Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Ateliers d'écriture et d'accompagnement à Montpellier ou par Zoom
Newsletter
Publicité
Archives
21 février 2011

La rue d'Argentan, par Michelle Jolly

Piste d'écriture: faire apparaître un ou des personnages, leur état d'esprit, les problématiques qui les habitent, à travers un lieu ou un objet.

La rue d’Argentan

 

Le quartier sentait la mauvaise friture et la poussière de ciment ; bruit des grues aux longs bras agités, cris des machines déchirant la chaussée ; je me sentis agressée et traversai le boulevard.

A l’angle de la rue d’Argentan, elle était là, encore épargnée, petite boutique que seuls quelques étais soutenaient.

Quand je suis entrée, dans l’obscurité je n’ai rien reconnu ; sur le comptoir tombé, je me suis assise. Des planches obstruaient la vitrine, seule la porte, sans ses gonds, tenait à peine, en travers, laissant un faible passage maintenu par un madrier.

Il ne restait que deux chaises cassées au sol, le plateau retourné d’une table sans pieds, et la caisse, où maman vendait les cigarettes, n’était plus qu’un amas de bois informe.

Au mur une des affichettes de réclame que papa avait collées résistait, c’était celle que j’avais toujours préférée, car elle m’intriguait depuis mon enfance. On y voyait une main élégante avec un joli arrosoir, qui versait de l’eau sur deux marguerites ; en dessous un paquet de cigarettes Bastos, et cette phrase : « Pour cultiver l’amitié ».

 

L’amitié ! J’étais revenue là pour revoir la boutique, me souvenir des parents, mais c’est Lise qui m’a hantée !

Lise était d’un an plus jeune que moi, elle était arrivée chez nous, famille d’accueil de la DDASS, et mes parents avaient accepté ce petit bout de chou de sept ans, sans famille, bousculée par la vie, se vengeant par un mutisme constant et une solide volonté à résister à toute autorité.

C’était un animal sauvage. Je voulus en faire ma sœur, ce fut une panthère dans mon univers de petite fille tranquille.

Nous vivions dans ce café-tabac, l’arrière-boutique nous servait de cuisine et de séjour ; au-dessus il y avait trois petites chambres et une salle de bain. Nous étions bien, avant, j’étais le centre du monde pour mes parents.

Ils supportèrent tout de Lise, il fallut plusieurs mois avant qu’elle accepte d’être propre et se décide enfin à parler, pour mes parents c’était un défi, pour moi ce fut le mal dans la maison. Nous dormions dans la même chambre, il fallut nous séparer, je devenais jalouse car à présent papa appréciait ses réparties, son audace, sa curiosité, son enthousiasme. Elle lui posait des questions, prenait ma place ; alors je me sentis lâchée. A l’école elle réussissait mieux que moi, voulait avec acharnement comprendre là où j’abandonnais.

« Cultiver l’amitié » disait l’affiche, alors que je n’étais que rage et envie.

Je n’ai pas su, je n’ai pas pu…

On a eu quinze puis dix-sept ans, et Florian est arrivé. Je ne sais pas pourquoi mais c’est Lise qui l’a remarqué la première : « Il est en terminale, tu l’as vu ? On dirait un prince ! Il les dépasse tous ! Il va venir habiter près d’ici… »

Tout à coup elle s’enflammait, je l’ai vue se maquiller en douce, se glisser hors de la maison le soir, puis tard dans la nuit rentrer à tâtons. Dénoncer ? non. Mais un horrible sentiment alors me saisit : « Et moi ? Moi dans tout ça ? » J’ai décidé doucement de creuser mon trou. J’ai inventé des histoires, calomnié souvent, toute ma volonté tendue vers un seul but : reprendre ma place….

Elle avait des examens, voulait réussir, elle a relâché son attention auprès de Florian. Je profitai de ces moments pour sortir à mon tour, passer des soirées dehors, puis des nuits, à l’aube de mes dix-neuf ans j’épousai Florian, le mois d’après Lise quittait la maison…

Quinze ans sont passés, mes parents ne sont plus… Ma vie ? Le train-train, je cours toujours après quelque chose, ou quelqu’un… Au fond de ma gorge une arrête, en travers, j’ai pas su…

Il fait sombre ici… J’ai fait tomber la porte en sortant trop vite…


***

… Le quartier sent toujours la frite rance et la poussière de ciment. Lise est entrée sans difficulté par l’ouverture béante.

Assise dans la poussière sur le comptoir, elle n’a pas remarqué la trace laissée à côté d’elle.

Un regard alentours, elle a peu de temps, sa vie est si pleine ! Elle a posé près d’elle son portable éteint, et regarde :

« Je les aimais bien, lui qui guettait toues mes questions, ma tendresse, elle qui me surveillait avec des yeux doux et amusés ! Et Cathy ! toujours dans son coin, refusant mes jeux, mes câlins, ma présence. Enfin… je n’ai jamais compris.

Au mur il y avait une petite affiche pour les cigarettes Philip Morris, j’étais toujours là à la regarder : un paquet de cigarettes sur un bateau, le bateau était fait du pliage d’un journal, comme on fait un chapeau de gendarme, mis à l’envers, je voulais savoir ce qui était écrit sur le journal, mais c’était illisible ! Alors j’inventais… Un jour c’était un conte, un autre un fait divers horrible, un autre mes griefs contre les profs, ou contre Cathy, j’y ai même lu ma déclaration d’amour à Florian. Ah ! Florian…

C’est loin, tant d’aventures, de bonheurs, de projets excitants depuis… »

Les restes déchirés d’une réclame – un arrosoir et deux fleurs – sont restés accrochés au mur ; Lise se souvient… Cathy et son front buté. « J’ai pas su », pense-t-elle.

Elle se lève, d’un regard circulaire essaie de garder une dernier souvenir caché dans l’ombre, puis rallume son portable, envoie un message en souriant, enfin sort en bousculant quelques planches.

Elles ne se sont pas rencontrées… demain le bulldozer fera son travail…

Michelle Jolly, février 2011

 

 

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité