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29 mars 2011

L'aube de l'Oyssée, par Jean-Claude Boyrie

L'aube de l'Odyssée

DEPRIME

Illustrations de Claude Bascoul (dessin à la plume, encre colorée et lavis)

 

Tacata... Tacata... Tacata... Tacata....

Vingt huit décembre 2010. Une heure zéro neuf du matin, très exactement « Cette fois, c'est parti ! ». Qui l'eût cru ? Qui l'eût dit ? Le miracle s'est accompli. Coup de sifflet bref.... L'omnibus pour Milan tant attendu s'ébranle enfin, s'éloigne en brinquebalant de ce lieu maudit.

Ce n'est pourtant que le début d'une Odyssée dont ces marins perdus ne voeint pas la fin. Leur nef s'enfonce, obscure, en la nuit solitaire (1). En fait, il s'agit d'un tortillard comme on n'en fait plus, reptile qui serpente à travers bois et champs, cette immensité glauque.

Les cinq naufragés de la Tiburtina se sont regroupés dans le même compartiment. Dans leur esprit, mille sensations confuses interfèrent et se compénètrent. Un certain sentiment de réconfort l'emporte, malgré tout. Pour un peu, ils se croiraient à l'abri. Par comparaison avec l'univers hostile dont ils sortent, ce train peu confortable, mais chauffé, semble un cocon douillet. Avec Trenitalia, tout est possible ; du moins, c'est ce qu'ils disent pour se se rassurer. En réalité, ce n'est pas gagné, le voyage de retour ne fait que commencer. Première difficulté : se frayer un passage dans l'étroite ruelle entre les deux banquettes, ils avaient oublié cette particularité des compartiments traditionnels. Dieu ! Qu'elles sont inconfortables, ces banquettes d'antan ! On les croirait bourrées de noyaux de pêches. Elles sont en mauvais état par surcroît, criblées de trous de cigarettes, tailladées à coups de canif. Cela sent la sueur, le vieux cuir et le tabac froid. Les compagnons d'infortune se disposent en quinconce, tentant, mais en vain de déplier leurs jambes. Comment peut-on fermer l'oeil dans une position pareille, « en chien de fusil », comme on dit ? À la longue, ils finissent pas s'assoupir, tant leur besoin de dormir est irrépressible ... Un spécialiste qualifierait de sommeil paradoxal ces épisodes d'inconscience, entrecoupés de cauchemars et suivis de réveils en sursaut !

Tacata... Tacata... Tacata... Tacata....

Chaque tour de roue, chaque franchissement de rail, les fait tressauter, les cahots du wagon bercent leur somnolence et scandent le trajet. Les arrêts sont innombrables. À intervalles périodiques, est-ce tous les quarts d'heure, toutes les demi-heures ou davantage ? les essieux grincent, la motrice pousse un long gémissement. Le convoi ralentit puis s'immobilise

Daniel, collé contre la fenêtre, écarte les rideaux, essuie de la main le voile de buée sur la vitre, coule un regard furtif au dehors. Le train s'est arrêté dans une gare à moins que ce ne soit en rase campagne. Après tout, qu'importe ? Tel une luciole brillant dans la nuit, quelque lampadaire éclaire un écriteau désignant la station, toponyme inconnu le plus souvent.

Il fait noir, il fait froid dehors. Cela n'empêche pas de rêver. Au fur et à mesure que les heures s'égrènent, Daniel, en état de veille, essaie de se représenter la progression du train, reconstitue mentalement les paysages invisibles des provinces traversées, aux noms magiques : Latium, Ombrie, Toscane, Émilie... Sa mémoire associe des images convenues aux villes d'art et de lumière qui jalonnent le parcours : terre de Sienne, lys de Florence, violettes de Parme. Bonjour, les clichés !

 Tacata... Tacata... Tacata... Tacata...

Les voyageurs revivent dans leur tête les mésaventures de la veille. En fait, tout s'était joué aux environs de vingt heures. Après que l'employée de Fantomas Eurolignes leur eût fermé la porte au nez, le petit groupe tint de longs conciliabules. Pas évident de se sortir de ce pétrin. Qu'est-ce qu'on allait faire là, tout se suite ? Une alternative se présentait quant à la conduite à tenir.

