Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Ateliers d'écriture et d'accompagnement à Montpellier ou par Zoom
Newsletter
Publicité
Archives
12 mai 2010

La Samaritaine, par Jean-Claude BOYRIE

La Samaritaine.

  « Qui parmi nous, s’il plante une fleur et la soigne tous les jours, la regarde le soir, l’arrose avec de l’eau pure, s'il est heureux quand elle commence à fleurir, accepterait qu’un étranger vienne la cueillir sans excuses ? »

Jamela Zead, avocate au Barreau de Palestine.

 Salâma. Shalom. Le salut sur vous tous.

Je m'appelle Aïcha, j'ai tout juste vingt ans. J'habite un village à l'est de Naplouse, en Cisjordanie. Une contrée que l'on nommait autrefois « Samarie ». Aux temps bibliques, Naplouse, entre les monts Ébar et Garizim, s'appelait Sychar ou Sichem. Aujourd'hui, c'est une ville en état de siège. Elle compte cent cinquante mille habitants. La population vit confinée, isolée, coupée du reste du monde par les check points, ces postes de contrôle de sinistre réputation.  

Ceux qui cherchent à sortir de la ville sont pris au piège. Ils peuvent attendre des heures à ce goulot d'étranglement, pour se voir finalement refuser le passage. Ils craignent d’être fouillés, puis arrêtés. C'est notamment le cas des jeunes : les moins de trente cinq ans sont considérés ici comme des terroristes en puissance. Et voilà pourquoi de nombreux habitants ne sortent jamais d'ici.

 En dépit de ces vicissitudes, je demeure fidèle à mon pays, j'y suis profondément attachée. C'est une succession de collines arides qui s'étend à perte de vue en rive occidentale du Jourdain.

 La Palestine compte de nombreux Chrétiens. C'est à Bethléem, un village qui ressemble au nôtre, à peu de distance d'ici, que naquit Issa Ibn Youssef, dit Al Masîh : le Messie, l'Oint de Dieu. Ce n'est pas un hasard si mon père s'appelait Youssef et ma mère Myriam, un nom qui signifie en arabe : « la pieuse ». Il y a deux mille ans, Myriam fut choisie entre toutes les femmes pour porter la « Qalimat » : le Verbe, la Parole divine. À l'archange Gabriel, qu'en notre langue nous appelons Er-Rûh, il échut d'annoncer la bonne nouvelle.

 Voyez, ô vous tous Gens du Livre (1), à quel point nos textes saints se correspondent !

  Je reviens au quotidien. Avec ma famille, ou ce qu'il en reste, nous vivons aujourd'hui dans un gourbi. Je devrais dire : « nous existons ». Est-ce vraiment vivre que camper de la sorte ? Les blindés israéliens sont passés à deux reprises dans mon village. Selon la version de l'armée, il aurait servi de repaire aux activistes et nos maisons recéleraient de nombreuses armes. Pourtant, lors de leur première incursion, les soldats en ont été pour leurs frais. Ils ont fouillé partout, mis tout sens dessus dessous sans rien trouver. Par dépit, ils ont démoli les bâtiments publics, rasé nos pauvres demeures. Les tirs de roquettes ont tué ou blessé pas mal de monde, j'ai vu des gens mourir sous mes yeux. Nous n'avions pour toute défense que nos injures et nos crachats.

  La seconde fois, ce qui fut notre village n'était plus qu'un douar : entre  les baraquements et les tentes, il ne restait  rien à détruire. Alors, les chars sont repartis comme ils étaient venus.

    Nous les avons regardé faire sans haine, presque avec résignation.

  À la suite de cette incursion, mon père et mon frère aîné Hussein sont passés dans le camp des militants palestiniens radicaux. Ils ont péri peu après, victimes des affrontements sur l'esplanade des mosquées à Jérusalem. À leur tour, mes deux frères survivants, Rachid et Ali se sont engagés dans la brigade Izz al Din al-Qassain, c'est-à-dire la branche armée du Hamas. Ce terme signifie « enthousiasme » ou « ferveur », les militants du Hamas s'opposent à ceux des nôtres restés fidèles au Fatah. Les collabos. Traqués par le Mossad (2), Racid et Ali se méfient aussi des « bérets rouges », la police de l'Autorité palestinienne.... Ils vivent cachés en permanence, ne font que de brèves et irrégulières apparitions au logis familial.

