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22 mai 2009

Androïdes à Neuchâtel, par J.C. Boyrie

Androïdes à Neuchâtel.

ANDROIDES

Neuchâtel (Jura suisse), au mitan du Siècle qu'on dit « des Lumières » ce dernier jour d'avril.

Récit de l'horloger :

« Moi, Pierre Jaquet-Droz, originaire de Chaux-de-Fonds, je suis horloger de mon état. A l'âge de trente sept ans, je me targue d'une certaine habileté dans cet art où je suis passé maître. Mes horloges et chronomètres sont réputés pour leur remarquable précision, tous mes clients admirent la délicate architecture de leurs engrenages.

« Rien pourtant ne me prédisposait à l'origine aux arcanes de la Mécanique appliquée. Je crus, à l'instar des jeunes gens de ma condition, qu'entrer dans les Ordres était le meilleur, sinon l'unique moyen d'assurer mon ascension sociale. J'entrepris en conséquence des études de Théologie à l'Université de Bâle. Mais il était dit que je que je ne porterais jamais la soutane autrement qu'entre les dents, car il faut bien que jeunesse se passe. Renvoyé du séminaire pour mauvaise conduite, je me tournai ensuite et sans plus de succès vers l'Astronomie, la Musique et les Mathématiques. Le chemin de la connaissance est long, difficile, épineux. Beaucoup pensent qu'il existe entre les disciplines dont je parle un fossé infranchissable. Il est vrai qu'elles sont de natures différentes, mais sur cet article les Anciens nous ont ouvert la voie : qui s'adonne à leur étude constatera sans peine qu'il y a moins de distance entre elles qu'on ne le suppose généralement. L'Astronomie nous éclaire sur le mouvement des corps célestes. Les Mathématiques enseignent les lois qui régissent les rouages des astres. La Musique  ne fait que décrire et reproduire les harmonies naturelles et cela considéré tout ensemble contribue à l'élévation de l'âme et la mène à l'entendement du Divin.

« L'univers m'embarrasse et je ne puis songer, écrit Monsieur de Voltaire, que l'horloge fonctionne et n'ait point d'horloger ».

« Un petit groupe d'Encyclopédistes séjournait à Neuchâtel. J'eus l'occasion de côtoyer certains d'entre eux parmi les plus grands : les sieurs Sébastien Mercier, Brissot et Mirabeau, qui ont depuis lors fait beaucoup parler d'eux.... J'espérais à leur contact cultiver les plus hautes disciplines de l'esprit. La modestie de mes origines me conduisit par la suite sur une voie moins ambitieuse. Ces hommes illustres m'enseignèrent à n'en point rougir. Les Encyclopédistes tiennent en effet que l'homme, qu'ils placent constamment au centre de leurs préoccupations, a le pouvoir de s'élever lui-même et d'améliorer son destin par son expérience concrète et le travail de ses mains.  »

Extrait de l'article de Monsieur Diderot  sur « l'Encyclopédie » :

«  Si l'on bannit l'homme ou l'être pensant et contemplateur de dessus la surface de la terre, ce spectacle pathétique et sublime de la nature n'est plus qu'une scène muette. L'univers se tait. Le silence et la nuit s'en emparent. »

Suite du récit de Pierre Jaquet-Droz :

« Je compris alors que si l'intelligence spéculative s'éprouve à l'aune de la connaissance, l'entendement pratique s'acquiert par le savoir-faire et la maîtrise des diverses techniques. Je fis mien ce précepte et le tins désormais pour fil conducteur de mon existence.

« Durant les années qui suivirent, je ne me consacrai qu'à l'horlogerie et mon atelier prospéra. Sa renommée grandit, les commandes affluèrent bientôt non seulement de la région, mais de toute l'Europe, et pour y faire face, je dus recruter des compagnons, former des apprentis. A commencer par mon propre fils, Henri Louis. Il est tout jeune encore - on dirait un gamin - qui plus est d'une complexion délicate. Mais c'est un excellent sujet dont j'ai tout lieu d'être fier. Il progresse vite, révèle un tempérament sérieux et appliqué, se montre dur à l'ouvrage. Tout lui promet un avenir brillant. Nul doute qu'à ma mort, il reprendra l'affaire familiale.