La première option consistait à prendre un hôtel sur place et se précipiter le lendemain première heure au Tribunal le plus proche pour assigner le transporteur défaillant. Leur bonne foi ne faisant aucun doute, les plaignants obtiendraient une condamnation exemplaire, ils verraient le dernier Romain à son dernier soupir, eux seuls en seraient cause et mourraient de plaisir. Tout cela pouvait malgré tout prendre un certain temps, la procédure risquant d'être longue et son issue aléatoire. De plus, ils étaient bien placés pour le savoir, l'hôtel n'est pas donné dans la Ville Éternelle, c'est un doux euphémisme. Même en bénéficiant d'un tarif dégressif, il eût été ruineux ruineux pour eux de prolonger ainsi leurs vacances.

Le second terme de l'alternative consistait à chercher au plus vite un « plan B », c'est-à-dire une solution dite « de rechange », plus ou moins confortable, plus ou moins rapide, pour regagner leur pays . Ils passèrent successivement en revue le train, l'avion, le bateau, l'auto-stop la navette spatiale, ou diverses combinaisons de tout cela. Après avoir longtemps tergiversé, procrastiné, ils optèrent pour la voie la plus immédiate et la plus évidente consistant à prendre tout bonnement le métro. Non pas bien sûr pour revenir chez eux, mais pour se renseigner sur les trains en partance pour la France au guichet de la Stazione Termini, la gare centrale de Rome ;

À l'énoncé de cette requête, l'employé de Trenitalia, pourtant plus serviable a priori que son homologue de Fantomas Eurolignes, fit un geste d'impuissance et de dénégation. Décidément, les Francesi sont inconséquents. Ne savent-ils pas qu'en Italie, les réservations de billets s'effectuent comme partout ailleurs ? Qu'il faut s'y prendre à l'avance pour accéder aux trains commodes et rapides ? Par exemple, il ne restait aucune place disponible au départ de Lyon, dommage pour eux, justement ce T.G.V. partait dans un quart d'heure. Idem pour le Nice-Marseille :

«  Mes pauvres amis, fit-il en leur montrant son ordinateur, tout est complet depuis longtemps en cette période de fêtes ! »

[ Un rapide coup d'oeil sur l'écran les en convainquit ] .

Ces touristes imprévoyants, s'ils tenaient absolument à partir le jour même, n'avaient qu'une ressource : revenir dare-dare à la Tiburtina pour prendre l'omnibus pour Milan à une heure zéro neuf du matin ... [ L'employé pianota sur son clavier afin de vérifier l'exactitude de cet horaire ]. « Ce train, conclut-il, vous ferait arriver en gare Milan, disons vers neuf heures. Cela vous va-t-il ? »

« On fera avec. Mais une fois en gare de Milan, qu'est-ce qu'on devient ?

- Eh bien, poursuivit l'employé imperturbable, le mieux serait que vous preniez un autre omnibus qui part vers onze heures en direction de Vintimille. Lequel vous permettra, sauf éventuel retard, de prendre au vol la navette pour Nice, avec la perspective d'attraper à seize heures zéro huit, la correspondance vers Marseille. Où vous parviendrez, si tout se passe bien, vers dix neuf heures. »

Ce qu'il fallait démontrer ! Un simple coup d'oeil sur la carte permit aux voyageurs de voir que la ligne brisée est le chemin le plus long pour se rendre d'un lieu où l'on n'a rien à faire, à un autre où nul ne vous attend. L'employé tenta de les tirer de leur stress :

« Soyez zen, Signori. Vous êtes en vacances, n'est-ce pas ? Alors, vous avez tout votre temps. »

Après tout, oui, ils avaient le temps. Le bonheur, c'est de vagabonder. C'est simple comme un billet de chemin de fer.

 TIBURTINA

Tacata... Tacata... Tacata... Tacata...

Cette histoire aurait pu s'arrêter là, le prologue en eût été vite oublié si la suite n'avait été plus cruelle encore. Retour à la case départ, à la Tiburtina. Le plus dur avait été l'interminable attente dans les couloirs glacés. Bien qu'ayant leurs papiers en règle, les candidats au transport n'étaient pas les bienvenus dans cette gare de banlieue. La pizzeria-trattoria-café-bar avait déjà fermé ses portes. Au fond, c'était mieux comme ça, le patron n'aurait sûrement pas bien accueilli derechef ces clients pot-de-colle. Avec ça, où aller ? Passé vingt et une heures, il ne restait à la Tiburtina qu'un endroit chauffé : les quais du métro, refuge ultime des « sans destination fixe ». On les y tolérait jusqu'à vingt trois heures, limite extrême au-delà de laquelle le règlement exigeait la reconduite à la frontière des marginaux agglutinés. Les métros ayant cessé de circuler, le personnel avait évacué tout le monde sans ménagement, avant de désinfecter les lieux au karcher et d'éteindre les feux. Les cinq Français n'étaient pas les seuls voyageurs en transit à grelotter là. Toutefois, le dénuement d'autrui n'apportait qu'une maigre consolation à leur propre tourment. Quoi qu'il en fût, le coup de balai donné dans les bas-fonds de la Tiburina provoqua la remontée en surface d'un escadron de vampires, zombies et autres oiseaux de nuit. Bon gré, mal gré, il fallut à nos voyageurs se mêler au flot de ce qu'ils nommaient péjorativement chez eux des « clochards ». Ces individus basanés, donc patibulaires (2) en tous cas pas catholiques (3), s'en vinrent peupler les couloirs de la gare, coloniser les marches du grand escalier et autres lieux reconnus comme moins exposés au vent.

