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3 décembre 2009

Koko-Loulou fête le goût par Jean-Claude BOYRIE

Koko-Loulou fête le goût.



CENTRAFRIQUE

[Illustration de l'auteur]


« Ah ! mon pote, ça me fait vraiment plaisir de te revoir ici ! »
    Celui qui m'accueille par ces mots de bienvenue est un ancien condisciple de l'Ecole forestière : Kobena, Ange Désiré Louison Kobena, dit « Koko-Loulou ».
    Aujourd'hui c'est un personnage important dans son pays. Il dirige une Réserve naturelle en Amibie Occidentale. Cent mille hectares au coeur du continent noir, ça vous dit quelque chose ? Koko-Loulou qui a fait sa thèse de Doctorat sur les rossignols du Caroubier, est également un spécialiste reconnu des moeurs amoureuses du singe Bonobo. Il se targue d'avoir dompté le Rhino-féroce et préservé les derniers gorilles, il a fait proscrire le trafic de l'ivoire éléphantin, si ce n'est  à son profit personnel.  Ah, que son métier serait exaltant, n'étaient l'empilement des réglementations, l'incessante immixtion des O.N.G. (passe encore, on s'en accommode) mais surtout ces maudites restrictions budgétaires ! Car, pour faire vivre sa structure,  il lui faut constamment tirer le diable par la queue....
Koko-Loulou s'arrête là dans la litanie de ses gros et  petits soucis :
«  Mais, depuis un moment,  je ne parle que de ma boutique ! Et  toi, camarade, fait-il, qu'as-tu à me raconter de beau ? »
-  Oh ! fais-je modestement, mon quotidien n'a rien de bien extraordinaire et ma carrière est des plus mornes. Qu'en dire ? Je l'ai fortement compromise en traînant un âne cévenol devant le Tribunal (*).
-  Qu'ils soient africains ou cévenols, nous avons beaucoup à apprendre des ânes, observe-t-il. Sous un apparence soumise, ils dissimulent beaucoup de sagesse. Au fait, quel crime avait donc commis cette pauvre bête ?
     Ledit bourricot  s'était rendu coupable d'avoir brouté sans autorisation la bonne herbe du Parc.
Diable ! Espace naturel protégé ! Mmmmm. Y'a bon, c'est là que l'herbe est la plus verte, la plus tendre et la plus juteuse. Ensuite, que s'est-il passé ? Raconte-moi tout....
    La Presse assistait à l'audience. Elle a fait les gorges chaudes de ce procès... un peu spécial (*).
  -  Je vois. Les journalistes sont des empêcheurs de tourner en rond. Au moins ici, on leur a appris à bien se tenir. S'ils ouvrent un peu trop leur gueule, on les muselle. Une affaire comme la tienne eût été vite étouffée... je veux dire cuite à l'étouffée.

    Quelques instants de silence complice. Ange Désiré Louison conclut, en guise de consolation :
  « En France, on dit que le ridicule ne tue pas, collègue ! Alors, en Amibie, imagine un peu ! Rien dans ton pays n'est à l'échelle de ces grands espaces ! Chez nous, la nature joue le rôle de providence. Lorsque l'on tue une antilope, il y a de quoi manger pendant deux jours. Avec la viande d'un éléphant, on nourrit un village en brousse pendant une semaine. Et que dire des noix de coco, des ananas et des bananes que l'on trouve à profusion ! C'est comme au jardin d'Eden, il suffit de tendre la main pour les cueillir.
  - Vous êtes gâtés ! ça, je veux bien le croire ! acquiescé-je ! On est très loin chez vous de la « malbouffe » !
  - Tu ne crois pas si bien dire...  je vais t'en mettre plein les papilles ! En Amibie, à l'imitation de la France, on fête la semaine du goût. Donc, tu ne pouvais pas mieux tomber : ce midi, nous organisons un grand banquet. Tout le personnel du Parc  y est invité, le ministre, le député, le chef de village et autres notables. Sois des nôtres, camarade. Régale-toi sans arrière-pensée. Nul ici n'éprouve de  rancune à l'égard de nos ex-colonisateurs ! 
  -  Je veux bien être des vôtres, j'accepte même de tout coeur !

    A l'heure dite, je me mets sur mon trente et un (entendez : short, chaussettes et fixe-chaussettes) pour me rendre à la Case commune (équivalent africain de nos Hôtels de ville).
    Depuis un moment, le martèlement du tam-tam avertit les convives qu'il est temps de se mettre à table. Si l'on peut appeler « table » un boubou déroulé à même le sol, apportant sa note bariolée aux herbes de la savane. La nourriture y est étalée. On s'assied en tailleur tout autour et, comme c'est la coutume, chacun se sert à même le plat. On y picore à qui mieux mieux avec ses doigts.
    L'Européen que je suis pourrait se trouver plutôt dépaysé, heureusement Koko-Loulou fait tout pour me mettre à l'aise :
   « La nourriture de ce pays ne t'est pas forcément familière, moins encore la manière de la savourer, mais puisque c'est la Semaine du goût, il nous faut te faire passer un test. Le jeu consiste à goûter les aliments qu'on te sert et les identifier les yeux bandés (sans quoi, bien sûr, ce serait trop facile). Chiche ? »
  - S'il faut-en passer par là, eh bien, soit, je me plie à la règle !