    Ce qui fait que  je ne les vois que rarement.

  Nous ne sommes plus à présent que trois femmes à vivre sous ce toit : ma vieille Maman, qui passe sa journée à geindre et à gémir, moi-même qui vous parle et ma soeur cadette Zora, trop jeune pour quitter le foyer. Elle aimerait partir d'ici, mais où irait-elle ? Quel avenir y a-t-il lorsqu'on on vit en Palestine et qu'on a vingt ans ? Un shebab (jeune) n'y trouve rien : ni refuge, ni travail pour personne.

J'en viens à mon histoire personnelle. Juste avant la Seconde Intifada, j'étais étudiante en Lettres à l'université Bir zeit de Ramallah. Il y a eu les évènements, la vague d'attentats. Notre faculté, construite avec des fonds internationaux a été gravement endommagée par les bombardements de Tsahal (3)... Les installations du campus ont été réparées depuis, mais il n'y a plus moyen de travailler. La politique envahit tout, nous use, nous consume. Le temps s'écoule en interminables palabres sur l'aouda' (la « situation »).. Moi, je suis lasse  de manifester : à quoi servent-elles, nos multiples pétitions et motions? Les boycotts et sit-in à répétition ne dérangent personne. Sauf nous-mêmes, car ils nous empêchent de travailler. Quant au diplôme, en admettant que je l'obtienne, à quoi me servirait-il à présent ? La peur de l'avenir me tenaille. À quoi bon m'obstiner ? J'ai renoncé à poursuivre mes études, je n'ai plus le coeur à ça....

  Que je vous dise aussi : un mur de béton, haut de huit mètres, a été édifié par nos voisins. De l'autre côté, les colonies israéliennes ne cessent de s'étendre sous la protection de l'armée. À Ramallah, on voit au loin s'étager à flanc de colline, parmi les oliviers leurs maisons blanches aux toits de tuile rouge. Là-bas, tout respire la prospérité. Pas de coupures d'eau ni d'électricité, les rues sont abondamment éclairées. Les colons ont tout ce dont ils ont besoin. Ils ont exigé cette « clôture de sécurité » pour être prémunis contre les « intrusions terroristes ». Concrètement, c'est un rempart infranchissable qui se prolonge interminablement dans la campagne. Le mur empiète sur notre territoire, nous coupe des rares puits de la région. Il a fallu pour le construire déplacer des habitations, saccager nos plantations d'agrumiers. Nous l'appelons « mur de séparation raciale » (jidar al-fasl al-'unsuri), car il rend impossible la coexistence de deux peuples pourtant frères : les enfants d'Israël et d'Ismaël. Qui oserait parler maintenant de réconciliation et de paix ?

  Vous le voyez bien, la situation est devenue intenable.... Il nous faut pourtant bien vivre. L'eau courante n'arrive pas jusque chez nous. Pour ravitailler la maison, je dois descendre péniblement à la rivière, en portant mon cruchon sur la tête. Un ruisseau coule en contrebas du village, le seul auquel on puisse encore accéder le long de la « ligne verte ». Il se nomme Wadi Fa'rah, c'est un affluent du Jourdain. En ce moment, nous sommes en pleine période d'étiage. Il ne coule presque rien, c'est habituel à cette saison, mais là n'est pas la seule raison de l'assec. Plus en amont, les colons effectuent des pompages inconsidérés pour irriguer leurs plantations. En situation de pénurie, il n'est pas question bien sûr d'arroser nos propres cultures. Il reste à peine assez d'eau dans la rivière pour l'usage domestique, et encore... à condition d'aller puiser soi-même au bout d'un sentier rocailleux ce bien si rare et si précieux.