Assis à même le sol, ayant sorti de leur valise force écharpes, mitaines et tout ce qui pouvait tenir chaud, Daniel et Colette avaient acquis le look emblématique du « bibendum ». Ils redoutaient d'être agressés, détroussés, piqués, mordus, se cramponnaient à leurs leurs sacs, car on n'y voyait goutte. En fait, rien de tel ne se produisit. Les heures s'écoulant, ils finirent par admettre que ces passagers de la nuit silencieux et dignes n'avaient pas une attitude hostile à leur égard. Il y avait simplement là des voyageurs peu fortunés, qui attendaient comme eux un train partant à point d'heure. Ces gens manifestaient plutôt moins d'impatience et d'incivilité que la clientèle huppée à la caisse d'un grand magasin aux heures d'affluence (4).

 Tacata... Tacata... Tacata... Tacata...

C'est déjà demain.

Daniel et Colette ont les paupières lourdes, ils étirent leurs membres ankylosés. Le sommeil n'est venu que par courts épisodes entrecoupés de cauchemars. Ils sombrent dans la déprime, à trop ressasser leurs déconvenues de la veille. Eux qui se voulaient habituellement organisés, sont incapables de faire face, ils ont perdu la notion du temps. À leur montre - songent-ils seulement à consulter leur montre ? il doit être autour de sept heures du matin. Oui, déjà sept heures. Le train roule à présent en Lombardie, entre Plaisance (la bien nommée) et Milan (terminus de la ligne). Les voyageurs s'éveillent un à un, cherchent à retrouver un visage humain. Un va-et-vient s'établit dans le couloir du wagon en direction des toilettes, timide mouvement d'abord, qui progressivement s'amplifie et devient ininterrompu quand approche l'heure de l'arrivée. La normalité reprend ses droits avec le retour à la civilisation. C'est une journée comme les autres qui va bientôt commencer.

Daniel ne regarde pas côté couloir. Il est fasciné par le spectacle qu'offre la glace du compartiment. Cette fenêtre ouvre vers l'est ; dans cette direction, le ciel déjà pâlit. Bien sûr, la nuit est encore là, claire autant que glaciale. Une croûte de givre s'est formée sur la vitre. Les cristaux comme incrustés dans le verre y dessinent un labyrinthe féerique et compliqué. Daniel pense au miroir brisé de la reine des Neiges, un conte bien connu d'Andersen..

Il se remémore curieusement cette histoire, bonne à faire peur aux enfants et les aider à s'endormir. Le miroir où se contemplait la marâtre avait soudain volé en éclats, si violemment que ses débris avaient été pulvérisés un peu partout dans le monde. Certains étaient allés se loger dans le coeur des hommes. Ceux qui avaient eu le malheur d'être atteints étaient devenus, comme la reine des Neiges, méchants et malfaisants.

Revenons à l'instant présent. Au dehors, la campagne est toute blanche, les champs de neige luisent faiblement, comme s'ils émettaient un rayonnement propre. Tout d'un coup, l'horizon s'embrase ; cela commence par une tache incandescente, puis la grosse boule émerge, éblouissante. Allez savoir pourquoi  l'espoir renait ? Le narrateur veut croire que le soleil en train de se lever sera suffisamment vif pour faire fondre les éclats du miroir , éclairant de ses rayons un monde meilleur....Si cela pouvait être vrai, ce périple matinal dans la campagne gelée aurait un sens, on lui donnerait même un beau nom : « l'aube de l'odyssée », par exemple.

AUBE

Notes et commentaires :

Cet épisode fait suite au récit "No bus !" (sur ce blog).

  1. Hypallage fameux (Virgile, Éneide : ibant nocturni...).

  2. Coluche.

  3. Georges Frêche.

  4. Hommage à Roselyne Crohin ("Juste dans son droit", message posé le 3 mars sur ce blog).

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