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19 janvier 2011

Isetta, par Jean-Claude Boyrie

TREVI

Rome, 26 décembre. Doux Jésus ! Le lendemain de Noël tombe un dimanche cette année. È tutto chiuso, tout est fermé ! Tu vis le triste éveil des réveillonneurs ayant oublié de s'endormir. En ville, les derniers fêtards croisent les premiers touristes. À l'heure où les autochtones s'assoupissent, les étrangers créent le mouvement. Au fond, cette ville qui n'en finit pas d'être éternelle n'a que l'âge de ses artères. Rien de lugubre comme ses voies désertes, véhiculant un charroi de tristesse et d'ennui..

 Et toi donc ? L'estomac chargé, la bouche empâtée, la tête lourde de rêves inassouvis, tu flippes comme il n'est pas permis. La gueule de bois t'inspire d'étranges réflexions. Tu jures, mais c'est pour l'an prochain, qu'on ne t'y reprendra pas. Tu feras une croix sur la fête, évitant ses agapes déjantées pour cause de lendemains de fête qui déchantent. Plein de bonnes résolutions qui ne mènent à rien, tu erres comme une âme en peine. Pendule en mal de puits, tu déambules entre la Piazza Navone, obélisque des somnambules et la place d'Espagne, escalier pour lève-tôt. Entre ces deux pôles d'animation, les fontaines de Rome jalonnent ton non-itinéraire. De leur intumescence, jaillit la vie.

 À cause du froid sidérant qui n'a cessé de sévir, ô Sibérie, les fontaines ont fait prise. Puis, avec le redoux la croûte de glace a craqué. Glauques patins glissant sur les glabres bassins, gouttes de pluie arrivant en catimini, l'averse est venue aussi. 

 En perte de repères, tu désespères. Tu t'es installé à la terrasse d'une trattoria jute à côté de  la fontaine de Trevi. L'auvent disposé pour le grand soleil te protège aussi des intempéries. « O sole mio » susurre la sono. Déraison, dérision de la belle saison....

   Bon, tu te fais une raison, commandes un caffè macchiato, bien serré. C'est la spécialité d'ici, pas de souci. La mousse dépasse le bord de la tasse au fond tapissé de petit noir tassé. Sur toi, plafond bas : les nuages amoncelés tourbillonnent dans le ciel gris pommelé.

 Au hasard, sans égards, tu feuillettes les journaux disposés à portée de ta main, picores d'un bec distrait les titres de « la Stampa », de " la Republica", du « Corriere della Sera », de « l'Osservatore Romano ». Pour ce qui est des  « nouvelles fraîches », il te faut attendre un autre jour, tu ne trouves à te mettre sous la dent que  : la méga-manif des étudiants, les vraies fausses « bonnes affaires » des Romains avant la teuf et les menaces de la Camorra pour en faire un réveillon d'hémoglobine. Intéressant, mais tout cela remonte en fait à l'avant-veille.

   Rebuté par cet osso buco de désinformation, tu te rabats sur les valeurs sûres de l'incertitude : cours de la Bourse, horoscope, météo. Puis tu parcours les petites annonces. Cette prose use ceux qui en abusent et profite à ceux qui ne s'en servent pas. Achat, vente et revente de chers objets bon marché, rencontres sérieuses au point d'en paraître coquines, autant de messages en quête de destinataires et de personnages en quête d'auteur. Des mains anonymes ont  jeté ces bouteilles à la mer, que tu repêches tant bien que mal dans le maelström de la rédaction. Une annonce surtout retient ton attention : « Nymphe passée à l'euro récupère lires dans la fontaine de Trevi ». Qui donc a commis ce délire de lires ? Tu aimerais bien le savoir! Quand on connaît le cours de la lire, il faut être sacrément givré pour en redemander ! Ou bien avoir la nostalgie de la lire, à l'ère où il en fallait une brouette pour payer un café. Sait-elle changer les citrouilles en carrosses, cette euro-nymphe qui prend les vessie pour des lanternes ?

 Sur la place, chacun passe, chacun vient, chacun va. Depuis que Fellini y a tourné sa Dolce Vita, la fontaine de Trevi est un point de rendez-vous mythique de Rome. L'opulente silhouette d'Anita Ekberg habite ce lieu, faisant bon voisinage avec ses soeurs baroques, allégories de l'Abondance et de la Fécondité. Au milieu de la cascade, Neptune surgit d'un décor rocaille abstrus, antre abscons. Escorté de joyeux tritons, le dieu des flots est juché sur sa conque marine, tiré par deux chevaux ailés, l'un zélé, l'autre rétif. L'air est empli du grondement des eaux. Dieu, quel vacarme ! Étourdi, assourdi, abasourdi, par ce fracas de cataracte, tu ne prêtes nulle attention – dans un premier temps - à la musiquette d'un téléphone portable qui sonne  près de toi.

 Nonobstant cet incident, tu mitrailles carrément. Photographe en quête d'insolite, amateur de beauté de site, tu  cherches à saisir sur le vif les mille et une facettes de ce Niagara romain. Une kyrielle de gouttelettes perle sur l'objectif, voilant les Néréides dévoilées, dévoyant les parapluies déployés. Qui dira l'éclat de cette forêt de pébroques multicolores ? Une force prodigieuse émane de l'eau vive ruisselant sur le tissu bandé, bondissant sur le marbre avant que d'abonder les formes rebondies.

 Le téléphone se fait entendre à nouveau. Ce signal insistant t'oblige à tourner la tête. Il vient d'une table voisine de la tienne. L'appareil a été oublié par un consommateur distrait. Plutôt, une consommatrice, te dis-tu, car à n'en pas douter, c'est un téléphone de femme, à la fois mignon et discret. Niché dans sa coque de nacre chantournée, il évoque pour toi le chausson de vermeil de Cendrillon.

 Tu considères à présent l'écran de l'appareil, un nom s'affiche et te fait la risette : Isetta. Juste un nom d'opérette, tel qu'Henriette ou Rosetta, risotto d'ariettes.

 Isabella, Isa, Isetta... Tu te souviens de la petite voiture ovoïde des années cinquante... Un peu ringarde ? Allons, ne roule pas les mécaniques ! Quelle peut-être la prima donna, te demandes-tu, qui s'annonce ainsi d'un nom de bagnole ?   

 À l'étranger, qui tient à sa tranquillité se tient coi. Coi, cela veut dire quoi ?  Pour le moins, qu'on ne t'accuse pas d'avoir chouravé l'appareil. Tu hésites sur la conduite à tenir. Un certain bon sens, que tu t'abstiens de nommer « sens commun » parce que c'est la chose du monde la plus mal partagée, impose, propose, ou suppose que tu reposes cet objet qui ne t'appartient pas. De préférence là où tu l'as trouvé. Tu pourrais aussi le remettre au patron du bar. Trop cossard pour te lever, tu fais signe au garçon qu'il passe et le ramasse. Hélas, il est trop occupé avec d'autres clients pour remarquer ton geste. Prête à passer à la casse, cette carcasse te tracasse. Tu n'as d'yeux - et surtout d'oreilles - que pour le téléphone dont tu flattes négligemment la coque de la main, comme tu caresserais la joue d'une femme, ou le museau d'un petit chien. Ou pourquoi pas, c'est le cas de le dire, comme tu manierais le levier de vitesse d'une Isetta ?

 Bon, encore la musiquette, et ce patronyme de muse azimutée qui reparaît. Et cric et crac, cette fois, tu craques, appuies sur la touche verte et t'écries « Pronto ! », ajoutant obligeamment : « La posso aiutare ? Puis-je faire quelque chose pour vous ? ». De l'autre côté de l'écouteur, une voix effarée, affolante, affriolante, t'interpelle. « Mi aiuti, per favore ! » Bigre, une femme t'appelle à son secours, ton sang ne fait qu'un tour, ton instinct de Saint-Bernard resurgit ! Pour dramatiser son signal de détresse, la soprano colorature ne parcourt pas moins de deux octaves, émet une cascatelle de trilles agrémentée d'une volée d'arpèges. Casta diva ! Nostalgie de bel canto ce soir à la Scala....