SAMARITAINE

 Hier, en me rendant au point d'eau, je suis tombée sur une patrouille israélienne : quatre gars et une fille entassés dans une Landrover. Ils roulaient en trombe, écrasant tout sur leur route, m'aspergeant de poussière. À mon passage, le véhicule s'est arrêté, les soldats sont descendus, mitraillette au poing. Je les ai salués poliment : après tout, ils ne font que leur travail, même si c'est un sale boulot. Ils voulaient vérifier mon identité. « Qui es-tu ? », a demandé celui qui paraissait leur chef (j'ai vu qu'il portait les insignes de caporal, ou quelque chose d'équivalent).

 J'ai répondu : « Je suis Aïcha, fille de Youssef et de Myriam.
  - Dis-nous ce que tu fais ici et montre ce que tu as sur toi, a poursuivi l'autre d'un ton rude.
  - Je viens de la rivière et porte mon cruchon. Voyez son contenu : ce n'est qu'un peu d'eau du wadi. "

Le plus jeune des soldats s'est approché de moi. C'est un petit gars de mon âge. Sans doute fait-il partie des civils enrôlés bon gré mal gré dans Tzahal.

 

 Il faut savoir qu'en Israël, le service armé est obligatoire. Ce jeune soldat, j'ai trouvé qu'il avait un physique d'étudiant. Rien qu'à voir ses cheveux blonds frisés et ses yeux bleus, j'ai compris qu'il n'était pas d'ici. Je l'imagine mal en train de se battre et de tuer des gens. Moi, j'avais sous mes voiles noirs une allure de paysanne. Il n'a pas dû se rendre compte que j'étais étudiante comme lui. Nos regards se sont croisés.

 Sans doute m'a-t-il trouvé jolie, il a même esquissé quelque chose qui ressemblait à un sourire.

 « Jeune fille, donne-moi à boire ! « a-t-il demandé d'une voix amicale.

 Je lui ai répondu sans baisser les yeux, à la fois touchée et surprise :

«  Comment toi, qui es Juif, peux-tu demander à boire à une Samaritaine ? » (4)

Il a bien compris l'allusion et m'a fait un signe de connivence.

Alors, avec ferveur, j'ai versé dans le creux de sa main tendue l'eau vive du ruisseau.

 Sur ces entrefaites, le caporal est intervenu brutalement pour admonester le jeune soldat. Il l'a désigné par son prénom : Jacob. Il ignorait que je parle couramment l'hébreu. Je comprenais toutes ses paroles :

 « L'eau de la rivière est polluée, a-t-il dit à Jacob. Si tu as soif, attrape une bouteille d'eau minérale dans le coffre ».   

 Puis, le chef a glapi cet ordre bref à l'attention des autres :

 « Fouillez-moi cette fille ! »

 La soldate s'est approchée de moi, m'a palpée sans ménagements. Dans l'armée israélienne, les femmes se promènent en chemisette et en short, elles exposent sans gêne apparente leurs jambes et leurs bras nus. Je n'y vois pas d'inconvénient. Mais nous autres femmes musulmanes n'exposons pas notre corps aux yeux d'autrui. Le voile est notre pudeur. À l'université cependant, je m'habillais à l'occidentale, un petit foulard cachant  mes cheveux, comme il convient. Au village, je m'en tiens au costume local : la gandoura sombre, qui me protège efficacement du soleil. Cette longue robe, la soldate m'a demandé de l'enlever.

 Je ne voulais pas le faire, il a bien fallu me plier à ses injonctions. Heureusement, je portais des dessous présentables. Le jeune soldat a détourné les yeux, il était rouge comme une cerise. Les autres ont fait à mon sujet des plaisanteries salaces, détaillant impudiquement mes formes. Puis ils sont livrés à des attouchements sur moi.

 J'ai protesté, je me suis débattue. Le jeune soldat a tenté de s'interposer, mais en vain, sous les quolibets de ses camarades. Dans l'échauffourée, mon cruchon s'est brisé. Au bout d'un moment, craignant les débordements, le sous-officier a rappelé son équipe à l'ordre.   

 J'ai pu enfin me rhabiller.

 La patrouille a rembarqué prestement, la Land-rover est repartie aussitôt. Je suis restée seule au bord de la rivière. Seule avec mon humiliation, pleurant sur mon cruchon brisé...

 Et puis je suis revenue à la maison. Le téléphone, que vous nommez plaisamment « arabe », avait bien fonctionné, mon histoire avait déjà fait le tour du village. Il y avait plein de monde pour m'attendre et me plaindre : ma mère, encore plus catastrophée que d'habitude, sans d'ailleurs être plus efficace pour autant, ma petite soeur en larmes, l'imam du coin venu pour la circonstance et mon fiancé Mustapha.

 Sur ce, sortis d'on ne sait où, mes deux frères ont fait irruption dans la pièce et m'ont posé plein de questions gênantes.

 Il faut vous dire que depuis la mort de Père et de Hussein, Rachid s'est adjugé le rôle de chef de famille, ainsi que la coutume le veut. Si lui-même disparaissait, ce serait ensuite le tour d'Ali.

 Rachid, je l'aime bien, mais j'accepte et vis mal le tuteurage qu'il m'impose. Certes, mon frère aîné fait vivre la famille, il nous soutient matériellement et nous parraine toutes trois. En contrepartie, nous sommes condamnées à le servir. Il nous fait exécuter les tâches domestiques les plus viles : laver son linge, repriser ses vêtements.... Plus grave : il s'immisce dans ma vie privée et celle de Zora, fouille sans vergogne dans mon sac à main. Lorsque j'étais sur le campus, il surveillait mes horaires, mes fréquentations, allant jusqu'à contrôler la messagerie de mon portable. À présent, le problème du téléphone est réglé : je n'en ai plus. Je dois me consacrer pleinement à Mustapha.

 Mon futur a quinze ans de plus que moi C'est un bon garçon, pas très malin, dont je sais par avance qu'il ne me battra pas. Notre mariage, arrangé de longue date entre les deux familles, sera célébré quand les évènements le permettront. Un détail qui ne gâte rien : Mustapha possède quelques arpents de terre autour du village, une olivette et une orangeraie. Il compte bien que nous pourrons vivre à deux là-dessus, à moins que les Israéliens ne mitraillent ces plantations, ce qui pourrait bien se produire !

 Du fait qu'il a quelques biens au soleil, mon fiancé a rejoint le « clan des modérés ». Il souhaite la « tadiya », c'est-à-dire l'accalmie, une pause dans les attentats. Rien de plus humain, rien de plus normal et de plus simple que la lâcheté. Quiconque a quelque chose à perdre renonce à l'action violente. Pourtant, le Parti ne cesse vitupérer contre la pseudo-application des accords d'Oslo. Pas question de pactiser avec l'Occupant, de vendre son âme à Iblis (5).

 C'est bien ainsi que mes deux frères l'entendent. Ils ne s'écartent pas de la doctrine du Parti : toute tentative de normalisation économique, politique, culturelle... donnerait à leurs yeux une fausse image d'égalité entre les parties. Elle n'aurait pour effet que de renforcer l'oppression de notre peuple en conférant à l'occupation un vernis de légitimité.

 Je partage en grande partie leur point de vue : si nous cessons de mettre la pression, Israël continuera d'interpréter les résolutions des Nations unies comme il l'entend, en violant les droits des Palestiniens, leur volant la terre et l'eau, entravant la libre circulation des personnes et des biens,  empêchant le retour des réfugiés.

 Toutefois, je m'écarte notablement des idées de Rachid et Ali sur les moyens à employer pour lutter contre l'injustice. Selon moi, des attentats perpétrés à l'aveugle, donc susceptibles de frapper des innocents, ne feront qu'accroître la répression. Ils entretiendront un climat de vengeance réciproque et surtout nous aliéneront inexorablement l'opinion internationale.

 Ce qui va bien sûr  à l'encontre de l'objectif poursuivi : la Cause a besoin du soutien de tous....

