Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Ateliers d'écriture et d'accompagnement à Montpellier ou par Zoom
Newsletter
Publicité
Archives
7 mars 2009

Le septième exploit d'Hercule, Jean-Claude Boyrie

Le septième exploit d'Hercule.

HERCULE

    Il s'appelait Hercule Durand, bien sûr ce n'était pas de sa faute. Il n'avait choisi ni le prénom, ni le nom dont il était affublé.

    Par les temps qui courent, le glorieux prénom d'Hercule est qualifié « d'inusité ». Il se prête à des jeux de mots faciles, induit des rimes malsaines, des diminutifs... ridicules. « Hercule, t'es nul ! » en était l'exemple le plus innocent. Un quolibet dont ses collègues de bureau accablaient régulièrement l'infortuné. Comme pour aggraver son cas, Hercule était de constitution chétive. A ce dehors malingre, il joignait un esprit des plus communs. Bref, c'était un médiocre. Un minable. Un nul.

  Quant à son nom de famille, il ne présentait aucune particularité, c'était bien là le problème. Statistiquement parlant, « Durand » est le patronyme le plus répandu de l'Hexagone. Un nom d'une absolue banalité. Comment voulez-vous qu'un individu nommé Durand parvienne un jour à sortir ... du rang ? Comment l'existence de celui qui porte un nom pareil pourrait elle être originale ?  Des amis, des connaissances, ayant un autre patronyme que le sien, avaient non seulement réussi à le faire émerger, mais à le rendre impérissable. Un nom est lié au domaine d'excellence de celui qui le porte. Par exemple, aussi loin que remontaient ses souvenirs de collège, les noms accolés de Morisset -Thévenot, Lagarde et Michard figuraient désespérément éternels sur ses bouquins de classe. Aujourd'hui, lorsqu'il prenait l'ascenseur, l'inscription Roux-Combaluzier s'affichait en lettres grasses sur une plaque commémorative. Lorsqu'il se rendait aux toilettes pour satisfaire un besoin naturel, il rendait hommage par la puissance de son jet à  la notoriété des Sieurs Jacob et Delafon. Et par là même se montrait digne successuer de l'empereu Vespasien.

  « Dans quel monde vivons-nous ? » se demandait-il, sans vraiment trouver la réponse.

 Laissons notre héros à ses réflexions. Il est temps maintenant de reprendre le fil de cette histoire.

    Hercule Durand était entré dans la Fonction Publique à l'âge de vingt deux ans, comme on entre en religion. Durant les 37,5 années qui suivirent, il ne fit que suivre une voie tracée d'avance. Le modeste employé de bureau qu'il était  parvint en fin de carrière au grade de commis d'administration par la grâce des avancements au choix. Ponctuel et zélé, respectueux de la hiérarchie, dégoulinant de saine déférence envers le pouvoir établi, il fut toujours bien considéré de ses supérieurs. Son comportement durant ces 37,5 années de bons et loyaux services fut unanimement jugé irréprochable. Jamais il n'eut un mot plus haut que l'autre. Jamais il ne dépassa le nombre fatidique de trente jours de congés consécutifs pour cause de maladie qui lui eût valu la réduction de ses primes. 

 Grâce à ses notes qui progressaient régulièrement d'un quart de point tous les deux ans, il franchit à l'échéance prévue les échelons successifs de son grade. Et là tout se gâta.

    Car les meilleures choses ont une fin. Hercule s'en rendit compte à ses dépens, après avoir atteint à la fois l'âge de la cinquantaine, et le point culminant de sa carrière, consacré par la note : 19. A compter de ce jour, il se trouva, malheureusement pour lui, plafonné. Sa rémunération ne progressa plus. Pour qui n'est pas au courant des arcanes administratifs, ce curieux phénomène mérite un mot d'explication.

  Au-delà du chiffre sacro-saint « dix neuf », les circulaires en vigueur prévoient en effet que le notateur doit justifier par un rapport circonstancié l'excellence des états de service de l'agent noté. Cet exercice n'est pas si facile une fois épuisé le stock de superlatifs dont dispose la langue française. Ce qu'il y a de triste avec la perfection, c'est justement qu'elle n'est pas perfectible. S'agissant de monsieur Durand, l'inspiration vint à manquer à son Chef de Service. Au moment de  qualifier son subordonné, sa plume s'arrêta sur le papier. Il ne pouvait porter une fois de plus sur la fiche individuelle d'Hercule une appréciation telle que : «dispose d'une forte marge de progrès », prometteuse en ce qu'elle ménage tous les espoirs pour l'avenir. Certes, ce genre de commentaire permet à celui qui en fait l'objet de tendre asymptotiquement vers la note « vingt ». Heureux homme ! Mais la notion de progrès n'était hélas plus de mise dans le cas d'Hercule, après qu'il eût mené à bien ses douze travaux. Ou alors, il aurait fallu pour cela qu'il trouvât de nouvelles missions.

  Par exemple, notre héros aurait pu demander son changement vers un poste impliquant pour lui certaines responsabilités ou plus de travail, ou les deux, mais c'est justement ce qu'il fuyait. Ou encore, Hercule aurait se présenter à un concours administratif lui permettant d'accéder au grade supérieur. Il lui restait encore dix ans de carrière pour devenir Secrétaire administratif et (qui sait ?) terminer Attaché. Mais la seule perspective d'emmagasiner la documentation, d'ingurgiter de nouvelles connaissances ( toutes aussi inutiles les unes que les autres dans la vie courante ), d'accepter ensuite les aléas des épreuves à subir le rebutait. Hercule Durand se contenta donc de vieillir à son poste. Eternel oublié de la réussite, il se contenta d'enregistrer, le coeur plein de rage impuissante et pénétré d'un fort sentiment d'injustice les succès obtenus par ses collègues. Il attribuait l'avancement d'hommes et de femmes moins qualifiés et plus jeunes que lui, pour les uns à la brosse à reluire, et dans le cas des dames, les plus jolies comme par hasard, au canapé.

 L'heure de la retraite ayant enfin sonné, Hercule se dit sérieusement qu'il serait peut-être temps de faire quelque chose de sa vie. Il se prit à rêver de voyages lointains, d'exploits aventureux, d'amours torrides. Rien de tel ne s'était jamais produit dans son existence, bien sûr. Qu'à cela ne tienne, il allait tout récrire en revivant mentalement les évènements, en ajoutant les détails à son avantage, en gommant de sa mémoire les évènements qui le gênaient. Bref, il allait remettre les compteurs à zéro. Coucher sur le papier un parcours aussi neuf que parfaitement imaginaire. Car il réalisait avec joie qu'une feuille blanche supporte à peu près tout, sauf la médiocrité. Il se trouvait donc en passe de surmonter dorénavant son handicap congénital.

 Il prit le taureau par les cornes ( n'était-ce pas précisément le septième travail d'Hercule ? ), s'inscrivit à un atelier d'écriture et entreprit d'ouvrir un blog personnel.

  Lorsque le programme lui demanda de s'identifier, il évita d'afficher son vrai nom, qui lui avait fait tant de tort, et choisit le pseudonyme : « Corne d'auroch » assorti du mot de passe : « O gai ».

  L'ordinateur ne broncha pas lorsqu'il entra ses données : ces machines sont dépourvues d'humour. Et puis, tout le monde ne peut pas s'appeler Durand.

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité