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20 avril 2009

Corps en mouvement, par J.C. Boyrie

corps en Mouvement.

MOUVEMENTDESCORPS

Salâma ! Moi, c'est Malika. Je suis née à Fez, au Maroc. Je suis entrée en France en loucedé  par  un réseau de passeurs espagnols. Autant vous le dire de suite, j'ai fait le tapin. C'était il y a vingt ans. Aujourd'hui j'en ai quarante. Je vis dans votre pays en situation régulière. Mon taf actuel, c'est : éducatrice spécialisée au Centre d'Action Sociale de Clapas-sur-Lez. En clair, je fais ce que je peux pour améliorer la condition des Beurettes, celles que j'appelle « mes soeurs ».

Vaste programme pour un quartier qualifié dans ce pays de « difficile » !

A force de vous fréquenter, j'ai appris à vous connaître, et me demande à la fin si ce n'est pas vous, les Français, qui êtes difficiles à vivre. Au point d'avoir, par votre rejet des immigrés, suscité vous-mêmes cette flambée « intégriste » qu'à présent  vous  déplorez (1).

Vous allez me dire que j'exagère. Je ferme ici la parenthèse, pardonnez-moi cette réflexion.

D'autant qu'on trouve  des gens sympas même parmi vous. La preuve, c'est l'attitude à mon égard du Commissaire Carmen Escudier, à l'époque Inspecteur de police à Castell-Rossello. Une femme épatante. C'est elle qui m'a permis de m'en sortir. Je l'ai retrouvée à Clapas-sur-Lez, et c'est parce que je lui dois toute ma reconnaissance que j'ai envie aujourd'hui de vous en parler.

A ce propos, je regarde mon agenda. Nous sommes le 30 février 2009. Mon ex, enfin mon ancien maque, un nommé Manouche (le fameux guitariste gitan) est mort en 1989. Ce dans des circonstances mal élucidées, à cette même date fatidique du 30 février. Un jour exceptionnel qui correspond à la conjonction de Mars et de Venus au sein de  la constellation de la Vierge.

Le mouvement des corps dans le ciel provoque ici-bas une recrudescence de houle dans l'océan des coeurs. Avec pour effet néfaste de retarder la rotation de la Terre. C'est pour enrayer ce phénomène que les astronomes ont imaginé d'ajouter tous les vingt ans un 30 février au calendrier.

Suffit pour les généralités. Vous êtes affranchis. Je reviens à mon histoire personnelle.

Une fille m'est née le 17 septembre 1989, soit neuf mois après la mort de Manouche, devinez pourquoi. Je l'ai appelée Zahra, ce qui signifie en arabe : « La fleur ». Naturellement, mon enfant ne saura jamais qu'avant sa naissance je battais le bitume. Je ne veux pas qu'elle apprenne un jour qu'elle est fille de proxo. Son état-civil comporte juste la mention « née de père inconnu ».

Moi, je suis bien sûre que c'est Manouche le père. A présent, vous savez tout sur notre passé.

Pas sur notre vie.

Paradoxe du temps, Zahra porte le voile, alors que moi sa mère suis vêtue à l'européenne. J'aime votre pays et cherche à me fondre dans le paysage. Et puis, je n'ai pas le choix. Musulmane ou pas, j'ai constamment peur d'être rattrapée par mon passé de poufe, excusez-moi du terme. Je disais que Zahra, qui n'est ni croyante ni pratiquante, ne sort que voilée. Elle cherche aussi, pour des motifs inverses des miens, à ne pas attirer l'attention. Court-vêtue, elle serait agressée par les garçons du quartier : ce qui vient d'arriver à son amie Fatima. Nous les Maghrébins tenons à notre identité. Nous n'avons pas de sous, ne trouvons pas de boulot. Il nous reste juste notre langue et notre religion. Peut-être encore ( si le mot n'est pas trop fort pour des gens de peu ) un reste de dignité.

C'est au sujet d'un cas douloureux que je me suis rendue aujourd'hui à l'Hôtel de Police.

