Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Ateliers d'écriture et d'accompagnement à Montpellier ou par Zoom
Newsletter
Publicité
Archives
29 septembre 2009

Comme on fait son lit, par Jean-Claude BOYRIE

<p><p><p> Comme on fait son lit</p></p></p>

 

 Comme on fait son lit....

 

Je me souviens, glauque triton de l'océan primordial, de la tiédeur de mon premier lit, ce liquide amniotique où tout baigne. Je m'y sens bien en sécurité. Je vis en apesanteur, les genoux repliés sous le menton. Je vais et je viens, me tourne et me retourne, nage et bougeotte. Je suis aveugle et presque sourd. Ici, les agressions venues du monde extérieur ne m'atteignent pas. L'indicible ailleurs, dont j'ignore tout, se résume à une vague rumeur. Bientôt pourtant, il me faudra sortir de cette quiétude et pousser mon premier cri. Mais cela, je ne l'ai pas encore compris.

 Je me souviens de ce landau. C'est un vieux coucou récupéré de la génération précédente. Maman le pousse parmi les allées du Champ de Mars. Il avance comme à regret, geint à fendre l'âme. Normal :  au lendemain de la guerre, il n' y a rien dans les magasins, on fait avec ce qu'on trouve. Avril à Paris : Les marronniers commencent à débourrer : leurs petites feuilles toutes molles se déplient. Une giboulée : vite, on ferme la capote. C'est déjà passé. Le soleil envahit à nouveau le landau. Les moineaux piaillent. Bébé tend ses menottes, gazouille, sourit à la vie.
C'est bientôt l'heure de la tétée.

 Je me souviens du lit de mes quinze ans. De son sommier qui grince. D'un matelas qu'on eût dit bourré de noyaux de pêche. Du mobilier en pin des Landes qui garnit ma chambre mansardée. Ici, c'est chez Grand'mère. Tout fleure bon la résine et l'encaustique. Sur les étagères s'empilent des livres aux reliures vertes et roses. Le vert -Jules Verne- c'est pour les garçons. Le Rose – Comtesse de Ségur – c'est pour les filles. Entre les deux pilesd bouquins, s'étale , une collection complète de « l'Epatant » : la lecture favorite de mon oncle dans les années trente. Je m'y précipite. Les Pieds Nickelés : Ribouldingue et Filochard, c'est croquignol, ils ont toujours de nouvelles combines....

 Je me souviens du balancement de ce hamac à la courbe voluptueuse. Il est tendu entre deux stipes de palmiers, oscille au gré du vent. Ici, les alizés soufflent capricieusement. Je dors comme on dort à vingt ans sous le ciel étoilé des Tropiques. Avec la Croix du Sud pour unique repère. Je me laisse bercer par le bruit des vagues, vogue sans fin sur l'immensité de l'Océan Indien. Sans souci du lendemain. Pourquoi s'en faire ? Demain est un autre jour, suivi d'une autre nuit.
Demain, peut-être dormirons-nous à deux dans le hamac....   

 Je me souviens de mon premier clic-clac d'étudiant. La galère ! Toujours coincé quelque part (le lit) ! J'ai un mal de chien à le plier et le déplier.... Ce mécanisme fait un bruit fou, sans compter qu'on a vite fait de se pincer le doigt qu'on met toujours où il ne faut pas... aïe, ouille !
Le charme aussi du premier « chez soi ». Des frusques jetées négligemment sur le plancher au milieu des polycopiés. Pas  toujours masculines. Bientôt d'affriolants dessous vont se mêler à mes « Petits Bateaux », navigateurs au long cours, archi-usés à force de bourlinguer seuls. A la Cité U, personne n'y trouve à redire.

 Je me souviens du siège que j'occupais en salle de Direction, de ce fauteuil rembourré propre à la somnolence post-prandiale. En cette salle à porte éternellement close, à l'ambiance feutrée, nul n'entre et surtout rien n'en sort. Je me souviens d'une collection de crânes déplumés, d'un feu d'artifice impressionnant de termes incontournables (« productivité »... « rendement »... « performance »...) et de propos sentencieux, au point qu'on les croirait gravés dans le marbre.... Question : s'ils sont si définitifs, pourquoi les collègues se croient-ils obligés de les seriner la fois suivante ? Mais cette fois, il n'y aura pas de fois suivante. Je n'assisterai pas au prochain au comité de Direction, car demain sonne pour moi l'heure de la retraite.

 Je me souviens de mon dernier lit... non, je ne m'en souviens plus, à présent, c'est aux autres de se souvenir de moi. J'y dors de mon dernier sommeil. Pas plus que de la salle de Direction, rien ne filtre. Le couvercle s'est impitoyablement refermé sur moi. Le système de verrouillage est encore plus démoniaque que le mécanisme de mon clic clac d'étudiant : impossible de l'ouvrir tout seul. Je suis plongé dans le noir, avec au-dessus de ma tête un ciel tropical dépourvu d'étoiles. J'erre sur l'immensité océane. Il y flotte une odeur de sapin, que je rapproche de celle (balsamique) du pin des Landes de mon enfance. La forme oblongue du cercueil renvoie à l'ove du landau. Ses parois capitonnées étouffent les bruits venus de l'extérieur. Tout comme l'utérus maternel. Seule différence : au lieu d'être en position fœtale, le corps est confortablement allongé.  Cela vaut mieux comme ça, sachant qu'on est là pour longtemps.

 Comme on fait son lit, on se couche.

 

 

Publicité
Publicité
Commentaires
A
Un régal que ce texte. Phases de la vie autour du lit. Ma grand mère disait que le lit était la plus belle invention de l'homme<br /> Bien que nous ne soyons pressés ni les uns nil les autres d'en faire l'acquisition, dormir dans le dernier lit doit être une fabuleuse expérience.
Répondre
Publicité