 Ce disant, je me sens un peu dans la peau d'Antigone, cette héroïne de la tragédie grecque que j'ai étudiée à la Fac. Son dilemme est le mien : face aux lois humaines, relatives par essence et qui ne cessent de changer, il nous faut obéir aux lois immuables de la Justice tout court.

 Assez philosophé. La réalité m'attend. Pour calmer l'ardeur vindicative de mes fedayin de frères, j'ai tendance à minimiser l'incident de la journée. Après tout, les soldats ne m'ont pas réellement violée, ils se sont  - ou plutôt on les a - arrêtés à temps, mon honneur  est sauf.

 Bien sûr, on m'a vue en culotte à la rivière, et après... cela vaut-il la mort d'un homme ?  Bizarrement, je passe sous silence l'attitude de Jacob, le jeune homme aux yeux bleus à qui j'ai offert à boire et qui par la suite a tenté de me défendre. Rachid et Ali ne comprendraient rien à l'étrange émotion que j'éprouvai alors. Cela ne les regarde pas.

 Nonobstant cette version édulcorée des faits, mes deux frères clament leur haine, crient vengeance. Ils me demandent des détails sur les l'itinéraire de la patrouille et son horaire exact, faisant l'hypothèse qu'elle repassera demain au même endroit au même moment. Ce qui se vérifie en général.

 En contrebas du village, le défilé se resserre, la route est étroite, elle sinue au franchissement du Wadi Fa'rah. La configuration des lieux se prête à l'embuscade. Dissimulés plus haut, parmi les aloès et les figuiers de Barbarie, les fedayin, au passage de la patrouille, lanceront des grenades sur son véhicule. Il ne résistera pas, tout blindé qu'il est. Si le tir de mes frères est bien ajusté, ses cinq occupants seront pulvérisés par l'explosion.

 Je tremble à l'énoncé de ce projet meurtrier, ma vieille Maman se met à pleurer de plus belle. Elle a déjà perdu un mari et un fils au Jihad (6), il en sera de même des deux fils qui lui restent, son seul soutien. Rachid et Ali jurent leurs grands dieux qu'ils ne se feront pas prendre.

 « Possible, admet Mustapha, mais l'impunité n'a qu'un temps. L'attentat donnera lieu à des représailles qui toucheront toute la population du village. Comment imaginer que des terroristes, déjà fichés par notre propre police puissent échapper aux services secrets israéliens, d'une efficacité redoutable ? Quoi qu'il advienne, ils finiront par se faire prendre un jour ou l'autre ! »

 L'imam, lui, ne cherche pas trancher le débat. Impassible et sentencieux, il se contente de citer les Écritures. Le Coran réprouve les crimes de sang tout autant que la Loi mosaïque dont se réclament nos oppresseurs : « Tu ne tueras point ».

 Un bon Musulman doit, selon notre imam, méditer le verset 46 de la sourate XXIX, lequel  ouvre avec les Gens du Livre la voie du dialogue :

«  Avec les Juifs et les Chrétiens, ne discutez que de la manière la plus affable,

sauf quand il s'agit de ceux qui, parmi eux, commettent l'injustice.... »
  - Eh bien, observe Rachid, n'est-ce pas
justement le peuple d'Israël qui commet l'injustice ? Il nous faut donc le combattre impitoyablement jusqu'à ce qu'il reconnaisse nos droits et nous rende notre terre.

 L'imam ne réfute pas cette objection qui vaut profession de foi, marmonne entre ses dents quelque chose comme : « Dieu est miséricordieux !

- Pas pour tout le monde..... » ne puis-je m'empêcher d'ajouter. N'appréciant pas mon commentaire, la saint homme nous quitte. Se sentant de trop, mon fiancé se retire à son tour.

 Je sors. Pas avec lui. Je ne vois aucun moyen de raisonner mes deux frères. J'y renonce et les laisse à leurs sinistres préparatifs. Dehors, l'air est si tiède ! Je respire les parfums de la nature. Une odeur balsamique monte de l'orangeraie proche. Comme j'aimerais goûter en paix cette belle soirée aux mille parfums ! Il ferait si bon s'étendre sous les pins à méditer ou ne rien faire, écouter le léger crissement que la brise ténue imprime à leurs aiguilles !

