"Si c'est rond, c'est point carré", par Jean-Claude Boyrie
Si c'est rond, c'est point carré.
Élodie, c'est la « personne de confiance » du Cabinet Lapierre-Quiroul, celle que l'honorable syndic délègue habituellement aux réunions de copropriété.
Au physique, elle est plutôt rondelette; moralement, c'est une fille carrée, quoique elle sache au besoin arrondir les angles. Elle a son franc-parler et ne se laisse pas enfermer sans réagir dans un cercle vicieux.
Son patron, Max Lapierre, est expert immobilier de son état. Professionnellement parlant, il s'est acquis auprès du conseil syndical de l'immeuble une solide réputation de fumiste. Heureusement que, pour faire tourner l'Agence, il y a son associé, Edgard Quiroul. Plus quelques collaborateurs et surtout collaboratrices, dont Élodie. Des comme elle, Monsieur Lapierre en recrute à tour de bras, qu'on dirait toutes coulées au même moule : blondes, pulpeuses à souhait, prétendument dénuées de plomb dans la cervelle. La majorité d'entre elles ne tarde pas à les sauter (les plombs !), dans un délai qui varie de quelques jours à dix huit mois, dans le meilleur cas.
Tout cela n'a pas d'importance aux yeux de ce frimeur-né, doublé d'un tombeur de filles, qu'est Max Lapierre.... Comme il le dit lui-même : une de perdue, dix de retrouvées !
Élodie échappe à la règle générale. Au premier abord, on la croit fragile et vulnérable. Bien à tort. Ce n'est pas une fille à craquer comme ça. Elle a appris se défendre et s'initie aux arts martiaux.
À présent, Élodie, quand on la cherche, on la trouve....
Allez savoir pourquoi le nommé Lapierre (Max pour les intimes) se défausse sur elle des séances souvent tardives du conseil syndical, noyauté par des seniors. Pourquoi participer à leurs interminables parlotes de club troisième âge ? Max qualifie ce type de réunions de « sans queue ni tête », alors qu'il se considère comme gâté par la nature à ces deux extrémités. Ce n'est pas lui qui va se plier aux arcanes de la gérontocratie, alors qu'il peut déléguer une employée à cet effet !
Ce soir pourtant, l'ordre du jour est d'importance. Il nécessiterait la présence de tous, y compris du boss s'il voulait bosser.
Cela tient en ce seul mot, dont Élodie égrène les syllabes : « Dé-sin-sec-ti-sa-tion ».
Au brouhaha que ce terme génère, elle comprend que la réunion promet d'être houleuse.
«
Je déclare la séance ouverte ! » lance à
la cantonade le doyen du conseil syndical, président de séance
désigné d'office. C'est un colonel en retraite du nom
de Jules Gardavous. Quoi qu'il arrive, cet homme d'honneur demeure
droit dans ses bottes. Il regarde ses interlocuteurs en face, entre
quatre z'yeux. Normal ! La minerve qu'il porte l'empêche de
tourner la tête.
Le
colonel Gardavous attaque son préambule d'un ton qu'il veut
détaché :
- Qui
d'entre vous, Mesdames et Messieurs, peut apporter un témoignage
précis quant à l'infestation supposée de notre
immeuble par...? »
Il ne peut achever pas sa phrase, un tollé général l'interrompt.
Élodie cherche à reprendre en main la situation, c'est son boulot, on la paye pour ça. Encore faudrait-il qu'on lui en laisse placer une. Cette fille a la capacité de gérer les débats difficiles, mais une question se pose à elle : comment mener le combat contre un fléau que nul n'ose ni ne veut appeler par son nom ?
Trois mots, trois petits mots sont à
sa disposition pour désigner la même effrayante réalité.
Trois mots qui se présentent à son esprit, entre
lesquels elle doit choisir le moindre. « Blatte »
est celui qui semble le plus neutre à Élodie. Car il
faut lui appeler « blatte » une blatte, comme
il faut appeler un chat un chat. Certes, on peut recourir aux
périphrases. Avant la réunion, la studieuse employée
a potassé le « dictionnaire des synonymes »,
puis celui des « locutions familières »,
enfin carrément le répertoire des injures et « gros
mots ». Voici le résultat de ses investigations :
* BLATTE (n.f., du latin blatta) : insecte rampant du genre des orthoptères, commensal de l'espèce humaine en appartement, de moeurs nocturnes, habitué des dépôts d'ordures et des cuisines.
[ Pas très ragoûtant, tout ça ! se dit-elle en aparté. Poussons plus loin nos recherches... ]
* CAFARD (n.m., de l'arabe « kafir » = renégat) : variété de blatte à tendance dénonciatrice (confer le verbe « cafarder »). « Avoir le cafard » signifie avoir les idées noires.
*
CANCRELAT
(n.m., du flamand : « kakkerlak »)
: variété de cafard qui sévit plus
particulièrement dans les cales des bateaux.
