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8 juin 2010

La pétition, par Béatrice Laudicina

 Juliette sentait le malaise et le désarroi dans cette classe de 4ème dont elle était le professeur principal. L’un de ses élèves risquait le conseil de discipline pour avoir provoqué une bagarre avec un élève de 3ème et lui avoir, selon la rumeur, lui avait fracturé le nez.

 Un silence pesant régnait dans la salle. A la fin du cours, les deux délégués vinrent la trouver, un papier à la main : « Madame, vous êtes le seul professeur à qui nous pouvons nous adresser. Nous voudrions que vous signiez la pétition pour Domingo. »

 Juliette resta un moment interdite. Elle regarda le front obstiné et les yeux limpides, pleins d’espoir, de Mathilde : « Nous avons confiance en vous, Madame. »

 Juliette parcourut les signatures maladroites. Et d’un coup, elle éprouva un sentiment de fierté pour ses élèves auxquels, pendant toute l’année, elle avait inculqué les valeurs de l’amitié, de la solidarité, grâce à des textes d’auteurs.

 Que les yeux implorants de ces enfants étaient beaux ! Elle se revoyait à leur âge, petite Antigone farouche, éprise d’absolu, qui se rebellait contre les décisions injustes des grands. Le regard innocent et pur de Mathilde la ramenait de nombreuses années en arrière, à une époque où, adolescente, elle avait soutenu à son oncle que tous les travailleurs devraient gagner le même salaire. Après tout, c’était à la sueur de leur front. Pourquoi faire tant d’écart dans les traitements ? Son oncle, professeur d’économie, s’était tout de suite insurgé en lui disant qu’elle racontait n’importe quoi et en lui donnant des arguments qu’elle ne comprenait pas et qu’elle ne voulait pas comprendre. Pourquoi la colère soudaine de cet homme, alors qu’elle-même était restée très calme ? A seize ans elle se voyait qualifiée d’anarchiste ! Elle avait à cet âge, comme ses élèves maintenant, le caractère entier et intransigeant de l’adolescence.

 Le regard de Juliette balaya la classe. Elle lut sur les visages une détermination farouche et de nouveau, son cœur se gonfla. Tous les yeux étaient rivés sur elle, dans un silence quasi religieux. Comment décevoir une classe à qui elle avait enseigné les vertus de l’indignation ? A l’âge de ses élèves, elle aurait réagi exactement comme eux et leur révolte résonnait en elle comme une vieille complice.

 Mais que s’était-il passé dans la tête de Domingo pour aller se battre avec ce Romuald ? D’après ses élèves, celui-ci avait nettement exagéré l’accident et n’aurait pas la moindre fracture, ni au nez ni ailleurs. « Pensez donc, Madame, s’empourpra un autre élève, nous le voyons jouer au foot tous les jours sur le terrain de son village. Il ne doit pas beaucoup souffrir. Il fait même des têtes ! »

 En plus, l’altercation s’était produite à l’extérieur des grilles du collège, ce qui d’après la classe n’avait pas été pris en considération. Domingo méritait-il une telle sanction, le conseil de discipline et la menace de l’exclusion ?

 Romuald, Juliette le connaissait aussi car il était son élève en 3ème. Il était aussi blond que Domingo était brun. Il était secret, voire sournois, taciturne parfois. Elle ne pouvait lire en lui comme c’était le cas pour Domingo. En fait, ces deux adolescents étaient l’opposé exact l’un de l’autre. Domingo, d’origine probablement gitane, jouait un peu au caïd dans le collège, avec ses bras musclés et bronzés, sa chaîne d’or autour du cou. Elle l’avait souvent puni pour son comportement, ce qu’il avait accepté de bonne grâce : c’était un caïd au cœur gros comme ça… Juliette se souvint d’un incident qui s’était déroulé en début d’année. Alors qu’elle faisait cours, elle avait été brutalement prise de très violents maux de ventre et crut un instant qu’elle allait s’évanouir. Le seul élève qui s’aperçut de ce malaise passager, ce fut Domingo, le bon dur au cœur tendre. « Qu’avez-vous, Madame ? avait-il demandé. Vous êtes souffrante ? Vous êtes d’un coup devenue toute pâle ! » Il s’était déjà levé, prêt à aller chercher du secours. Juliette avait eu du mal à le rassurer et à le convaincre de se rassoir.

 Elle se remémorait la sensibilité de cet élève avec une tendresse infinie. Et maintenant il risquait l’exclusion définitive ! Que faire ? Son cœur poussait Juliette à signer la pétition, mais elle songeait en même temps aux conséquences graves que pourrait avoir son acte. Signer, c’était s’opposer aux collègues qui siègeraient au conseil de discipline, s’opposer à la hiérarchie, peut-être même risquer une sanction.

 Pourtant une grande partie d’Antigone était encore restée dans son âme d’adulte. Deux personnages l’avaient fascinée et émue lors de ses études au lycée : Antigone, la révoltée contre la raison d’Etat, et Cassandre qui disait toujours la vérité dans ses prophéties et qui n’était jamais crue. En cet instant précis, Juliette se voyait beaucoup plus du côté de sa classe que de celui de la hiérarchie, réminiscence de sa jeunesse en révolte. Les adultes défendaient leur cause grâce aux syndicats, aux grèves, leviers puissants. Pourquoi les élèves n’auraient-ils aucun pouvoir ?

 Alors Juliette prit sa décision et déclara aux délégués : « je ne peux pas signer cette pétition, même si j’en ai vraiment envie et que je vous comprends. Je suis dans mon statut de professeur, vous dans celui d’élèves. Je ne peux pas me désolidariser de mes collègues. En revanche, je vous promets que je me tairai, que je ne vous trahirai pas. Agissez selon ce que dicte votre cœur. »

 Les élèves l’avaient écoutée attentivement et parurent satisfaits de sa réponse.

 

 La pétition circula donc dans le centre ville de la petite bourgade, ce qui arriva vite aux oreilles du chef d’établissement. Juliette fut aussitôt convoquée au bureau du Principal, accompagnée d’un collègue très « pro-administration » qui essayait de lui tirer les vers du nez.

 Le bureau était assez intimidant et tout de suite Juliette sentit l’hostilité de son supérieur. Son collègue lui lança : « Alors, tu étais au courant et tu n’es pas venue signaler à la Direction ce que préparaient les élèves ? Tu sais que c’est grave ! »

 Ça pour être au courant, elle était au courant, et même plus que cela puisque c’était elle qui, d’un mot, avait encouragé la classe. A cette pensée, elle eut du mal à réprimer un petit sourire. S’ils savaient !

 « Et ça vous amuse ? » s’insurgea le Principal. Alors Juliette répondit que les élèves s’étaient défendus, avaient défendu leur camarade et qu’elle était fière d’eux. Sa réponse laissa les deux hommes abasourdis. Sur ce, elle sortit du bureau.

 Elle ne se faisait aucune illusion sur la suite des évènements. Que valait la parole d’un gitan face à celle d’un fils de bonne famille ?

 Pour que les règles bien établies restent des règles bien établies, le conseil de discipline eut lieu et Domingo fut renvoyé définitivement du collège, au grand désespoir de la classe de 4ème 2 et de Juliette.

 A la fin de l’année, ses élèves offrirent à Juliette un énorme bouquet de fleurs, rempli de petits messages.

 

 Béatrice, mai 2010

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Commentaires
U
beau texte,belle histoire,bravo Juliette et les amis de domingo...
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