Il ne s'agit pas de Zahra, mais de Fatima, dont je viens de parler. La copine en question a été passée à tabac par ses deux frères au motif qu'elle sort avec un Français. Chez vous, il n'y a pas de quoi fouetter un chat. Chez nous, c'est très mal vu. Je reconnais qu'elle est imprudente, Fatima. D'abord, elle porte la mini-jupe et ne met pas de foulard sur ses cheveux. Ensuite, elle s'affiche avec ce garçon du même âge, plutôt mignon, qu'elle a rencontré à la Médiathèque « Averroès ». Pas question de porter plainte au Commissariat de quartier. Les parents s'y opposent formellement. C'est une « affaire de famille ». Quant aux keufs du coin, ils n'enregistrent même pas les dépositions, tant ces cas de tabassage sont devenus courants entre « bronzés » ( comme ils disent ).

Alors, en désespoir de cause, j'ai pensé à Carmen Escuder, j'ai pris rendez-vous avec elle. Parce qu'une femme est mieux à même de comprendre ce qui concerne les femmes. Malgré tout j'étais intimidée, enfin gênée de la solliciter à nouveau. C'est que depuis l'époque où elle m'a tirée d'affaire à Castell Rossello, ma bienfaitrice a pris du galon.

Mais elle n'est pas fière pour autant. Tout de suite, elle m'a reconnue. Embrassée.

« Malika, comme on se retrouve ! Comme je suis heureuse de te revoir ! »  s'est-elle exclamée.

Je sais qu'elle est bonne et sincère. Malgré cela, je recommence à perdre mes moyens.
  " Madame le Commissaire..." bafouillé-je. Elle m'interrompt aussitôt :
  - Appelle-moi Carmen, c'est plus simple !
  - Eh bien... Carmen, je voulais vous exprimer ma gratitude pour ce que vous avez fait pour moi.
  - Voilà, c'est dit. Tout ça, c'est de l'histoire ancienne. Et d'ailleurs, je n'ai fait que mon travail. Passe au fait, Malika. Qu'est-ce qui t'amène à présent ?

J'expose ma requête. Lui raconte l'agression de la beurette. Elle m'écoute attentivement et fait :
  - Si cette Fatima veut s'en sortir, je ne vois pas
trente six solutions. C'est une affaire grave, à prendre comme telle. Il indispensable que la victime se rende ici pour tout m'expliquer, je la recevrai personnellement. Tu peux l'accompagner si tu le souhaites....
  - Mais je vous ai dit que la petite ne veut ou ne peut pas porter plainte. Vous savez ce que c'est qu'un crime d'honneur ? C'est pour un coup que Fatima serait arrosée d'essence et brûlée vive...
  - Ou étranglée... ?

Silence radio de ma part. J'ai comme l'impression que mon interlocutrice a prononcé cette phrase avec intention. Son épaisse allusion au crime de la Fosseiile ne me dit rien qui vaille.

Carmen sent mon embarras, n'insiste pas, détourne la conversation :
  - Ecoute, Malika, les femmes doivent trouver en elles-mêmes les ressources nécessaires pour faire face à leurs problèmes (2). Il y a un gymnase ici même, au rez-de-chaussée. Périodiquement, nous organisons pour les personnels de police des stages de sports de combat. Rien de plus facile que d'inscrire à la session d'initiation ta fille et sa copine. La pratique des arts martiaux leur permettra de se défendre dans la vie, elles y gagneront au moins la confiance en elles.
Encore faut-il qu'elles soient volontaires pour participer aux stages. Parles en chez toi, au moins.
  - Fatima voudra sûrement. Ses parents, rien n'est moins sûr. Quant à Zahra, je crains bien qu'elle refuse de se dévoiler devant des hommes.
  - Mais c'est rédhibitoire ! Quelle blague ! Tu imagines de porter le voile en faisant du karaté ?
  - Bah, nos mollahs finiront bien par inventer le burkimono, comme ils ont déjà créé le burkini (3).
  - Enfin, chacun « voit midi à sa porte » !
[ Carmen consulte sa montre et poursuit : ] Au fait, cela m'y fait penser, c'est déjà l'heure de déjeuner. Que dirais-tu d'aller manger un morceau à la « cafète » en face ? Nous pourrons y bavarder plus à l'aise. Entre femmes.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Nous n'avons qu'un étage à descendre, la rue à traverser, pour prendre place au milieu de la foule délicieusement anonyme des consommateurs attablés. Respectueuse des codes de ma communauté, Carmen commande un croque et une bière pour elle, un sandwich au kebab et un quart Vittel pour moi. Pas question de cochon ni d'alcool.

