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1 mars 2011

Le colombier, par Jean-Claude Boyrie

Le colombier.

 

L'agence immobilière a pignon sur rue. Elle s'appelle Lapierre, du nom de son propriétaire, bien entendu. C'est la mieux achalandée de ce quartier huppé. Contre vents et marées, c'est là qu'ont échoué Modeste et Félicité. Ce couple d'un âge certain attend l'entretien, sans oser protester. À la retraite, on a tout son temps, enfin le temps qui reste, disent les gens en activité. Alors, ils prennent la chose du bon côté, ces retraités, ou font semblant, s'efforcent de n'avoir pas trop l'air contrariés.

Les appels s'entrecroisent, le téléphone crépite sans arrêt. Un coup de fil en appelle un autre :

«Une minute, s'il vous plaît, attendez votre tour, on va traiter votre dossier.... »

La minute s'éternise. Ces clients aux cheveux blancs sont étonnés de n'être qu'un simple dossier.

- Si vous voulez, on peut repasser...

- Puisqu'on vous qu'on est à vous, alors, patientez !

Ce n'est pas qu'on s'ennuie, ici... mais la galère, à cet âge avancé, c'est d'avoir toujours quelque chose à faire quand les autres croient qu'on n'a rien à cirer.

Il n'est pas grand, le cabinet de Bruno Lapierre, les volets mi-clos diffusent une lumière tamisée. Qui prétend que les agents immobiliers sont les plus mal logés ? Ici, l'ambiance est feutrée, on se croit à la messe - ou à confesse. Les claustra sont percés de trous en damier, filtre à délicieuses cochoncetés, résille en bois, vraie passoire à péchés !


Colombier

Félicité n'est pas idiote, pour s'occuper, elle tricote. Observe le calendrier punaisé sur le mur d'à côté. Sur l'almanach des P.T.T., les jours se succèdent, monotones, dans des petites cases toutes pareilles. Alvéoles d'une ruche : les abeilles disent à quel heure se lève ou se couche le soleil, les phases de la lune et la fête à souhaiter, perpétuent les Félicité, les saint Modeste et autres saint Parfait. L'illustration, nostalgique évocation d'un paysage empli de doux roucoulements, fait rêver cette paysanne, enfant de paysans, née dans le Gers, autre Toscane.... Félicité retrouve, image pigeonnante, en un tourbillon fol, la lumière jouant dans les grilles d'envol, les vieux murs regorgeant de nichoirs agrégés parmi les champs de lin – des murs criblés de trous qu'on appelle boulins. La colombine est la compagne d'Arlequin. On ne sait pas assez que c'est un engrais apprécié. Le visiteur non averti s'interroge sur ces pertuis. Félicité se revoit dans sa maison natale à colombages. À l'heure de l'agrainage, elle dit : « Par ici les petits, voici du millet ! ». Puis survient un battement d'ailes joyeux, bel envol de pigeons l'enveloppant dans un frou-frou soyeux.

Partout dans le monde, on dit que la colombe est porteuse de paix.

Modeste compulse les revues périmées, frelatées, sans intérêt. Au-dessus du tas, s'étale la publicité des promoteurs, dépliants mirobolants : un kaléidoscope d'appartements à saisir, grand standing, (que du bling-bling!) exposition d'exception, vue imprenable.... Tout ça, c'est formidable !

« Là, nous sommes sur un coup... Ça ne vous intéresse pas, un loft en plein centre, étage élevé ?.. Cent mètres carrés, prix sacrifié : quatre cent unités, net de frais. De vous à moi : ce couple divorcé pourrait lĉher son bien à trois cent, en cas de vente accélérée s'entend.

Modeste et Félicité se regardent atterrés. Non, ce n'est pas vraiment la maison qu'ils cherchaient.

« Au fait, c'est quoi, un loft ? 

Lapierre lance à ses visiteurs médusés.:

  - Le loft, c'est comme qui dirait un appartement décloisonné … Fait d'une seule pièce, avec au milieu du parquet, un grand bassin pour barboter. On dirait que vous ne regardez jamais les émissions de télé-réalité. Le bain, c'est bon pour la santé. Jacuzzi le matin, journée pleine d'entrain. Il n'y a pas de mal à se faire du bien. Ce loft, il faut vraiment que vous le visitiez... C'est une affaire, je vous promets ! Au fait, c'est pour occuper ou pour louer ?

  - Nous, c'est pour habiter...

  - Là, tout de suite, sans délai ?

  - Eh bien, quand ce sera prêt.

  - Parce que si vous louiez neuf ans pour débuter, vous devriez investir en Scellier.

  - Bien sûr qu'il nous faut un cellier. Vous n'imaginez pas ce qu'on peut entasser ; même qu'à notre âge, il faut plus de place pour son mobilier que pour soi-même se loger.

  - Non, c'est de la niche fiscale que je veux parler. Si vous avez trois sous de côté, il vous faut en profiter avant qu'on l'ait rabotée. Quand tout paraît se débiner , la pierre y'a que ça de vrai ! C'est Bruno Lapierre qui vous le dit.

  - Une niche ? Soit dit sans vous offenser, même quand on n'est pas riche, on ne peut pas s'en contenter ! À présent que les enfants sont partis, nous avons envie de terminer notre vie ici, dans ce quartier où nous avons tout à proximité : le médecin, l'épicier, le bureau de poste et l'infirmier, le pharmacien, patin-coufin."

Lapierre hausse les épaules. Eh bien, tant pis ! Chacun fait ce qu'il veut de ses économies. L'important, dans ce métier, c'est qu'une fois la commission empochée et le pigeon plumé, tout le monde s'estime satisfait. C'est un fait, ces gens-là sont à cataloguer parmi « les cas difficiles », toujours à se faire de la bile... L'expert immobilier leur montre un plan de ville où sont tracés des cercles concentriques : centre ancien, nouveau centre, petite ou grande ceinture et périphérie. À noter qu'en jargon de métier, le mots : « faubourg » n'a pas cours

« Le centre-centre est hors de prix, il ne faut pas demander l'impossible, mes amis. Le mètre carré serait nettement plus abordable de l'autre côté de la rocade.... Allons... si je vous dis deux mille cinq, vous avouerez que c'est donné !

  - Mais, sauf erreur, il n'y a que des vignes, par là-bas....

  - Plus depuis que les viticulteurs ont vendu et que le PLU est paru. De plus, un espace vert est prévu. La commune a zadé, zaqué pour mieux brader les terrains concernés. En 2032, ce secteur privilégié sera desservi par la quinzième ligne du tramway, vous aurez la ville à votre portée. Vous verrez comme c'est facile, et puis les voisins sont tranquilles. Quand vous serez installés dans ce calme quartier, vos enfants et amis viendront vous visiter !"

Modeste et Félicité ne sont pas sûrs d'avoir pigé. Vingt piges, c'est pour eux comme qui dirait l'éternité. La perspective d'être follement heureux en 2032 (c'est dans vingt ans) à leurs yeux n'a rien d'affriolant.

« Nous allons réfléchir.. »  concluent-ils sagement.

....................................................................................................................................................................................;

Les agents immobiliers ont pour spécialité de ne jamais se laisser oublier.

Deux jours plus tard - c'est un lundi - la sonnerie du téléphone retentit.

« Avez-vous mûrement réfléchi ? Voulez-vous voir à présent le logis dont il s'agit ?

  - Tu ne trouves pas que sa voix a changé ? fait remarquer Félicité. 

  - Oui. Son timbre est grave et même sépulcral.

  - Funérailles ! Ceci ne semble pas normal !"

 Est-ce le même jour, est-ce la même année ? Le rendez-vous est pris à quatorze heures, à la bulle du promoteur. Pour se rendre au lotissement, ceint par un mur couleur de temps, il faut d'abord marcher un bon moment, puis franchir un portail grinçant, qui s'ouvre sur un parc identique à bien d'autres, à ceci près qu'il n'est planté que de cyprès. Survolant à tire d'ailes le jardin du souvenir, des hirondelles mènent le couple au chemin des asphodèles. Ici même, en ce jardin modèle, on a planté des chrysanthèmes.

Ce lieu tranquille se situe aux portes de la ville ; c'était jadis la possession d'un ordre monastique à la règle très stricte : les Grandmontains prônaient recueillement et pauvreté. N'éprouvant que dédain pour les biens de ce monde, et même une aversion profonde, ils n'en avaient pas moins rendu prospère ce domaine retiré. Qui cherche la lumière tombe en cette terre sombre sur l'ombre portée du monastère .

« Est-ce que cela vous plaît... ?

  - C'est selon... »

 Pourquoi cette question ? Pourquoi, pour la poser, Lapierre a-t-il pris un air compassé ? Enfilé cet uniforme au ton ciel pommelé ? Et mis une casquette assortie, gris souris ? Décidément, tout est lugubre ici !

Modeste et Félicité sont encore hésitants, ils portent sur ce lotissement un jugement prudent.

Ces petits logements alignés font propre, cependant. Avec un peu de bonne volonté, on peut même les trouver coquets. C'est vrai qu'ils se ressemblent tous. Leurs façades à répétition sont d'une monotonie insolite, au moins pour la région. Étrangement, ces maisons n'ont ni fenêtres, ni balcons. Sur chaque porte, on lit le nom du propriétaire gravé. Qui pourrait se tromper sur son identité ? On trouve aussi des motifs décoratifs en fer forgé : rose épanouie, en bouton, arc-en-ciel, ou pigeon. Ce qui, par association d'idées, ramène Félicité au colombier de son enfance.

Un peu juste tout de même, ces logements, remarque-t-elle…. À eux deux, ils disposeront en tout et pour tout d'un mètre carré de surface habitable.

« Acceptable ! répond Lapierre, il suffira de vous serrer.. Pour qui sait bien utiliser la place, l'avenir est aux petites surfaces. Au fait ! J'aurais dû vous en parler avant... il s'agit d'une vente en l'état futur d'achèvement...Simple nuance..

  - Sans importance, on n'est pas pressés ! s'exclament à l'unisson Modeste et Félicté.

  - Vous non, mais le promoteur, si ! Rien n'est fait avant qu'on ait signé le compromis. Juste une formalité : veuillez s'il vous plaît, apposer votre griffe au bas de chaque page. Là -ême où le le cosignataire a mis ses initiales : P.F.G.... »

Le couple s'exécute silencieusement. L'acte qu'ils vont signer est un engagement. Un grand moment pour eux, grave, émouvant. Ils ont l'impression de bénéficier d'une promotion. Ce n'est pas tous les jours qu'on devient concessionnaire au Colombarium de Grammont.

Colombarium                                                             Colombarium romain (photo de l'auteur)

 

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