Extrait des « Mémoires » du Sgr. Giovanni Giacomo Casanova de Seingolt :

« Les affaires, encore et toujours les affaires, décidément les citoyens helvètes n'ont que ce mot à la bouche. Faire des affaires leur est aussi naturel que le boire le manger. On dirait que le commerce qu'ils font leur procure plus de bienfaits que l'air qu'on respire dans leur montagne.

« Moi, Giovanni Giacomo Casanova, dit « Saint-Galle », homme libre de pensée et d'action, aventurier, joueur professionnel, écrivain, bibliothécaire, banquier, escroc - c'est presque un pléonasme -, magicien, spadassin, espion, je consacre ma vie aux affaires en tous genres sans qu'il soit besoin d'y réfléchir et qu'il y ait nécessité d'en parler. Mon existence errante ne connaît point de répit. Je n'ai jamais fait dans ma vie que travailler jusqu'à me rendre malade - quand je suis en bonne santé - et m'employer à retrouver ma santé – une fois que  je l'ai perdue.

« Je ne dédaigne pas flouer les dupes et m'ingénie à contourner les lois. Je suis l'homme des ambassades les plus officielles aussi bien que des missions les plus secrètes, les moins avouables,  le spécialiste des situations bancales comme des coups tordus. Qui oserait m'en faire le reproche ?

Quel est l'homme auquel la nécessité ne fasse faire des bassesses?

« On a dit de moi que je suis un séducteur, je crois être avant tout un collectionneur qui ne se détourne point de  ses conquêtes. Il est vrai que j'aime et convoite les femmes. Rien au monde n'exerce autant de pouvoir sur moi qu'un joli minois.

« Mais qu'on ne s'y trompe point : après avoir tout obtenu du beau sexe, je sais aussi me passer de tout, car si les plaisirs sont passagers, les peines le sont aussi.      

« Mon itinéraire personnel est trop connu pour que je le décrive ici plus amplement : il suffit pour cela que le lecteur consulte « l'Histoire de ma vie ». Ecrire ses « Mémoires » n'est pas un acte anodin. L'homme ne peut jouir de ce qu'il sait qu'autant qu'il peut le communiquer à quelqu'un.

« Mais il est temps que j'en vienne au sujet qui m'amène en Suisse aujourd'hui. L'Helvétie est le plus délicieux endroit du monde que je connaisse, à moins que l'on ne soit condamné à y habiter.

« A Neuchâtel, mon fort accent vénitien me signale clairement comme étranger à la contrée. Au reste, je ne renie en rien mes origines. Ici comme ailleurs, dans toute l'Europe où j'ai voyagé, tel qui veut ne se faire point remarquer n'a qu'à s'abstenir de parler, car si la parole est d'argent, le silence est d'or.

Témoignage de Jean-Frédéric Leschot ( compagnon puis associé de Pierre Jaquet-Droz) :

« Tout ce qui brille n'est pas or. Je fais allusion à cette alchimie subtile par  l'effet de laquelle le plomb vil se transmue en métal précieux. En cette belle soirée de printemps, les derniers feux du couchant font scintiller l'eau du lac. Ils empourprent les sommets encore enneigés du Jura, foncent l'ocre pâle de nos façades alignées. Car tout Neuchâtel est bâti de belle pierre de taille, issue des proches carrières de Hauterive. Sur le pas de la porte, je goûte cet instant de repos mérité. Déjà Pierre Jaquet, mon patron d'hier, depuis mon associé et néanmoins ami, s'emploie à fermer boutique.

« Hormis les clients de l'atelier, il passe peu de monde en notre faubourg. Je n'en remarque que plus un étrange personnage qui rôde dans les parages. Cet individu m'intrigue. Que nous veut-il à cette heure tardive ? Voici qu'il s'approche à pas comptés, drapé dans sa houppelande. Je le trouve grand, bâti en Hercule, mais ne discerne guère ses traits, car son visage se dissimule sous un ample tricorne.

« L'inconnu se découvre enfin. Ce serait un bel homme s'il n'était point laid. Ses yeux sont vifs, pleins d'esprit, mais ils trahissent un tempérament irascible, sanguin.

Le visiteur du soir me salue pourtant de façon fort civile et demande :

« Souis-je bien à la demeure dou Maestro Jaquet-Droz ?

Je lui confirme cette information :
  - Le voici en personne. Inutile de le présenter, n'est-ce pas ? Qui ne le connaît à Neuchâtel ? Quant à moi, je suis son associé.

Pierre s'approche du visiteur,lui rend son salut. Il ajoute :
  - Qui que vous soyez, quel que soit le motif de votre passage, soyez le bienvenu, étranger !
  - Io mé nomme Giacomo Casanova ( Maison-neuve en Français, mais on me nomme aussi Saint-Galle ). Io souis mandé par oun personnage con-si-dé-ra-bi-lé.
  - Je n'en doute pas, rompu comme je suis à la fréquentation des grands seigneurs qui daignent se rendre en ma boutique. Soyez cependant assuré, Monsieur, que tous, nobles et manants, sont ici traités à la même enseigne. C'est avec un zèle égal que je m'emploie à les bien servir.
  - Et si io vous disais que céloui qui m'envoie n'est autre que le Roi de France ?

A  l'énoncé de cette phrase, nous esquissons tous deux une respectueuse révérence :
  - Vous nous en voyez infiniment honorés, Signor Casanova.
  - Io précise qué io souis porteur d'oune commande importante et peu commoune.
  - Les désirs d'un roi sont des ordres pour les modestes artisans que nous sommes.
Mais daignez plutôt entrer que je vous présente le travail de notre atelier. Horloges, montres, carillons, carrousels, vous trouverez céans tout ce qui ponctue, jalonne, marque le cours du temps. Notre fabrication va des modèles les plus simples aux plus sophistiqués. Leur mécanisme est conçu pour donner avec une précision égale l'heure, la minute et la seconde. Certains d'entre eux indiquent aussi le millésime de l'année, le quantième du mois, les phases de la lune et la position des planètes au sein des constellations.

Le susnommé Caseneuve interrompt d'un geste las cette énumération :
  - Laissons-là vos horloges, Signor Jaquet, car ce n'est point du tout de cela qu'il s'agit. Sa Majesté le roi Louis quinzième a conçou le dessein de divertir la Cour en loui donnant en spectacle des androïdes de votre fabrication.
  - Des androïdes ? Vous voulez dire des marionnettes, des automates ? Mais cela n'entre pas dans mes talents, je n'ai jamais rien réalisé de tel !
  - Aucoune importance, Signor ! Le Souverain ne doute pas pour autant que vous ayez la capacité de le faire. Il compte sur vous et sur votre équipe pour mettre promptement en chantier un trio d'androïdes. Plus précisément, il entend que vous réalisiez pour lui ces trois personnages : un poète, un dessinateur, une musicienne. Des mannequins animés qui seront aussi proches de l'état de nature, aussi ressemblants que votre légendaire habileté permettra d' y parvenir.
Si vous réussissez dans cette entreprise, le souverain saura vous témoigner sa générosité.
  - Admettez, Monsieur, qu'il y a grande audace – je dirais même une certaine folie - à vouloir s'ériger à l'égal du Tout-Puissant. Lui seul peut façonner des créatures à Son image. La religion ne peut que réprouver la hardiesse d'une tentative qui vise à l'exacte réplique de l' être humain.
Faut-il vous parler de la mésaventure advenue à mien ami, cet ancien condisciple, passionné de Mécanique autant que moi : Jacques Vaucanson, lequel eut l'imprudence de fabriquer pour le couvent des Minimes de Lyon des automates chargés de servir les plats à la table des religieux. Effrayé par ces créatures infernales, le Provincial donna l'ordre de les détruire....
-  Io comprends votre défiance et vous sais gré de vos scroupoules. Ne perdez pas de vue cependant qu'il s'agit là de simples jouets : leur confection, à seule fin d'amouser nos semblables, n'implique aucoune provocation, noul ne peut voir là d'intention blasphématoire....
  - Eh bien, Signor Casanova, puisque vous insistez, il me faut en débattre avec mes compagnons. Car, sacrilège ou pas, ce que vous attendez de nous représente un vrai miracle de la technique.
  - Dois-je comprendre que vous refousez la commande ?
  - Non, Signor, je veux simplement y réfléchir à tête reposée.

Le visiteur tire de la poche de sa houppelande une grosse bourse.
  - Ceci serait-il de natoure à vous faire réfléchir plous vite? Comptez bien cette somme, Signor Jaquet. Ce ne sont là qu'espèces sonnantes et trébouchantes. Cette bourse contient cent louis d'or frappés à l'effigie du Souverain. Ou si vous préférez : l'équivalent de houit cent écous, doué millé quatre cent livres. Céla vous souffit-il ?
Cette petite fortoune vous sera versée à titre d'acompte si vous vous décidez promptement.
Io vous verserai le solde à livraison par lettre de change tirée sour le Trésor Royal.

« Je vois mon Maître bien-aimé rougir, en dépit de sa modestie naturelle. Cent louis, c'est le travail de toute une vie d'artisan. Cela fait partie des arguments qui ne se réfutent point.
  - Fort bien, bredouille-t-il, je ne puis que m'exécuter. Je ne sais comment remercier Sa Majesté.
  - Il n'y a pas à le faire. Ceci n'est que la jouste rémounération de la tâche qui vous attend.

« Giacomo Casanova remet la bourse à Pierre Jaquet-Droz et s'incline pour prendre congé de son hôte d'un soir : « Serviteur ! »  fait-il brièvement avant de s'éclipser.

L'obscurité de la nuit se referme sur son image éphémère.

Réflexions de Melle. de Lespinasse, tirées du « Songe de d'Alembert », de Monsieur Diderot :

« Vous l'avez sous les yeux, cette image et elle ne vous apprend rien. Qui sait à quel endroit de la succession des espèces animales nous en sommes ? Qui sait si ce bipède déformé qui n'a que quatre pieds de hauteur, qu'on appelle dans le voisinage du pôle un homme et qui ne tarderait pas à perdre ce nom en se déformant un peu davantage n'est pas l'image d'une espèce qui passe ? »

Reprise du récit de Jean Frédéric Leschot :

« Comme le temps passe ! Un an tout juste s'est écoulé depuis la visite de Monsieur Caseneuve. Je me suis mis tout de suite au travail sous l'égide de Monsieur Jaquet-Droz. Apprenez, lecteur,  qu'avant de m'établir ici pour monter des horloges, j'ai débuté comme sculpteur sur bois. Je me suis spécialisé dans la réalisation de jouets. Je crois aussi posséder quelques talents de costumier qui m'ont permis de vêtir les poupées d'une manière assez honnête, à la mode du temps. Ce n'est, si j'ose dire, que l'enfance de l'art. Au fait, diriez-vous que je suis artiste ou artisan ? Cette question n'est point de mise. Qui saurait faire ici la différence ? 

« Aujourd'hui donc, le premier de nos trois androïdes, le dessinateur, a vu le jour. Beau-pastel, c'est en quelque sorte mon propre fils. Je l'ai conçu, mis au monde et porté sur les fonds baptismaux. Le mérite mécanique de cet enfant, ou pour mieux dire sa vie de quelques minutes, est une chose plus admirable qu'aisée à décrire. Je l'avoue sans fard : la figure de mon personnage, fait de cuivre et de carton, ou de bois, est d'un réalisme saisissant. De vrais cils battent sur ses yeux de perles de verre, lui conférant une expression quasi-humaine. Ses phalanges articulées sont en buis taillé. Un ingénieux mécanisme d'horlogerie commande le mouvement des mains. Il permet d'animer à volonté le stylet que Beau-pastel tient entre ses doigts, sans toutefois que la feuille de papier bouge sous sa main.

« Vous diriez qu'un souffle divin l'anime pendant le temps qu'il esquisse un dessin, puis l'ombre ensuite au crayon. Ne croyez pas qu'il s'agit là du tracé simple et égal que pourrait produire une machine. Appréciez plutôt dans son travail le talent déjà exercé d'un jeune artiste. Beau-pastel appuie en certains endroits, conduit son dessin avec finesse et légèreté. Pendant l'exécution, ses yeux suivent le stylet. Il semble réfléchir quelquefois, revient sur les traits qu'il n'a pas suffisamment marqués, va d'un endroit à l'autre avec grâce.... On le voit même souffler sur son papier lorsque quelque chose gêne son crayon. Un arbre, un animal, une silhouette humaine naissent des gestes de mon androïde, habile au portrait tout aussi bien qu'à la nature morte et au paysage. Qui n'est pas averti de l'artifice attribuerait le fruit de son ouvrage à quelque artiste de renom.