En attendant l'exécution de la commande, j'observe ma vis-à-vis avec respect et admiration. Sa beauté a mûri. Ses yeux sont toujours aussi noirs, d'un noir si intense qu'ils en paraissent d'or. Son regard, un brin juvénile, a gardé sa touche inimitable. Il est à la fois doux et grave, bienveillant et malicieux. Carmen est une femme mystérieuse, comme perdue dans un lointain ailleurs.

Elle conserve, en dépit des années qui passent, la pointe d'accent ibérique qui fait son charme, qui la classe à jamais parmi « les belles étrangères ». Exogène, je le suis pourtant plus qu'elle....

Mon interlocutrice se raconte avec simplicité. Au milieu des années quatre vingt dix, la modeste Inspectrice qu'elle était à Castell Rossello se trouve brillamment promue Commissaire à Clapas sur Lez. Cependant que son patron d'alors, le Commissaire Lluis Llobet, est lui même muté comme Inspecteur général à  l'I.G.P.N. ( la Police des polices ).
  " Tout donne à penser, commente perfidement Carmen, qu'il terminera sa carrière dans ce poste. Son travail lui va comme un gant. On le considère en haut lieu comme un homme précieux. Lluis n'a pas son pareil pour étouffer les affaires qui « risquent de faire des vagues ».
Comme ce fut le cas de la tienne, si tu vois ce que je veux dire....

Je ne fais aucun commentaire à ce sujet, mais me risque à demander :
  - Avez-vous ensuite  reparlé avec Monsieur le Commissaire de ce... tragique évènement ?
- Oui. Je revois Lluis de temps à autre lorsqu'il vient en mission dans le Midi. C'est un ami sincère et fidèle. En quelque sorte, un confident. J'aurais aimé dire : une épaule sur laquelle m'appuyer.
  - Pardonnez mon indiscrétion, Madame le Comm....  je veux dire: Carmen. Il m'a semblé qu'il passait un courant fort entre vous et lui.
  - Effectivement, Malika. Et puis, tu n'es pas pas indiscrète. Entre femmes, on peut se dire...  certaines choses.  Tu l'as bien compris, j'éprouvais de l'admiration pour Lluis, sans doute une forme de tendresse. Ensuite l'existence nous a séparés. Vois-tu, ce qu'on nomme « l'espace du possible » est limité. Des corps errants s'y meuvent sans vraiment se rencontrer. Lorsque par hasard, leurs trajectoires se croisent, c'est pour un temps très court par rapport à la durée de leur vie. A peine ont-ils le temps de se côtoyer, de se connaître qu'il faut déjà se dire adieu.
- Quand on les kiffe, il faut prendre les hommes pour ce qu'ils ils sont : de vraies étoiles filantes. Vite ils s'éclipsent, moi je ne suis pas sûre que c'est parce que le temps leur manque...


J'interromps ma phrase et me dis que si Manouche avait manifesté pour moi, ne fût-ce qu'un quart de seconde, quelque chose qui ressemble à de l'amour, je ne l'aurais pas buté.

Bien sûr, je garde cette réflexion pour moi, ignorant encore qu'elle sait.

Je fais comme si rien n'était. Un ange passe.
  - Et toi, Malika, que deviens-tu dans tout cela ? me demande-t-elle pour faire diversion.
  - Eh bien, c'est un peu long à raconter....

Il n'est pas facile de résumer vingt années de sa vie en quelques minutes.

Je m'efforce pourtant de le faire, en partant de l'instant précis où tout a basculé, vingt ans plus tôt. Le guitariste est bel et bien mort, le diable ait son âme ! Ce qui s'ensuit m'importe plus.  Bizarrement, l'enquête n'a pas abouti. Le cadavre est demeuré quelque temps à la morgue. Il a subi l'examen médico-légal. Personne n'en a su le résultat. C'est ce qui explique que le quartier Sant Jaume, au bord de l'émeute, ne se soit pas embrasé illico. Plus tard, le Procureur a classé le dossier sans suite, et tout est revenu dans l'ordre.  Après l'autopsie, les Roms ont récupéré le cadavre. Ils l'ont aussitôt inhumé dès la nuit suivante, à leur manière. C'est-à-dire à même la terre, dans un linceul, en position debout, tourné vers le Levant. De la sorte, son membre ensemence la terre du cimetière et la mandragore pousse autour de sa tombe (4).

Tout ceci n'est pas très réglementaire. Je parle bien sûr de l'absence de cercueil. Les autorités craignaient les débordements, voilà pourquoi elles ont accordé ces criantes dérogations.

Nous les Rebeus du quartier, qui ne connaissons que trop bien les Gitans, sommes restés terrés dans nos maisons. A juste raison. Les Gitans ont beaucoup bu, fait la teuf toute la nuit en jouant de la guitare à la lueur des lampions. Au milieu de l'obscurité, cela donnait l'impression que le cimetière Sant Jaume était envahi par une nuée de feux-follets.

Certains parmi nous croient que les âmes des morts se manifestent ainsi.
" Au fait, demande Carmen, sais-tu pourquoi nul n'a jamais eu vent du résultat de l'enquête ?
  - Euh... J'imagine que c'est parce qu'elle n'a rien révélé d'intéressant....
  - Eh bien, tu supposes mal. L'autopsie a démontré que le Gitan est mort par strangulation. Curieux, non ?

J'esquisse un geste évasif.
  - Oh, vous savez, rien ne m'étonne de la part des Roms.
  - Arrête un peu, frangine ! Tu es bien placée pour savoir que ce n'est pas une affaire entre Roms. Dans le milieu gitan, l'usage est de régler ses comptes à l'arme blanche. Pas avec un lacet. Tu vois pourquoi, au départ, quelque chose m'a paru « ne pas coller » dans cette version des faits.
  - Et après... ?
  - Alors, rien. Tout me donne à penser, Malika, que le crime, si crime il y a, pourrait bien être un meurtre rituel. Et que le (ou la) coupable serait à chercher au sein de la communauté rivale. Donc, parmi les Maghrébins. Tu files le train ?

Je feins une énorme surprise :
  - Mais ni la Police, ni la Justice, ni la Presse n'ont rien laissé filtrer qui aille dans ce sens !
  - Evidemment ! Le Ministère de l'Intérieur avait donné la consigne impérative de ne divulguer aucune information qui puisse être prétexte à d'éventuelles représailles, donc causer de nouvelles victimes dans le quartier Sant Jaume. Il y en a déjà bien eu assez !

Comprends bien, Malika, que nous autres flics sommes payés d'abord pour chercher la vérité.
Il arrive même que nous la trouvions. Quand c'est le cas ( tout finit par se savoir ), si l'on nous dit en haut lieu que la vérité n'est pas bonne à dire, eh bien, nous la taisons, voilà tout !

Là, je me rends compte qu'il me reste beaucoup à apprendre sur le fonctionnement de la société.
  " La vérité n'a pas qu'un visage, observé-je. Lequel est le bon ? Comment distinguer le faux du vrai ? Manouche était bien tour à tour proxénète et musicien.
  - C'est un fait. Je découvre même, (c'est plus étonnant) qu'on peut-être à la fois à la fois policier  et humaniste. Qui croirait que ces identités sont compatibles ?
  - Et moi donc, qui ai débuté sur le trottoir, je me retrouve aujourd'hui dame patronnesse, en quelque sorte ! Est-ce que nous savons nous-mêmes ce que nous sommes ?
   - Oh ! Pour ce qui te concerne, conclut Carmen en me faisant un clin d'oeil gros comme une maison, j'ai tout de suite capté que tu avais plusieurs cordes à ton arc ! Ou plutôt à ta guitare !

Notes et commentaires:

Cette nouvelle représente le troisième volet de l'histoire de la guitare (voir les épisodes précédents : « Manouche » et « Si la guitare se racontait »). Il se pourrait bien qu'il y en ait un quatrième...

  1. L'histoire reflète le seul point de vue de Malika.

  2. Propos récent de Ségolène Royal.

  3. Burkini, concept authentique qui résulte de la contraction des termes « burqâ » et « bikini ».

  4. Mandragore = plante dont la forme rappelle celle d'un être humain, réputée au Moyen-Âge pousser sous les gibets et avoir des propriétés magiques.

Illustration: carreau 12,5 x 6,5 collé support liège peint, Fen Ennir, Abane (Algérie), 1983.

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