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5 juin 2009

"Gentil coquelicot nouveau...", par Jean-Claude

 

Gentil coquelicot nouveau.

COQUELICOT2 

  Paris, Palais de l'Industrie, 1883. Qui donc a eu l'idée extravagante d'exposer les oeuvres de Beau-Pastel au Salon des Refusés, devenu celui des Artistes indépendants ? Réponse : Monsieur Alfred Meyer, un homme aux multiples ressources. Ce journaliste touche-à-tout fait l'opinion dans le domaine des Beaux-Arts, il emplit de ses chroniques les colonnes du quotidien « Le Coq gaulois » dont il est fondateur. Mais ce n'est pas tout. Avec son ami le sculpteur  Grévin ( encore un Alfred...) il a créé voici deux ans  un musée de cires. Cette version parisienne de la Galerie Tussaud connaît un franc succès auprès du public.

 Alfred Meyer est un collectionneur éclairé. Il a fait l'acquisition pour son musée de trois automates, jadis réalisés par un horloger de Neuchâtel. Ces petits personnages qu'il a dénichés à la brocante fleurent bon le Siècle des Lumières. Ils représentent : un écrivain, un dessinateur, une musicienne. Ils ont été promenés par un bateleur partout en Europe. Ils ont connu leur heure de gloire avant d'échouer piteusement à Paris, chez un antiquaire. Nul doute qu'aux côtés des modernes figures de cire, leur allure décalée suscitera  la curiosité des visiteurs.

 Il y a tout de même un « hic » : les automates sont faits pour bouger, non pour être exposés dans un musée. Beau-Pastel le dessinateur n'échappe pas à cette règle. Cet éternel jeune homme éprouve le plus grand besoin de s'aérer, il aspire à la découverte, à l'évasion. Puisqu'il cherche à tous prix à s'ébattre, eh bien soit, on va lui trouver un coin de nature approprié ! Le journaliste se montre compréhensif, il connaît dans les environs d'Argenteuil un paradis pour artistes... en herbe. Excellente période, au demeurant, on est à la fin du mois de mai, les champs sont pleins de coquelicots. Armé de son stylet et de sa planche à dessin, l'androïde va pouvoir exercer ses talents. S'en donner à coeur joie. Ensuite, ses oeuvres seront exposées au Palais de l'Industrie. S'il y a lieu...

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 Meyer juge en critique avisé que Beau-Pastel a du talent, même si sa « manière » est aujourd'hui dépassée. C'est que l'androïde a été formé à bonne école , il a même fréquenté l'Académie des Beaux-Arts!  A la fin du règne de Louis XV, on apprend en ce lieu que le dessin prime sur la peinture, que c'est le contour qui commande l'oeuvre et que la qualité du trait fait l'artiste.

 Une question : comment Beau-Pastel, spécialiste de « l'oeuvre au noir », va-t-il s'y prendre pour figurer un champ de coquelicots ? Pierre Jaquet Droz, l'auteur de ses jours, avait conçu l'automate dans le souci d'une représentation exacte de la nature. Normal : il n'imaginait pas une autre forme d'accomplissement d'accomplissement artistique que la perfection d'un mécanisme. Cent ans durant, on peut dire que Beau Pastel a rempli son contrat.

 Son dessin, de son avis de connaisseur, révèle une plume énergique. Il offre des lignes d'une intensité particulière et d'une grande pureté. Dans la représentation de ce qu'il voit, son trait peut atteindre une finesse et une fluidité sans pareilles.

 L'artiste sort ensuite - par étapes successives - de l'austère dépouillement du noir, il lui reste encore un long chemin à parcourir. Il est parti de cette couleur première -ou l'absence de couleur, comme on veut  - sombre et peu séduisante. Le noir ne plaît pas aux yeux, n'éveille aucune sensualité. Rien ne le prostitue, il s'adresse « aux esprits de silence » (1). Beau-pastel n'a rien d'un ascète, il cherche à donner quelque agrément à ses compositions. Diversifie sa technique. Passe à des lavis d'encre brune et grise, puis travaille à la sanguine, avant de se tourner vers le pastel. D'où son nom. C'est un compromis pour lui, la voie moyenne en quelque sorte.

 L'art du pastel crée un pont entre le dessin et la peinture, le noir et la couleur.

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COQUELICOT1


  La brise souffle, légère sur les champs d'Argenteuil. L'androïde s'installe avec ses crayons. Inutile de le bousculer, il a tout son temps. Une grande étendue d'herbage ondule au gré du vent. Beau-pastel cherche à rendre la sensation de velouté des prés.

 Va-t-il y parvenir au moyen d'un camaïeu de tons beiges et blancs ?

 Mais les coquelicots ? Essayera-t-il les représenter un à un, patiemment, minutieusement, en n'omettant aucun détail, de manière que chaque fleur soit reconnaissable ? Apportera-t-il à son travail le soin et la précision qui firent la réputation des Maîtres flamands ? Est-ce qu'on peut ramener le tout à la somme des parties ? Et comment traduire l'entité d'un champ de coquelicots ? Exprimer cette vibration colorée, immatérielle, cette atmosphère particulière, ce flamboiement ?

 Il cueille un coquelicot. La fleur délicate, prise isolément, hors de son contexte, de son champ, lui paraît au final bien décevante. Au coeur de la corolle, plissée à la manière d'un voile antique, émerge une étoile noire : le pistil et sa couronne d'étamines. Beau-pastel, perplexe, retourne entre ses doigts les pétales fripés, en fait une minuscule poupée.  Ainsi  jouent les enfants.