 Succombant aux élucubrations de cette succube de charme, tu échafaudes un plan-drague aussi culotté qu'éculé. Tu te mets en devoir de bâtir une fable pour justifier... quoi donc ? Ton existence, ou ta présence ici ? Tu baragouines dans ton « sabir de survie », droit tiré d'un manuel de conversation franco-macaroni, que tu es un touriste français. Tu précises : « nato a Parigi ». Parisien, ça flashe, ça fait classe. Plus c'est gros, mieux ça passe. Notoirement, les Parigots sont des piliers de bistrots. Le téléphone ? Ah oui... le hasard seul t'a fait tomber sur lui. Plus baratineur que toi, je meurs ! Encouragée par ces prémisses, la fille poursuit la conversation d'une voix chaleureuse, enthousiaste. Isetta, c'est une chance pour toi, parle couramment le Français. Elle se réjouit d'avoir affaire à oun gentiluomo ! Tu représentes pour elle un sauveur, doublé d'un galant homme. Elle espère bien retrouver intact son appareil, qu'elle croyait perdu ou volé ! Bizarre, tout de même, ce geyser d'éloges.... Persistant dans son déluge de superlatifs, ton interlocutrice insiste. Prego, Signor ! Pas demain, là, tout de suite. Elle t'en conjure, fais comme tu peux, mais peux beaucoup. Elle a gagné. Tu lui donnes rendez-vous ici même pour qu'elle récupère son bien. Non, tu n'es pas pressé, tu n'as rien de spécial à faire. Tu  resteras sagement (?) à ta place en l'attendant.

 C'est alors que tu l'aperçois, fine silhouette, racée, pneumatique. Sanglée dans sa gabardine mastic, tu la trouves atomique, anatomique. En un mot, mirifique. Aucun doute, celle qui s'avance vers toi ne peut être qu'Isetta, qui d'autre ? Un discret déhanchement met en valeur sa démarche chaloupée, on dirait qu'elle swingue. Cette fille décoiffante te défrise. Sa chevelure ébouriffée, à peine retenue par un ruban, s'évade en ondes évanescentes. La pluie a collé des mèches sur sa frimousse mouillée.

 Isetta renifle, éternue : nez en moins, Isetta serait bien carrossée. Il faut la traiter en voiture de luxe et pas comme un modèle de série. Plutôt palotte, avec ça pour une Italienne avec sa carnation marmoréenne ! Au fait... toutes les Françaises ne sont pas rousses. Alors pourquoi veux-tu à tout prix que les femmes de la Péninsule aient le teint mat ?

 « Grazie, Signor, grazie infinite ! E' gentile davvero. Lei è troppo cortese ! »

 Trop gentil, trop aimable... tu fonds. La nouvelle venue se confond en congratulations. Isetta te les sert à titre d'antipasti [hors d'oeuvre]. Belle opportunité pour l'inviter à ta table: « Faccia pure con comodo ! » [Mettez vous à votre aise !]. En même temps, tu interpelles le garçon : « Cameriere, vuol prendere gli ordini ? »

  Isetta commande une bouteille d'Asti spumante et du tiramisu pour deux. Oublie d'être naïf. Tu sais fort bien que « Tirami sù » signifie « Tire-moi en haut », c'est-à-dire « fais-moi grimper au [ septième ] ciel ». Ce mets délicat d'origine vénitienne, c'est l'elisir d'amore, l'aphrodisiaque des putes réputé donner de la vigueur aux amants. Tu remarques au passage le « contraposto » de ta vis-à-vis, sa manière ondulante, délicieusement maniériste, de s'installer en jouant des hanches. Puis, elle se penche vers toi, Isetta débraye – ou se débraille. Entrebâillé, son imper révèle une gorge exquise et sculpturale. E pericoloso sporgersi.