Suite de la narration de Pierre Jaquet-Droz :

« Trompettes de la Renommée, vous êtes étrangement embouchées !

Stimulé par le succès de notre premier androïde et sous l'effet d'une saine émulation, voilà que je m'emploie à surpassser mon associé, que j'entreprends moi-même la confection du second personnage : l'écrivain Plumedor... Plume d'or ! Ce nom lui va bien !

« Physiquement, par la finesse de son exécution, par la grâce de ses traits, il présente une certaine ressemblance avec son frère - ou cousin - Beau-pastel. Sauf que dans son cas la plume d'oie a remplacé le stylet. Mais la différence tient surtout au fait que le mécanisme qui l'anime atteint un degré de complexité jusqu'à présent inégalé. Ses mouvements sont combinés d'avance par le jeu d'une clé qu'on lui enfonce dans le dos.

« Monsieur Caseneuve lui-même, tout exigeant et blasé qu'il soit, n'en est pas revenu lorsque je lui ai dévoilé les secrets de l'automate, révélé son anatomie et montré le détail des rouages logés dans son corps. Le squelette de Plumedor, calqué sur celui de l'être humain, présente les mêmes axes d'articulation. Sur l'arbre de barillet sont montées cinq cames. Par le jeu de trébuchets et autres timoneries, on peut obtenir dix mouvements différents.

« Songez donc ! Mon automate est en mesure de mémoriser quelques quarante signes propres à composer des mots et des phrases. Dictez-lui ce que vous voudrez, il vous obéit. Sa plume trace en caractères fort élégants le texte que vous lui demandez, quand bien même ce serait une sottise. Véritable « caméléon » de l'écriture, Plumedor se prête à de multiples exercices, qu'ils soient d'ordre poétique, philosophique ou littéraire. Il penche la tête sur sa feuille lorsqu'il écrit et de temps en temps, la relève pour réfléchir. Donnez-lui toute autre consigne, le voilà qui s'agite aussitôt pour décliner ce nouveau thème en de multiples variations.

« Bien que son organisation intellectuelle soit à ressort, je tiens que cet enfant a plus d'entendement qu'il n'en faut pour être secrétaire d'un grand. Quant à ses compositions ou improvisations, le plus exigeant des censeurs admettra qu'elles sont joliment troussées.

« Mais il me faut à présent parler du troisième androïde, à savoir la musicienne. Ce petit chef d'oeuvre est encore en préparation. J'éprouve quelque embarras à concevoir l'exquise créature qui doit répondre au doux nom de Céphise. En ce cas, me dis-je, pourquoi ne pas demander à Beau-Pastel d'en esquisser les traits ? Sous le stylet du dessinateur, Céphise apparaît comme une toute jeune fille dont la silhouette et le visage traduisent le gracieux passage de l'enfance à l'adolescence.

« Plumedor l'écrivain ne veut pas être en reste. Nul doute que nos deux garçons ne se disputent les faveurs de la belle sitôt qu'elle aura vu le jour. Une poule pour deux coqs, est-ce bien raisonnable ? Et moi-même, aurai-je assez de constance pour résister aux attraits de ma propre créature ? Le poète en miniature improvise à son intention - et la mienne -  un court poème qu'il juge de circonstances :

« Fatal amour, cruel vainqueur,

Quels traits as-tu choisis pour me percer le coeur ?

Se peut-il que tu sois l'ouvrage de ma main ?

