mort sont normales,
elles font partie de la vie. Il faut juste croire au miracle de la
vie.
La voix de l'aïeule s'estompe, se fait de moins en moins distincte. A présent, ce n'est qu'un murmure qui se fond parmi les bruits de la nature et se perd. Un souffle échappé de sa bouche défunte et qu'emporte le vent d'ouest.
Notes et commentaires :
Cette proposition a été formulée en atelier sur la consigne de «l'ellipse ». Elle prolonge deux nouvelles antérieures, figurant sur le Blog « Atelierdecrits » :
Voir « La fille aux cheveux de lin » - Souvenirs d'enfance – (2008). L'épisode ci-dessus se situe trois ans plus tard.
Barsacq est un village imaginaire. L'Eyre est un petit fleuve côtier qui draine la Grande-Lande et débouche dans le Bassin d'Arcachon.
Cet alinéa paraphrase une publicité connue de la S.N.C.F.
La garluche (alios) est une concrétion ferrugineuse.
Voir « Une histoire louche » (2007).
Poële.
Pâtisserie locale.
Illustration de Fabrice Boyrie (10 ans)