 Eh bien, justement ! Où le savoir-faire ne mène à rien, imitons la gauche manière des tout-petits, qui ne savent pas encore dessiner. L'artiste, insatisfait de son oeuvre, décompose et recompose sans cesse ce qu'il a sous les yeux. Juxtapose avec un culot incroyable les taches de couleur. Réalise une symphonie en vermillon. Pointillisme ou tachisme, on n'a jamais vu ça ! Le fait est que les coquelicots refusent de se laisser enfermer, ils s'échappent de leur contour, n'expriment plus qu'une impression lumineuse, un simple battement de l'air. Ils semblent éclairés de leur propre couleur (2).

COQUELICOT3

 Décidément, il ne fallait pas faire confiance à Beau-pastel. Après tout, ce n'est qu'un vulgaire androïde, sans âme ni conscience. L'artiste en miniature renie ses origines, transgresse les codes, la technique apprise. Monsieur Meyer regrette son initiative malheureuse, il s'arrache les cheveux. Cette composition qui prend corps et s'étale à présent devant lui n'est qu'un gribouillis infâme, elle n'est même pas digne d'être exposée au prochain Salon des Déjantés.

 Il faut à tous prix arrêter ce gâchis, et vite !
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 Beau pastel se retrouve seul avec son papier et ses crayons. Une émotion particulière émane de sa composition inachevée. Le soir tombe sur Argenteuil. La chaleur moite de cette fin de printemps a fait sortir les abeilles d'une ruche voisine. Un bourdonnant essaim d'ouvrières butine les fleurs éparses, pour en polliniser d'autres. Les coquelicots alentour bruissent du vol de cette nuée d'insectes. Avec la torpeur du jour qui s'achève, il y a de la nostalgie dans l'air, Beau-pastel retrouve une sensation disparue. Son cerveau d'androïde se fait nid d'abeilles enserrant le canevas du souvenir. Si proche et si lointain.

 Un souvenir datant de l'époque où l'automate et son clone Plumedor courtisaient tous deux la belle Céphise et se disputaient ses faveurs. Il y a cent ans et même davantage, par une belle soirée comme celle-ci, Beau-pastel surprend sa bien-aimée, allongée dans l'herbe. Nue. Apparemment assoupie. Plumedor a disparu, mais les hautes herbes, courbées sous le poids des amants, témoignent de l'intensité de leur étreinte. Dernier témoin de ces ébats, une abeille tourne autour du corps de la dormeuse, cherche obstinément à se poser sur son visage. Le sommeil de Céphise est léger. Sans doute perçoit-elle en état d'inconscience un péril imminent. Par une sorte de réflexe, elle fait un geste machinal pour chasser l'importune. Une seconde, juste une seconde avant l'éveil.

 Un suspense insoutenable s'ensuit, un instant d'éternité. Beau-pastel, amoureux déçu, ressent une sensation de jalousie atroce. Il veut à toute force retenir l'aiguillon, empêcher qu'il ne s'enfonce dans sa chair (3).

Aujourd'hui même, l'artiste-automate ne réalise pas encore vraiment ce qui s'est passé. Peut-être cette piqûre ne s'est-elle elle pas produite, bien qu'il en ressente l'effet et n'en soit nullement guéri. Peut-être la dormeuse elle-même est-elle un reflet de son imagination. Peut-être son amant disparu, réduit à la seule empreinte visible au milieu des fleurs, n'est-il qu'une illusion. Peut-être le champ de coquelicots lui-même n'a-t-il d'existence qu'au travers de l'impression procurée à l'artiste, pour mieux disparaître ensuite, une fois son tableau terminé.

 Beau-pastel s'endort, se prend à son tour à rêver parmi les coquelicots. Quelque chose sort de son ventre, qui ressemble à un arbre de Jessé. Une lignée d'artistes en surgit, dont certains sont morts depuis longtemps, d'autres ne sont pas encore nés  : Jan van Eyck, Odilon Redon, Claude Monet, Salvador Dali. Celui qui vient va poursuivre ou non la recherche de celui qui précède, mettre en cause ses acquis -ou bien s'en inspirer – Chacun apporte une touche supplémentaire à l'oeuvre toujours inaboutie. L'un fait preuve d'invention personnelle, l'autre innove, parfois révolutionne. Ainsi en emporte le vent Cette fois, Beau-pastel l'a compris : Aucune forme d'art n'arrivera jamais à saisir l'essence et la réalité d'un simple coquelicot.

COQUELICOT4

Notes et commentaires :

 Ce second épisode de l'histoire ( imaginaire ) des androïdes de Neuchâtel s'attache à l'évolution de Beau-pastel, le dessinateur. Le narrateur supposé est un personnage bien réel, Alfred Meyer, journaliste et fondateur du musée Grévin.

  1. Le parcours d'artiste et les propos sur l'art figurant en italiques sont ceux d'Odilon Redon, peintre symboliste ( 1840 -1916 )

  2. Le tableau dont il s'agit est bien sûr le célèbre « Champ de coquelicots » de Claude Monet ( peint en 1873 ).

  3. Référence explicite au « Rêve causé par le vol d'une abeille » de Salvador dali ( 1944 ). La dormeuse décrite est en l'ocurrence sa compagne Gala.

  Coquelicots cueillis et scannés directement par l'auteur.

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