Est-ce donc pour gémir et soupirer en vain

Que mon art a produit ton image adorable ? »

« Pygmalion ». Extrait des « Métamorphoses » d'Ovide, X, 242-268 :

« Il réussit à sculpter dans l'ivoire blanc comme la neige un corps de femme d'une telle beauté que la nature n'en peut créer de semblable et qu'il devient amoureux de son oeuvre. C'est une vierge qui a toutes les apparences de la réalité; on dirait qu'elle est vivante et que, sans la pudeur qui la retient, elle voudrait se mouvoir; tant l'art se dissimule à force d'art. Emerveillé, Pygmalion s'enflamme pour cette image. Souvent, il approche ses mains du chef d'oeuvre pour s'assurer si c'est là de la chair ou de l'ivoire. »

Rapport du Sgr.  Giovanni Giacomo Casanova de Seingolt à S.M. Le Roy de France :

« Le visage d'ivoire de l'automate est né du ciseau de Monsieur Leschot. De passage à Neuchâtel, j'ai pu me rendre compte par moi-même de la qualité du travail de cet habile facteur. La jeune musicienne - votre protégée - a nom : Céphise. Elle présente  les traits les plus délicats du monde. La tête et les yeux sont mobiles dans tous les sens. Le buste et les bras ont aussi divers mouvements naturels. La surface du corps et des mains est réalisée sur une base de carton bouilli recouvert d'une pellicule ivoirine qui confère à la peau son très beau satiné. Je ne doute pas que Votre Majesté en apprécierait le contact, qui est des plus doux.

« Son pied, le plus mignon du monde, dépasse de sous le jupon quand la jeune automate bat la mesure. Sans mal y penser, tant de charme incite à faire d'elle un tout autre usage ....

« La musicienne porte une robe de soie brochée à guirlande de fleurs. La guimpe du corsage s'entrouvre sur deux rondeurs naissantes. A la fin de chaque air, Céphise fait une révérence à la compagnie, par une inclination du corps et un mouvement de la tête. Sa gorge s'enfle et s'abaisse alternativement et si régulièrement qu'on croirait la voir respirer.

« Monsieur Jaquet-Droz m'a présenté les rouages intimes du moteur qui l'anime au dedans de la coque. Ce mécanisme est constitué d'un ressort enfermé dans un barillet entraînant une couronne dentée. A l'intérieur de l'instrument, la musique est produite par un rouleau, dit tambour à picots. Le cylindre comporte des centaines de ces minuscules aspérités qui soulèvent les dents d'un peigne, chaque dent produisant un son différent. La caisse de résonance amplifie la sonorité. L'instrumentiste exécute elle-même sur son épinette divers morceaux de musique avec beaucoup de précision. Ses pupilles de verre bleu foncé tantôt fixent la partition, tantôt suivent le parcours des doigts sur le clavier qu'ils ont l'air d'effleurer.

« Au retour de Neuchâtel, je compte m'arrêter à Dijon, qui n'est qu'à trente lieues d'ici, pour me rendre au domicile de Jean-Philippe Rameau. On dit ce dernier atteint par l'âge, il n'en a pas moins gardé son savoir-faire et sa vivacité. Je sais à quel point votre Majesté goûte la musique de ce maître bourguignon. S'agissant d'une commande de votre royale Majesté, Monsieur Rameau se fera une joie de transcrire pour clavier, à l'intention de Céphise, quelque passage bien sonnant de son ballet Pigmalion. Notre jeune musicienne pourrait se prévaloir en concert d'une partition de qualité.

Jean-Philippe Rameau, Compofiteur de Mufique à Dijon, à Pierre Jaquet-Droz, ouvrier méchanique à Neufchaftel :

« Répondant au voeu de S.M., je vous dépefche par le Courrier de Lyon, préfent porteur, la fuite pour clavecin feul que j'ay tirée de Pigmalion. J'ay tout lieu de penfer que ces pièces seront du gouft de votre jeune inftrumentiste, pour peu qu'elle f'entende au contrepoint.

« Je me flatte que l'opéra-ballet dont il f 'agit, donné pour la première fois il y a cinq luftres à l'Académie royale de Musique, ayt été bien accueilli du public parifien, car il a été conftamment repris depuis lors. J'avois hafardé. J'ay eu du bonheur. J'ay pourfuivi.

" Un bon muficien doit étudier la nature. Il doit fe livrer à tous les caractères qu'il veut dépeindre. La fcience luy dicte le choix des couleurs & des nuances, dont fon efprit et fon gouft luy ont fait sentir le rapport avec les expreffions néceffaires.