    On me noue un foulard autour de la tête. Premier test.
   « Coeur de palmier ! » m'écrie-je, après avoir tâté d'une substance filandreuse ,au premier abord, sans caractère, mais qui se révèle fraîche au palais et d'un arôme subtil.
    Ceci n'est bien sûr qu'une mise en bouche. On me fait passer le second plat. L'échantillon servi tiède n'est guère plus goûteux que le premier. Il s'agit d'un aliment farineux. Administré (infligé ?) à plus forte dose, ce légume insipide passerait chez nous pour un « étouffe-Chrétien ».
    « Patate douce ! »  fais-je après un instant d'hésitation.
  - Je te félicite, jusqu'à présent tu tiens les bonnes réponses ! admire Koko-Loulou content de moi.
  - On n'en est qu'au premier niveau. L'exercice est facile.... Jusqu'à présent. Mais attends la suite.

    Il me faut ensuite éprouver un fruit à la saveur acidulée servi dans sa coque fendue en deux. J'en suçote la pulpe en faisant craquer les petits grains entre les dents. Puis je déglutis. Aucun doute, c'est un fruit de la passion qu'on vient de me faire gober.
    Sifflements admiratifs de l'assistance. Un éloge immérité. Je n'ai vraiment pas eu de mal à identifier ce fruit des Tropiques. On le trouve même en supermarchés.
      De même, cette mangue, hélas déjà blette, au goût prononcé de térébenthine. Je n'apprécie guère à ce stade avancé sa chair molle, flasque, faisandée. Mais ce n'est qu'un apéritif.
   
    Mais voilà qu'on m'annonce le plat de résistance. Un fumet de viande grillée vient chatouiller agréablement mes narines.
«  Quelle cuisson pour toi ? demande Koko Loulou.  Bleu ? Saignant ? Al dente ? »
  - Je préfère à point....
  - A ton aise. Prends en une bouchée à présent, pour goûter, puis dis-moi quel gibier c'est.

   Je mâchouille un instant cette viande accompagnée de riz gluant. Elle est tendre, onctueuse, légèrement fadasse, assez difficile  à identifier, car des épices en relèvent le goût.
   «  C'est assez fin pour être de la gazelle ! » avancé-je au hasard.
  - Tu as tout faux ! Cherche encore ! » ironise Koko Loulou.
   - Je ne vois pas. S'il me faut défiler toute la faune de la savane...
   - Essaye quand même, ne t'avoue pas battu d'avance !

  Je propose d'abord le lion, superbe et généreux comme il se doit, en train de rugir dans mon estomac.... Non, c'est impossible ! Sa chair âpre et forte en bouche aurait davantage goût de fauve.
    Puis j'évoque la girafe, réputée cavaleuse, astringente et coriace.
    Puis  la hyène, impénitente dévoreuse de charognes, qui doit être carrément immangeable à cause de son goût putride. Beurk !
    Bien sûr, je n'y suis pas. Il va bientôt falloir que mon ami me souffle la réponse, ou tout au moins me mette sur la voie.
    Lorsqu'à tout hasard, je prononce le mot « phacochère », la face de Koko s'éclaire d'un sourire épanoui.   C'est de mieux en mieux.
    Il me dit que je chauffe, que je brûle, mais que je n'y suis pas encore. Oui, la chair du phacochère a la texture râpeuse et la saveur douce-amère des glands dont il fait sa principale nourriture.
   Cet animal, précise-t-il est un substitut,  le « Canada dry »
pourrait-on dire, du « Long-Cochon ». Il en a l'aspect, l'odeur et le goût, mis ce n'est pas du Long-Cochon.
    Je déclare forfait.

   « Tu donnes ta langue au chat ? Si près du but ? Allons, collègue, je ne vais pas te faire languir davantage ! La viande que tu dégustes est le fin du fin de la cuisine amibienne, un mets très recherché des connaisseurs. Comme tu vois, cela n'a rien à voir avec la tambouille de l'Ecole forestière ! »
    Je mets quelques instants à réaliser, puis recrache la bouchée que j'étais en train d'avaler.
   Koko Loulou me voit "gerber" (il faut bien dire les choses comme elles sont) avec un air déçu, voire réprobateur. A l'occasion de nos retrouvailles, il a vainement mis les petits plats dans les grands.

    Au fait, je ne songeais pas à faire le rapprochement, mais Monsieur le Ministre des Finances d'Amibie occidentale figurait, que je sache, sur la liste officielle des invités. Son absence au banquet n'a pas été signalée, encore moins excusée.
   Pourtant je remarque que sa place reste désespérément vide.
    De là à faire le rapport avec les coupes sombres que ce grand Commis de l'Etat vient d'effectuer dans le budget du Parc, il n'y a qu'un pas, vite franchi.

    Décidément, dans ce pays, mieux vaut se tenir à carreau pour ne pas se faire mettre la tête au carré.
   

    J'avale ma salive et m'abstiens de tout commentaire superflu. Demain, si je ne me conduis pas de façon plus civile, je risque fort d'être à nouveau convié à cette table... mais cette fois en qualité de plat principal.


(*) voir la nouvelle « Pauvre Gaspard », du même auteur, sur  « Atelierdecrits.canablog.com »

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