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6 août 2009

Mélodie 1, par Thérèse-Françoise Crassous

Mélodie...


Ce texte formant une longue nouvelle, il sera publié en plusieurs parties. Bonne lecture!

Gisèle, soixante ans alanguie sur son sofa, voit à la télévision trois jeunes artistes jouant à la guitare le Concerto d’Aranjuez. Les picati s’accordent à la mélancolie de  cette fin d’après-midi pluvieuse… Elle n’a plus voulu entendre cet air-là depuis qu’à la naissance des triplés, son cœur s’était déchiré. L’attente des enfants durant laquelle  elle devait se reposer, les coups des minuscules pieds en bosses sur son ventre et cet immense repos, elle si active, pour arriver au terme de la grossesse… Une joie incommensurable en apprenant qu’elle aurait trois petits.

  Puis ce néant. Ce vide soudain.  Cette mélancolie qui affaissait ses épaules. Son visage s’était figé en masque de tristesse. Pourtant elle en était sûre, elle avait entendu trois cris. Elle était à moitié dans les vapeurs de l’inconscience, ayant eu ce jour-là une piqûre calmante. Et à présent plus rien, plus rien dans ses bras aimants.

  Elle avait eu tant de plaisir à tricoter la layette, choisir les chaussons, acheter les berceaux. Mais le sort s’était acharné sur elle. Elle était anéantie, perdue dans sa douleur.

  Vingt-trois après, à l’écoute du Concerto, les souvenirs affluent. Son bonheur d’être mère, son immense fierté et son insouciance : tout cela balayé en un instant. Après, elle a dû supporter les remarques acerbes et les murmures des gens. Comme si cela ne suffisait pas à son malheur ! La vie l’a emportée mais elle n’était plus la même. Plus rien ne l’intéressait. Elle était un zombie. Et comme un fait exprès, elle entendait toujours cet air dans sa tête, la musique du bonheur si vite disparu. Elle l’avait tant écoutée en pensant à l’avenir ! A la gaieté des jeux, aux cris de ses bébés, et comme de les voir grandir aurait été un plaisir. Tout cela et bien d’autres rêves s’étaient enfuis. Son couple était en quenouille, ses désirs annihilés. Seules demeuraient la méchanceté de sa belle-mère l’humiliant, et son mari si lâche : elle ne vit que ça tout au long des années.

  Soudain l’image de ses jeunes musiciens, élancés et rieurs, complices dans leur jeu et la mélodie, fait qu’elle compte les ans. Son cœur bat, bat si fort en les entendant. Inconsciemment elle se dit : « Mes triplés auraient le même âge qu’eux . Ils seraient aussi beaux».

 

                                         °°°

 

  Il y a vingt trois ans à l’autre bout du monde, un enfant de quelques semaines, Manolo, arrivait à Mexico avec ses parents. Yeux bleus pervenche, cheveux dorés, une fossette au menton, il avait la peau rosie par le soleil de ce pays. Lorsqu’il était petit, le père avait été ambassadeur du Mexique à Paris. La famille vivait alors dans l’opulence, et elle s’agrandit de cinq autres enfants, courtauds, tous bruns de peau aux yeux noirs. Puis le père, rappelé au pays, fut assassiné. La mère n’ayant plus de famille (celle-ci emprisonnée puis décimée, question de changement de président), ne pût compter sur personne pour subsister et fit des ménages. Très pauvres, ils étaient devenus très pauvres et s’étaient exilés dans les faubourgs de Mexico.  Les frères de Manolo, insouciants, s’adonnaient frénétiquement au foot comme Maradona et rêvaient de faire carrière dans ce sport. Mais lui ne goûtait qu’aux plaisirs de la campagne et le plus souvent, pour échapper aux quolibets de ses frères et des copains, courait à perdre haleine vers la fin du bidonville. Là, allongé dans l’herbe rare sous les arbres il suivait  les formes des nuages,  la lumière sur les feuilles, écoutait les chants des oiseaux. Il reproduisait tous les bruits qu’il entendait. Il inventait des chansons qu’il hurlait dans le vent.  Sa peau devenait peau de pêche. Sa fossette se creusait et ses traits s’émaciaient. Elégant, il dénotait au milieu de la fratrie. Il s’exerçait à composer des mélodies ou à reproduire des airs entendus. C’était son plaisir à lui. Tous les enfants du quartier se moquaient mais lui, s’en fichait. Il était heureux comme cela. Oui, il était différent. Mais Caramba ! Il voulait être comme ces musiciens qu’il avait vus un jour dans les rues de la ville où il s’était aventuré, guidé par la musique.

  Il en rêva longtemps, et le jour où croisa de nouveau leur route il n’hésita pas : Il leur demanda de le prendre avec eux. Ils acceptèrent, et après de brefs adieux il était parti sans regret.  Au bout de quelques mois, ses compagnons lui avaient appris les rudiments de leur art. Il savait maintenant chanter, danser les danses paysannes et jouer de la flûte de pan. Des flûtes devrait-on dire, car il en existait  de différentes grosseurs et de diverses longueurs. Chaque instrument avait une sonorité et s’harmonisait avec telle ou telle ritournelle.

  Dans le groupe, tous chantaient et jouaient de bon cœur. Lorsqu’il dansait en costumes de fête, ses pieds frappaient en cadence le sol de terre battue des places de villages. Un attroupement se formait et en son centre, à perdre haleine, il s’épanouissait.

  Jusqu’à ce jour où il aperçut une guitare accrochée à un clou. Elle était incongrue dans ce lieu, ce bouiboui. Si élégante, en bois précieux, en bois de rose avec des entrelacs floraux en essence plus claire, elle l’attirait irrésistiblement. Il la prit, la caressa et ses doigts coururent sur les cordes, involontairement : un son mélodieux sortit de l’instrument… Il réalisa qu’il était en train de jouer le Concerto d’Aranjuez. ! Manolo ne savait pas comment il avait connu cet air. Il était comme sorti de son âme, racontant son enfance, sa vie, sa souffrance, ses bonheurs, ses espoirs.  Sous doigts agiles déroulaient des arpèges qui dans  le ciel ensoleillé s’envolaient en dentelle.

  Autour de lui, tous écoutaient subjugués. C’était d’autant plus étrange qu’il ne l’avait jamais appris.

  Quelle était l’âme sœur, son autre lui-même qu’il sentait jouer à travers lui ?

 

   Lui, d’un faubourg misérable de la capitale, jouait divinement. Lui, si différent que les gosses lui jetaient des pierres et le battaient à bras raccourcis. Lui, si frêle. Lui, le paria. Lui, l’étranger…. Rebelle comme sa mèche de blés mûrs retombant continuellement sur son regard dur. Son regard métallique s’attardait et fouillait jusqu’aux tréfonds des gens, les rendant mal à l’aise. Mais tous réclamaient le Concerto d’Aranjuez.

  Puis la renommée aidant, la troupe se produisit dans les restaurants des quartiers chics et ils furent de plus en plus demandés. Jusqu’à ce jour de février où un impresario le remarqua et l’emmena étudier. Manolo y mit tout son cœur et bientôt se produisit dans les théâtres du monde entier, jusqu’à ce qu’un hurluberlu voulût le faire jouer avec deux autres jeunes artistes ce même morceau, le fameux Concerto.

 

                                                    °°°


épisode 2

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