 Isetta, songes-tu,  fait partie de celles qu'un rien habille.

 « Comment peut-on sortir aussi fraîchement vêtue par un temps pareil ? »  te demandes-tu mezzo voce,  croyant n'être pas entendu

 Isetta sait tout, entend tout, devine tout. Tu regrettes illico ta remarque hors-sujet, quoique à la réflexion dans le vif du sujet. Elle hausse les épaules, puis sourit :

 « Va bene, Signor, je suis habituée aux propos égrillards. Le regard des hommes me laisse de marbre ! Les Français sont pires que les Italiens, j'en sais quelque chose pour être restée longtemps parmi eux. Ils ne m'ont relookée que pour me reluquer.
  - Combien d'années avez-vous vécu en France ?
  - Je n'ai jamais fait le compte.
  - Vous demeuriez à Paris ?
  - Pas très loin. J'habitais à Versailles,
Signor.
  - Ouaouh, c'était donc la vie de château ?
  - Pas vraiment,  je ne connais que le parc. On s'ennuie au milieu des parterres et de boulingrins.
  - Que diable alliez-vous faire dans cette galère ?
  - Le pied de grue.... Non, je plaisante, ce n'est pas ce que vous croyez. J'étais assignée à résidence au croisement des allées du roi. Car en toute modestie, j'ai posé pour l'illustrissimo Signor Bernini. C'était mon patron, mon père spirituel, mon maître, mon Pygmalion.
  - Tant de choses à la fois ? Quel imbroglio ! Tiens, le nom de Bernini me dit quelque chose....
  - Voi sapete
, les noms italiens sont coulés au même moule : Rossini, Bellini, Puccini, Mussolini...
  - Il manque encore la stazione Termini. N – i – ni, la liste n'est pas finie.
...

 Cette perfide Isetta cherche à t'entortiller dans ses tortellini ! Les pâtes, encore et toujours les pâtes... Basta, la pasta ! Tu voudrais bien savoir de quoi elle vit aujourd'hui.... Mais lorsque tu la questionnes là-dessus, elle t'oppose un silence embarrassé. Tu crois cependant avoir capté qu'elle récupère les pièces jetées par les touristes dans la fontaine de Trevi.
  - Si vraiment ce geste porte bonheur, autant qu'il profite aux autochtones frappés par  la Crise !  [ Isetta soupire, consulte sa montre] À présent, il faut que j'y retourne. Merci pour tout, noble et généreux étranger. Ciao, arriverderci ! Mi lasce il suo indirezzo. Laissez-moi votre adresse. Quant à moi, vous savez où me trouver, c'est quand vous voulez, quando vorra ! »

 Isetta s'éclipse, tu restes planté là, pétrifié. Il te reste à régler un détail : l'addition. 

 « Cameriere, il conto,  presto!
  - Tout de suite, Signor !
[ le garçon te considère avec un air entendu ]. Per Bacco, che bella ragazza ! Cette jolie fille qui ne porte rien sous sa gabardine vous a tourneboulé. C'est comme son histoire de telefonino oublié, ça marche à tous les coups.
  - Vous la connaissez ?
- Et comment ! Moi qui vis ici, je ne vois qu'elles, je ne connais qu'elles, ces jolies naïades de la Fontaine de Trevi ! Isetta fait partie de la brigade de charme d'Amphitrite. Elle et ses consoeurs, c'est tout du pareil au même. C
osi fan tutte ! »

 

Illustration :

 

 L'actrice figurant sur le photomontage de l'auteur, avec en arrière-plan la fontaine de Trevi ,n'est pas Anita Ekberg mais Virginia Madsen dans le film de Robert Altman dans « The last show » (2006) : « Sa gabardine est si blanche que la pluie aurait honte de la mouiller. »

 

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