Attention ! Ce charmant insecte ne doit pas être confondu avec ses cousins germains, le termite et le cloporte. Pour simplifier les choses, il existe aussi – dixit l'encyclopédie - diverses sous-espèces de cafards. Ainsi la blatte germanique (ou aryenne) est-elle de couleur brune, comme la peste. Sa taille est comprise entre 13 et 15 mm. Bien que munie d'ailes, elle est incapable d'effectuer un vol soutenu, mais aime défiler en rangs serrés, au pas cadencé.
[ « Ach so ! À la bonne heure ! » se dit le colonel Gardavous. ]
La blatte d'origine africaine ou orientale est encore plus bronzée. On la reconnaît à son faciès négroïde (pour le genre africana) ou son profil busqué (pour le genre orientalis). Avec ses pattes tripatouillantes et farfouineuses, la blatte exotique explore méticuleusement poubelles et éviers.
Quant à
la blatte littéraire, elle est sujette à diverses
métamorphoses, notamment de type kafkaïen.
« Nous ne fréquentons pas ces créatures ! intervient Madame Michu, qui a reçu en son temps le brevet de ménagère modèle. Elle tient à sa réputation... propre, ainsi qu'à celle de ses voisins de palier. Nous ne mangeons pas de ce pain là ! J'affirme haut et fort qu'il ne se trouve autour de cette table que des gens convenables, au-dessus de tout soupçon ! Nous sommes tous de bons résidents !
- Je
n'en doute pas une seconde, Madame Michu. Permettez-moi de reposer
ma question, insiste le colonel Gardavous. Je veux savoir si l'un ou
l'autre membre du conseil syndical a vu des....
[ Déluge de protestations. La réponse est : non ! à
l'unanimité des personnes présentes ].
- Rien
que d'en parler me fait rougir de honte, fait Célestine
Petipas, une vieille fille qui, loin de se dessécher,
dégouline de bons sentiments. Notre immeuble : « Les
balcons du Lez », est le mieux tenu de tout le Clapas. Il
suffit pour s'en convaincre d'interroger notre concierge, Madame
Coidon-Siouplait...
- Mademoiselle,
intervient Élodie, il n'y a rien de déshonorant à
reconnaître que l'immeuble est infecté. Depuis que le
monde est monde, l'insecte dont il s'agit squatte obstinément
la demeure des hommes. Seulement, il n'est pas facile à
repérer en raison de son naturel photophobe. Il ne se promène
pas de jour. Et de nuit, quand on allume la lumière, il se
carapate et regagne bien vite son repaire, ce qui fait que seuls des
noctambules obstinés peuvent le voir.
- Qu'à
cela ne tienne, il suffit d'organiser des patrouilles de nuit ! Sus
à la b...estiole ! Visez la tête et frappez fort ! Que
le premier qui rencontre cette vermine l'écrase aussitôt
sous sa semelle !
[
Celui qui vient de prononcer ces mots est Eugène Mordicus, dit
Gégène, un ancien de la guerre d'Algérie. Il ne
s'est jamais remis de ses campagnes. Revenu à la vie civile,
il s'est établi en tant qu'électricien confirmé
et vit dans la hantise de subir une invasion de « sous-hommes ».
]
- Il
y a comme un souci, remarque Élodie. Si vous avez le malheur
d'écraser une femelle (c'est-à-dire, statistiquement, une fois sur
deux !) les oeufs contenus dans l'oothèque se disséminent.
Une nombreuse progéniture risque alors de voir le jour et de
coloniser davantage les lieux... Convenez-en, c'est l'inverse du but
poursuivi! Alors, autant nettoyer à fond le carrelage à
l'eau de Javel sur les trajets habituels de l'insecte. L'« axe
du mal », pour user d'une expression consacrée, se
situe habituellement entre le frigidaire et les bouches d'aération.
L'hypochlorite à forte dose est un moyen éprouvé comme efficace
et plus sûr, de se débarrasser de cet hôte
importun.
- Je
crains malheureusement qu'une action de désinfection ne serve à rien à
l'échelle individuelle, coupe le
président de séance. Depuis le temps que nous
déblatérons (au sens propre), nous n'avons encore rien
dit de concret. Or, nous sommes réunis aujourd'hui pour
dé-ci-der
de mesures collectives. Encore faut-il savoir lesquelles.
Mademoiselle, y-a-t-il un cadre légal à la
désinsectisation ?
- Absolument,
fait Élodie. Mais il se trouve parmi vous une personne plus
qualifiée que moi sur ce sujet. Monsieur Prudent Droitcommun
est un éminent juriste, je lui cède volontiers la
parole.
- Commençons
par le commencement, fait l'autre d'un ton doctoral. Avant d'aborder
la solution finale, il convient de s'entendre d'abord sur les
prémisses, à savoir la nature exacte de ce que nous
avons à exterminer. La règle est simple: est réputé
blatte ou cafard au regard de la loi tout individu comptant au moins
un ascendant blatte ou cafard au premier comme au second degré.
Suis-je
assez clair ?
- Mais
comment peut-on avoir de telles informations ? demande Madame Michu.
- Par
le bouche-à-oreille. En pareil cas, le cafardage n'est pas
seulement permis, c'est même un devoir civique !
- Et
comment ! renchérit Gégène. Qui trouve sur son
chemin quelqu'un n'ayant pas une tête très catholique
doit impérativement le signaler
au service d'hygiène ! Toute tâche cessante !
- Vaste
programme ! Il y a de quoi faire ! commente le colonel, un brin
dubidatif. Mais poursuivons ! Puisque notre ami Droitcommun a la
parole, qu'il nous expose maintenant tous les procédés
propres, si j'ose dire, à enrayer l'invasion.
- Les
textes subséquents à la loi (décrets et
circulaires d'application
) préconisent l'éradication de l'espèce avec
une bombe dite de « totale
annihilation »,
en fait un aérosol à base de D.D.T.
- Mais
la réglementation européenne exclut, que je sache,
cette arme dite « de destruction massive » !
objecte Élodie.
- Il
est exact, Mademoiselle, que sous la pression des groupes
écologistes, ces produits insecticides d'une efficacité
reconnue ont été interdits et remplacés par des
pièges à phéromones.
- Pourquoi
faire l'aumône à ces affreuses bêtes ? demande
Célestine Petipas, un peu dure d'oreille.
- J'ai
dit « phéromones » et non « faire
aumône ». J'entends par là certaine
substance odorante secrétée par les femelles qui
attire les mâles dans un piège mortel [
rires étouffés dans l'assistance ].
Allons, Messieurs, ne riez pas ! Qui de vous n'a pas succombé
au moins une fois dans son existence à l'attrait de ces
fameuses phéromones ? [
nouveaux rires ]
- S'il
vous plaît, un peu de sérieux ! intervient le colonel.
Il va de soi que nous n'emploierons que les moyens légaux. Le
vrai problème est qu'il nous faut traiter les parties
communes et privatives simultanément. C'est-à-dire
entrer dans les appartements pour intevenir, ce qui n'est pas gagné
! Car vous trouverez toujours des gens pour soutenir que les blattes
sont nécessaires pour entretenir la diversité
biologique et l'équilibre entre espèces. D'autres vous
diront qu'il n'y a pas de blattes chez eux, d'autres que ces
insectes sont inoffensifs. Qui de nous ne connaît pas au moins
une « bonne » blatte, familière et
gentille, qui vient lui manger dans la main ? Allez donc vous
retrouver parmi toutes ces affirmations et distinguer le vrai du
faux...
- Ce
n'est pas à vous qu'il faut expliquer, mon colonel,
intervient Gégène, que la règle commune ne
souffre pas d'exception. Même les blatte qu'on croit à
tort « bonnes », il faut les exterminer pour
les empêcher de procréer, éviter qu'elles
n'engendrent une descendance « mauvaise ».
- Dois-je
vous répéter, Monsieur Mordicus, que la question posée
n'est pas « où les fourrer ? » ni
« pourquoi s'en débarrasser ? » mais
« comment s'y prendre ? »
- La
réponse tient en deux mots, monsieur le président, qui
sont : « courage » et « patience »,
affirme Élodie. L'essentiel est d'avoir la volonté
d'aboutir. Mais, pour réussir, celui qui veut bien faire doit
d'abord convaincre les autres qu'il agit bien. Ce point nécessite
au premier chef une campagne bien conçue
d'information-sensibilisation des résidents. Je propose donc
au conseil d'élaborer un plan de communication « blattes »
de nature à convaincre les plus réticents.
- Nous
suivrons votre conseil, mademoiselle. Quels arguments proposez-vous
de développer ?
- Oh,
rien de très original par rapport à ce qui vient
d'être dit ! La communication, c'est comme l'hébreu, ça
s'apprend. Dans ce domaine, l'habillage compte plus que le contenu.
Pour
sûr, coupe Eugène Mordicus. Avec un bourrage de crâne
bien conçu, on infiltre plus
sûrement les esprits que tous vos pesticides réunis
n'intoxiquent les blattes.
- Ce
n'est pas vraiment ce que je voulais dire, proteste Élodie en
rougissant.
- Je
conclus de tout cela, fait le président qu'il nous faudra
travailler sur la forme autant, sinon plus que sur le fond. En
attendant, rien
ne tourne rond. Ou plutôt,
nous tournons en rond.
Droitcommun, vous souhaitez, je crois, nous donner le mot de la
fin....
- Oui,
permettez que je vous cite de mémoire les propos d'un
spécialiste de la question : « À
force de répétitions et avec une bonne connaissance du
psychisme des personnes concernées, il devrait être
tout-à-fait possible de prouver qu'un carré est en
fait un cercle. Car, après tout, que sont « cercle »
et « carré », sinon de simples mots ?
Et les mots peuvent être façonnés jusqu'à
rendre méconnaissables les idées qu'ils
véhiculent....»
- À
la bonne heure ! Que voici des réflexions pertinentes,
frappées
au sceau du bon sens !
Ce
théorème ou postulat, je ne sais, a la précision
d'une épure, j'oserai dire qu'il présente une rigueur
géométrique..... Qui donc l'a énoncé ?
Pythagore, Thalès, Euclide ?
- Non,
Monsieur. Un certain Joseph Paul Goebbels, ministre de la propagande
et de l'information sous le troisième Reich.