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20 juin 2009

Sur une image persane, par Jean-Claude Boyrie

<p><p><p><p>llez savoir pourquoi la Terre est ronde</p></p></p></p>

Allez savoir pourquoi

la Terre est ronde...


ARABESQUE1

 Son visage énigmatique apparaît dans la nuée tourbillonnante du songe. Il a les traits d'un vieillard à l'expression grave et malicieuse, c'est une image qui me ressemble. Vous avez sans doute lu les Mille-et-une-Nuits ? Alors, vous connaissez l'histoire du Génie de la lampe qui répond par l'ouïe et par l'obéissance aux ordres d'Aladin : « J'écoute, j'obéis... ». Le problème est que mon petit fantôme personnel  écoute et n'obéit pas. Il représente en quelque sorte un « double » intérieur, il est mon inspirateur, mon jugement, mon guide, ma raison. Il est plus ou moins capricieux, se présente sous diverses apparences, arrive au moment où je l'attends le moins. C'est une créature immatérielle visible uniquement aux yeux de l'esprit, elle ne parle qu'à qui sait ou veut l'entendre. Mais toujours à bon escient...   car mon bon génie ne pérore ni ne gamberge. Il me souffle les bonnes réponses aux questions que je lui pose. Mieux : fait en sorte que j'ai l'impression de les avoir trouvées tout seul. Mais ensuite, ce fantôme prodigieusement contrariant me pose à son tour  des questions dont je n'ai pas réponse, fait trois petits tours et puis s'en va. Le reste du chemin, il me faut l'accomplir tout seul. Ce soir donc, l'étrange visiteur m'a glissé au creux de l'oreille une révélation stupéfiante. A savoir que la Terre est ronde et qu'on en peut faire le tour. Une telle perspective a quelque chose d'extraordinaire, d'inouï, d'inattendu, vous ne trouvez pas ? Eh bien non, pas vraiment.

 Au moment où j'écris ces lignes  (1), vous autres « Roums » (2) croyez dur comme fer que cette Terre où nous vivons est plate. Oui, plate comme une assiette, j'allais dire comme une galette de Sarrasin. Vous ne vous demandez pas ce qui se passe en dessous. Peut-être situez-vous là votre enfer, ce lieu d'éternelles ténèbres où se terrent les damnés. Plus prosaïquement, vous pourriez imaginer un monde à l'envers, symétrique du nôtre, mais dont les habitants marcheraient les pieds en haut et la tête en bas. Renversant, non ? Tout est possible, sauf ce qui ne tient pas debout....

 Soyons clair : sur ces différents points, vous avez tout faux ! Mon mystérieux visiteur est désolé de vous contredire. Et c'est dommage, parce qu'avec un peu de jugeote et d'érudition vous seriez sans doute arrivés à la bonne réponse. Vous ne me croyez pas ? Oubliez toute idée reçue et prenez la peine de réfléchir par vous-mêmes. Imaginez que vous vous éloigniez du prétendu « centre du monde », où vous vous croyez durablement installés, pour cheminer vers sa périphérie. En vous armant d'un peu de patience et de courage – car, à n'en pas douter la route est longue - vous finirez bien par arriver « au bord de l'assiette ». Là, problème... qu'allez vous faire ? Est-ce que vous plongerez dans l'océan primordial censé ceinturer notre Terre ? Vous laisserez-vous engloutir, tout nus, tout crus, par le vide effrayant de l'éther ? A moins, ce que je vous conseille fort, que vous n'ayez tourné bride auparavant, pour retrouver au plus vite votre niche douillette au centre de l'assiette ?

 Aux yeux de mon fantôme personnel, l'issue d'une telle escapade ne fait aucun doute. Il tient qu'en votre lointaine contrée d'Occident, le bon sens est de toutes choses la plus mal partagée.