« Pigmalion est un hymne à l'amour. Les notes répétées du mouvement vif de l'ouverture évoquent les coups de ciseau du fculpteur. Examinez la vérité & la nobleffe de cet air, où Pigmalion fayt dire à sa créature : « Céphise, plaignez-moy ! ». Imaginez avec quels accens touchans la ftatue répond aux sentimens qu'il dit éprouver : « Tout ce que je fçays de moy, c'eft que je vous adore ! ».  Ensuite, les Grâces l'inftruyfent des différens caractères de la danse : gavotte, menuet, chaconne, paffe-pied, rigaudon. Les arpègemens figurés de la farabande vous furprendront, tant ils meflent intimement brusquerie &  mélancolye.

« La vraie musique eft le langage du coeur. C'eft à l'afme qu'elle doit parler. Je tiens que l'harmonie provient de la mélodie, en ce que la mélodie que chaque voix produyt devient harmonie par leur union.

Epilogue : où l'on saura pourquoi Pierre Jaquet-Droz, horloger à Neuchâtel, fait retour à Sa Majesté le Roi de France des cent louis reçus en acompte de son travail.

« Depuis le dernier passage de Monsieur de Saint-Galle, je ne cesse de me faire du souci pour notre petite Céphise. Son regard sur elle se fait de plus en plus lourd, concupiscent, libidineux. Chez cet homme, le charme le dispute à la perfidie. Lorsqu'une personne du sexe, surtout une femme très jeune, est dans sa tête, elle n'en peut sortir pour passer ailleurs. On dit que cet entremetteur pourvoit Sa Majesté Louis Quinzième en filles à peine pubères, tel le rabatteur qui débusque un gibier de choix. On dit aussi qu'il entretient une relation incestueuse avec sa propre fille et qu'il a contracté le mal de Naples. Je n'ai pas de peine à croire de telles médisances, sachant que les créatures qu'il fréquente ont tôt fait de poivrer un honnête gentilhomme.

« Tout cela, c'est son affaire, et je ne m'en soucie point. Mais pour moi, cette chose est claire : je n'accepterai jamais que le Sgr. Giacomo Casanova porte la main sur ma petite musicienne.

« Le misérable objecte que l'androïde est destinée au roi de France, et qu'il faut d'abord en tâter avant que de la lui servir. Qu'au surplus, la commande est payée d'avance... Comme si l'innocence de Céphise pouvait se monnayer en louis d'or ! Je tire prétexte d'ultimes réglages à faire pour différer la livraison. Casanova s'impatiente. Son royal commanditaire n'attend pas !

« Hier, j'ai fait le trajet de Ferney tout exprès pour rencontrer à Monsieur de Voltaire et m'en ouvrir à lui. Le philosophe, en disgrâce auprès du roi de France, est un homme de bon conseil. Il m'incite à faire preuve de patience : il n'est aucun problème, réputé insoluble, que ne finisse par résoudre l'absence précisément de solution. Celle consistant à m'exiler en Suisse, comme lui-même l'a fait, n'en est pas une pour moi qui m'y trouve déjà.

« Or, il se trouve que Neuchâtel est depuis le début du siècle une possession personnelle du roi de Prusse. Voltaire me conseille de me rendre à Potsdam et de me placer sous la protection de Frédéric II, qu'il connaît bien et me décrit comme un monarque juste, épris des Sciences et des Arts. Nul doute que ce souverain ne trouve du piquant à mon aventure ( en même temps que l'occasion de jouer un bon tour à son rival Louis XV ), donc que je ne reçoive le meilleur accueil avec mes trois créatures au château de Sans-Souci (le bien nommé ! ). J'y donnerai là pour son divertissement le spectacle d'automates initialement prévu pour la Cour de Versailles.

« Ma décision est prise. Il n'y faut pas surseoir, je prendrai la route dès demain. Auparavant, je dois confier l'ensemble de mes affaires à mon associé. Je m'en remets à Jean-Frédéric Leschot, je sais qu'en mon absence, il gardera bien la maison.