 En cet instant, j'oppose au bellicisme de mes frères le peu de courage de mon fiancé. Mustapha m'aime à sa manière. Certes, il n'a jamais cherché à m'embrasser, cela ne se fait pas chez nous.

  Oui, mais... en ce moment, j'ai justement besoin qu'on m'embrasse. Et voilà que l'image du petit soldat frisé s'impose à mon esprit. Non, décidément, je ne serai jamais amoureuse de Mustapha.

 Ce garçon m'a tendu la main.... Pourtant, demain, il doit mourir. Cela aussi, c'est injuste, trop injuste ! Ce gentil jeune homme a forcément chez lui quelqu'un qui l'attend : une fiancée, une amie, que sais-je ? Je me plais à imaginer que dans un autre univers, en d'autres circonstances, j'aurais pu, j'aurais voulu, j'aurais aimé être son amie.

 La soldate israélienne, elle aussi, doit bien avoir un mari quelque part, à défaut un compagnon. Sans doute des enfants, aussi. Peut-être que les trois autres soldats, qui se sont si mal conduits avec moi, une fois rentrés chez eux, se révèlent bons pères et bons maris. Pourtant, s'il en est qui méritent d'être punis, c'est bien eux. Puis je me dis : « Pourquoi tant de haine ? »

 Les grenades des fedayin faucheront tout le monde sans commisération. Elles ne savent pas discerner le bien du mal. 

 Le soleil se couche derrière nos chères collines. Au moment où la grosse boule, devenue toute rouge, plonge à l'horizon, je suis prise d'un brusque pressentiment. Je crois avoir compris ce qu'on attend de moi. Une idée me trotte obstinément dans la tête, quelque chose d'horrible à quoi tout le monde pense et que personne n'ose exprimer.

 Quand je rentre à la maison, mes deux frères sont toujours là. Mais il y a quelqu'un d'autre, un homme encagoulé de vert : leur chef assurément, détenteur de l'autorité suprême. L'homme parle à voix basse, distinctement pourtant. Il évoque ce qu'il appelle : « la mission » -  je ne sais que trop bien ce que cette expression signifie et frissonne. L'inconnu tient à la main une grosse ceinture, avec au milieu quelque chose qui brille, un boîtier dissimulé, sommairement enveloppé dans des chiffons. La boîte contient une charge explosive avec un cordon pour la déclencher.

 Je ne suis pas tenue d'accepter la « mission ». Personne n'est tenu d'accepter. Mais si je refuse, ce sont mes deux frères qui disparaîtront. Ils seront perdus pour la « Cause » et ma famille n'aura plus de soutien. Si j'accepte de mourir à leur place, ce ne sera pas le cas.

  En effet, contrairement à Rachid et Ali, je ne me suis jamais fait remarquer par une activité politique quelconque. Je n'ai donc aucune raison d'être connue des services de police, l'attentat pourra passer pour un acte individuel. Il est même vraisemblable (je frémis à cette idée) que je serai méconnaissable, une fois déchiquetée par l'explosion. Je serai morte en martyre du peuple palestinien. J'aurai contribué par cet acte à mon pays la souveraineté islamique, car la victoire ne peut revenir qu'à Dieu. Il paraît qu'en pareil cas, l'on rejoint immédiatement le paradis d'Allah.   

  Pourtant, je ne crois pas au paradis des martyrs. Je récuse une fable au nom de laquelle on justifie tout. Je crois à la jeunesse, je crois à l'amour, je crois à la vie. Oui, j'aime la vie. Profondément, de tout mon être.  Aucune cause ne mérite qu'on meure pour elle.

 Et cette vie, le seul bien qui me reste au monde,  il me faut demain la sacrifier.

 Mais en cet instant, je ne pense pas seulement à moi. Mon drame personnel ne compte pas, il est sans importance, car je ne laisse rien ni personne derrière moi. Mustapha trouvera bien quelqu'un d'autre, je lui fais confiance pour ça. Je pense davantage à mes proches, à ma mère, à mes frères et soeur. Eux au moins me devront une fière chandelle.