 Si seulement, vous les Roums aviez une once d'esprit critique et d'initiative, si vous aviez lu vos propres classiques, étudié l'œuvre des auteurs grecs et latins : philosophes, mathématiciens, géographes ! Mais de cela, vous êtes bien incapables, parce que vous avez abandonné depuis mille ans le monopole du savoir à vos clercs. Vous croyez aveuglément que la Terre est plate sans l'avoir vérifié, comme l'affirment Augustin d'Hippone, Isidore de Séville, Blède le Vénérable et Jean Scot Erigène. Dix siècles d'obscurantisme vous ont complètement abrutis, votre Dieu lui-même doit trouver fort ennuyeux d'être adoré par des sectateurs aussi niais et ignares.

 Il aura fallu que nous les Infidèles, nous les envahisseurs, nous les Sarrasins que vous traitez en Barbares, tirions de l'oubli vos illustres prédécesseurs, sauvions leurs précieux manuscrits, traduisions leurs écrits, bref puisions à vos propres sources et fassions tout à votre place pour retrouver enfin une vérité évidente : à savoir que la Terre est ronde.

 Eratosthène, vous connaissez ? Si ce n'est le cas, vous risquez bien de mourir idiots. Ce serait grand dommage pour vous et pour ce savant, car vous lui devez une fière chandelle : il a démontré le premier, et depuis belle lurette que la Terre est ronde. Comment s'y est-il pris ? Oh, c'est tout simple, il suffisait d'y penser. En bon géographe, il a mesuré l'ombre portée par deux obélisques situés en des villes d'Egypte éloignées l'une de l'autre. A propos, ne trouvez-vous pas curieux qu'il ait usé d'un symbole phallique pour montrer que la terre est ronde ?  Qu'un obélisque fasse fonction d'étalon ? J'abrège. Par la suite, Erathosthène a calculé l'angle entre la verticale et les rayons du soleil à midi, le jour du solstice d'été. Il  a,  pour mesurer son arc de méridien, évalué en journées de marches de chameau la distance qui sépare Alexandrie de Syène (3). Soit l'équivalent de cinq mille stades. Plus tard, Ptolémée a repris ces calculs et dressé les premières cartes du monde habité. Hélas pour vous, cet atlas, vous l'avez perdu. D'autres ont récupéré l'héritage que vous n'avez pas mérité.

 Attention ! Ne croyez pas que je cherche à vous donner des leçons. Mon nom, c'est Ibn' Sina dont vous avez fait, je crois : Avicenne. Je suis né en Perse, à Boukhara (4). Comment peut-on être Persan ? (5) C'est une longue histoire... Je vis à la cour du Calife, dont je suis à la fois le vizir et le médecin. Je ne cherche pas à être calife à la place du calife. De jour, je me consacre à la « chose publique ». De nuit, j'écris des traités de métaphysique. A ce rythme, ma santé s'épuise encore plus vite que l'huile de ma lampe ne se consume. Au demeurant, mes disciples ne m'ont-ils pas surnommé « Cheikh el Raïs », le Prince du savoir ? Car je suis tout à la fois philosophe, écrivain, poète, médecin, physicien, chimiste, astronome, musicien, j'en passe.... A ce point de mon récit, certains pourront s'étonner : comment un seul homme peut-il acquérir autant de spécialités diverses et surtout les maîtriser ? A ceux-là, je réponds : oui, c'est possible, pourquoi pas ? Les Anciens considéraient que les diverses disciplines du corps et de l'esprit sont complémentaires. Qui s'est exercé à l'une d'elles peut donc se révéler apte à toutes les autres. Les précieux textes venus des Romains et des Grecs, nos savants les ont en partie retrouvés et traduits. Ami des Sciences et des Lettres, le Commandeur des croyants récompense généreusement ce travail : chaque traducteur reçoit une quantité d'or équivalente au poids du poids du livre. C'est dire à quel point les pavés sont recherchés. Aristote n'est pas mal de ce point de vue. Je me suis attaqué sans défaillance à ses oeuvres complètes.  Socrate ne présente pas financièrement parlant les mêmes avantages, du fait que ce philosophe dont le nom est connu de tous n'a pas laissé d'écrit. Pour ce qui est des traductions, je reste sur ma faim, n'ayant rien à me mettre sous la dent venant de lui. Mais Socrate m'a fait un cadeau merveilleux : il m'a transmis le démon qui m'inspire aujourd'hui.

 Ici, j'ouvre une large parenthèse. Pour qualifier les créatures de diverses natures qui peuplent les airs, les « Gens du Livre » (6) emploient volontiers les mots d' « anges » et de « démons ».... Les anges, créatures célestes, émanent du divin. Ils se situent entre l'intelligible et le sensible. Leur imagination leur permet sinon d'accéder, du moins d'aspirer à l'intelligence suprême dont ils procèdent. Les démons ne sont aux yeux des Chrétiens rien d'autre que des anges déchus (7). Ce terme est plutôt péjoratif ! Je tiens que les démons sont des divinités intermédiaires qui n'ont pas atteint le stade ultime de la perfection. Ils passent auprès des Grecs pour des génies secourables. Les démons sont les messagers des hommes auprès des dieux, se font les interprètes de leurs prières, ils sont porteurs de leurs demandes, de leurs désirs et leurs mérites (8).

 Vous vous demandez peut-être à quoi je pense en ce moment, accroupi sur mon tapis persan. La rotondité de la terre est l'objet de ma méditation. Si vous croyez que la Terre est plate, c'est que ne suis pas dans mon assiette. Or, l'assiette ( je n'en fais pas un plat ) est un mauvais tableau, elle renvoie à la nourriture du corps, elle est le reflet grossier de la réalité quotidienne. Tout à l'opposé se situe  la sphère, une forme idéale, l'image même de la perfection. La pensée divine a créé les sphères successives qui composent l'univers, la matière qui les emplit. Ces sphères englobent la Terre, la lune, les planètes, les étoiles. Les lois qui régissent la course des astres échappent à l'entendement humain. Pour combien de temps ? La connaissance des mouvements célestes, en admettant qu'on y parvienne un jour, s'inscrit dans la recherche inassouvie d'une intelligence suprême.

 L'existence, je m'en rends bien compte, est éphémère. Ange ou démon, mon fantôme n'est pas de ce monde, il est d'une autre nature. Ce qu'Aristote appelle : « l'essence ». Ce qui perdure au-delà des vicissitudes de la vie. Un jour viendra - ce jour ne saurait tarder -  où l'huile de ma lampe sera tout-à-fait consumée. Alors,  l'ange de la mort viendra me chercher, il me prendra sous son aile protectrice. A cet instant seulement, je parviendrai au but ultime de ma quête : la faculté de revivre dans un monde meilleur, que sa forme soit ronde ou plate.

  Notes et commentaires :

ARABESQUE2

(1) Aux environs de l'an mil.

(2) Héritiers du monde romain. Par extension : les Francs et tous Chrétiens en général.

(3) De nos jours : Assouan.

(4) Plus précisément à Afshena dans l'actuel Ouzbekistan. Concernant la vie et l'oeuvre d'Avicenne ( 980 -1037 ) voir sur internet l'article très documenté de Wikipedia.

(5) Cf. Montesquieu, « Les lettres persanes ».

(6) Juifs, Chrétiens et Musulmans réunis

(7) En langue copte, « démon » et « fantôme » sont synonymes. Le « daïmôn » socratique a son pendant dans le textes gnostiques.

(8) Apulée de Madaure (IIème s ap. J-C) : « A propos du dieu de Socrate ».

AVICENNE

  Mahmoud Farshchian, « Distant drummer » 68,5 x 50, 1980 (partie)

  La recherche picturale de cet artiste iranien, né en 1929, mêle traditionalisme et innovation. Ses compositions délicates aux lignes ondulées, aux coloris éclatants, se situent dans la lignée de s miniatures persanes. Fils d'un marchand de tapis, élève de l'Ecole des Beaux-Arts deTéhéran, Mahmoud Farshchian, très populaire dans son pays d'origine expose aujourd'hui en Europe, en Asie, aux U.S.A.

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