« Il me reste toutefois une formalité à accomplir. Les Suisses passent pour d'honnêtes gens, je ne veux point démentir leur réputation proverbiale en affaires. Je sors de mon coffre – non sans regret - les cent louis du roi de France auxquels je n'ai jamais touché. La bourse contenant l'argent du vice sera remise en mains propres à Monsieur Casanova. J'entends que cette somme soit  scrupuleusement restituée au commanditaire avec une belle montre en dédit.

« Durant la nuit suivante, je n'arrive pas à trouver le sommeil. Je tiens m'assurer du bon état de mon automate, qui va devoir endurer un long voyage. Penché sur le lit, je lui donne un baiser. Je crois sentir que ce corps est tiède. De nouveau, j'en approche ma bouche, tandis que mes mains palpent l'objet de mon désir. A ce contact, l'ivoire s'attendrit. Il cède, fléchit sous les doigts. Je sens des veines palpiter sous la pression de mon pouce, mes lèvres rencontrent une bouche véritable.    La lumière du jour nous surprend dans cette attitude. Céphise rougit, s'anime, lève sur sur moi son timide regard. Ma créature est devenue une personne vivante. Décidément,  Monsieur de Saint-Galle a bien raison de ne vouloir croire à rien, excepté ce qui est le moins croyable.

Notes et commentaires :

CEPHISE

Si l'objet de cette nouvelle ( les androïdes de Neuchâtel ) est authentique, et si les personnages cités sont bien réels, les faits relatés appartiennent à la fiction pure et ce récit contient par ailleurs certains anachronismes.

En 1758, l'horloger Pierre Jaquet-Droz ( 1721 -1790 ) met en chantier le premier des trois automates, mais il ne s'agit nullement d'une commande de Louis XV. L'entremise du célèbre Casanova relève de la pure fantaisie. Le portrait de cet aventurier emprunte aux « Mémoires et mélanges historiques et littéraires »  du Prince de Ligne, publié à Paris en 1828.

Jaquet-Droz a effectivement étudié la théologie, les mathématiques et la mécanique appliquée, il se peut qu'il ait côtoyé certains Encyclopédistes séjournant à Neuchâtel ( alors possession privée de Frédéric le Grand ). Il est peu vraisemblable qu'il se soit jamais rendu à Ferney, près de Genève, où Voltaire est installé à la même époque. Le trio d'androïdes ne sera terminé que beaucoup plus tard par Henri-Louis, fils de Pierre Jaquet-Droz ( 1752 -1791 ) avec l'aide d'un mécanicien de talent, Jean-Frédéric Leschot ( 1746 -1824 ). Les automates, après avoir été produits en spectacle dans toute l'Europe, seront vendus en 1787 à un impresario espagnol, ils sont exposés aujourd'hui au musée d'Art et d'Histoire de Neuchâtel. La description des mannequins et de leur mécanisme est empruntée pour l'essentiel à certains commentaires d'époque, l'écrivain et le dessinateur sont décrits dans le journal « Le diable boiteux » du 15 octobre 1923. Le rouleau à musique avec son tambour à picots n'a été mis au point qu'à la fin du XVIIIème siècle, dans le cas de notre musicienne, les doigts effleurant les touches du clavier actionnaient en réalité un orgue positif à tube unique. Les noms de Beau-pastel et Plumedor sont inventés, celui de Céphise est issu de l'Opéra Ballet « Pigmalion » de Jean-Philippe Rameau, créé à Paris en 1748 ( les paroles de l'ariette « Fatal amour, cruel vainqueur... » sont tirées du livret de Ballot de Sauvot ).

La lettre attribuée au compositeur dijonnais, qui n'est qu'un pastiche, contient cependant des phrases authentiques de Rameau, citées par ses biographes contemporains ( Lavater, Goethe ) ou tirées de son « Nouveau système théorique pour servir d'introduction au traité de l'harmonie ».

Mais l'allusion principale est celle faite à la statue de « Pygmalion ». Le chapitre X des « Métamorphoses » d'Ovide est cité à deux reprises, au milieu et à la fin du récit. L'actualité du mythe ( un créateur qui tombe amoureux de son oeuvre ) vient de ce que la robotique contemporaine prolonge la confection d'androïdes au  XVIIIème. siècle, expose aux mêmes tentations et aux mêmes dangers.

Photographies de l'auteur.

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