 Je pense aussi, mais avec peine, au petit soldat condamné. C'est triste  pour lui, car il n'a rien fait pour mériter ça.

 Tant qu'à mourir, au moins qu'il meure d'une main amie. La mienne par exemple. Peut-être que, venant de moi, la mort lui paraîtra plus douce, on peut toujours rêver. Lorsqu'une bombe explose, la mort vient très vite, on n'a pas le temps de réfléchir, il paraît même qu'on ne sent rien. À vérifier.

 Peut-être qu'après tout le paradis existe. Peut-être me sera-t-il donné de rejoindre dans un monde meilleur ce jeune homme dont la voix, un geste, un regard en un instant m'ont conquis... Peut-être....

 La voix du chef se fait entendre, douce et grave à la fois :

 « Aïcha, fait-il, je n'ai jamais douté que tu sois consentante. À présent, il faut te préparer à  « ce qui va suivre ». Tu dois, avant de nous quitter, enregistrer une profession de foi. Lis ce manifeste, imprègne-toi de son contenu, il explique le geste que tu vas accomplir. Entraîne-toi à le dire à haute et intelligible voix devant la webcam. 

  Je n'ai pas du tout envie de lire ce texte, ni de réciter mécaniquement un catéchisme politique entendu mille fois.
  - Non, fais-je. Je veux bien enregistrer un dernier message, mais ce ne sera pas celui-là. Je veux que ceux qui m'écouteront sachent qui fut Aïcha, ce qui s'est réellement passé aujourd'hui, ce que j'ai ressenti, ce à quoi je sacrifie ma vie et pour qui mon coeur a battu.

À cette seule condition, je consens à le faire. »

 Le chef paraît contrarié. Dès qu'il s'agit de faire triompher la Cause, il exige la plus totale soumission. Est-ce qu'on a déjà vu de futurs martyrs poser leurs conditions ? Mais là, je lui fais comprendre  que c'est à prendre ou à laisser, il sent bien que je resterai ferme. Alors, il cède.
  " C'est bon, bougonne-t-il. Enregistre ce que tu veux, mon petit, mais fais vite. Ensuite, essaye de dormir un peu. Aux premières lueurs de l'aube, le petit jour de ton dernier jour, nous attacherons la ceinture. Tu as encore le temps de te raviser d'ici là, mais je sais que tu ne le feras pas. Ensuite, cette ceinture, tu ne pourras plus la détacher. Tu enfileras ta gandoura. La charge explosive ne sera pas visible sous ce vêtement. Les soldats de la patrouille t'ont déjà fouillée, ils ne se méfieront pas. Surtout, ce petit soldat si confiant... il ira vers toi."

 Ainsi le chef « savait ». Il connaît mon point sensible, il m'a devinée. Au point où j'en suis, qu'importe ! En ce moment, je me sens le courage d'agir. L'aurai-je encore demain ? Sans plus tarder, j'ai rédigé la présente confession. Voilà, c'est fait. Parvenue à la dernière ligne, je persiste et signe, il n'y a plus rien à changer. Il n'y a plus rien à faire qu'un simple cordon à tirer.

 Inch' allah. Tel est mon destin, cette force aveugle que nous appelons « meqtoub ».

 Salâma. Shalom. Le salut sur vous tous.

 Ce soir, je suis encore Aïcha, plus pour longtemps. J'ai tout juste vingt ans, je suis trop jeune pour mourir. Demain, mon ventre, fait pour donner la vie, aura porté la mort. Demain, les gens auront oublié jusqu'à mon prénom. Pour les journaux, pour la Cause, pour l'opinion publique je serai « Human bomb » : la bombe humaine.

Notes et commentaires :

  1. Ce terme désigne pour un Musulman les Juifs et les Chrétiens.

  2. Le service de contre-espionnage israélien.

  3. L'armée d'Israël.

  4. Jean, 4, 1-26.

  5. Le diable.

  6. La guerre sainte.

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité