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17 mai 2011

Psittacose, par Jean-Claude Boyrie.

Psittacose.

PERROQUET

« Vous le voulez comment, votre pastis ? Tomate ou perroquet ?

  - Ni l'un, ni l'autre. Le pastis, assez peu pour moi. Servez-moi plutôt un quart Vittel !

Gaston Lassus connaît tout le monde ici. Normal : il tient depuis trois lustres le Café du Commerce. Son bistrot, c'est le dernier salon où l'on cause, le refuge ultime dans un monde où tout fout le camp. Cette cliente au verbe péremptoire l'intrigue. Il la regarde comme une extra-terrestre, un objet buvant non identifié. Son visage lui fait penser à quelqu'un, mais qui ? Le cafetier s'embrouille parfois avec les clients de passage, allez mettre un nom sur chaque tête.... Et puis, que fait cette femme à traîner seule au comptoir du bar ? Cela fait mauvais genre ici. D'accord, il n'y a pas d'âge pour draguer, mais à Barsacq sur l'Eyre, un village sans prétention, tout se sait, les commérages vont bon train. On a vite mauvaise réputation...

«  Je suis Maud Puyau....

- Mais oui ! J'avais votre nom sur le bout des lèvres ! Je vous remets : vous êtes l'épouse de Ludovic... [ Le patron réprime un fou-rire. Au moins, en voilà une qui a la tête de l'emploi, pense-t-il. Avec pareille mégère à la maison, pas étonnant que son Jules tourne au pilier de bistrot  ! ]

Gaston Lassus tire en ronchonnant une mignonnette de Vittel de sa vitrine réfrigérée. Au prix qu'atteint l'eau minérale par les temps qui courent, cette candidate dame patronnesse serait mieux avisée de boire du pastis. Même que ça lui ferait monter un peu le taux d'alcoolémie, ça ne serait pas un mal, son bonhomme trouverait plus facilement le point G.

Maud fait fi des sarcasmes, elle n'a pas envie de rire, mais va tout de suite au sujet qui l'amène.

Ce petit bout de femme sait ce qu'elle veut..

  - Quand avez-vous vu mon mari pour la dernière fois ?

  - Hmmm... Allez savoir !

[ In petto : alors là, j'hallucine, c'est quoi, cette question ? Et le secret professionnel donc, qu'est-ce que vous en faites, ma petite dame ? Ici vous êtes au Café du Commerce, pas au Commissariat de police ! ]

  - Répondez-moi, je vous en supplie, c'est grave. Je suis sans nouvelles de Ludo depuis deux jours... »

Face à son évidente détresse, le cafetier se radoucit :

  " Je vois... C'est comme avec Carla, c'est du sérieux... mais je ne puis vous dire que ce que je sais. Si ma mémoire est bonne, Ludovic a dû prendre l'apéro avant-hier avec ses copains. Oui, c'est cela. Je le vois encore : il se trouvait à cette table juste devant, du côté de onze heures, onze heures et demie.

  - Ouais, c'est bien ce que je pensais, les horaires collent. Mon mari est rentré à la maison vers midi, portant sous le bras cette « chose innommable ».

  - Pardon ?

  - Je veux parler de la cage à perruche. Même qu'il a failli m'assommer avec.

  - Pas trop grave, si c'est seulement « failli »...

  - Ensuite, il est parti en claquant la porte et n'est pas revenu."

Ce brave Gaston feint de s'indigner, mais n'est pas autrement surpris. Ludovic et Maud se sont disputés ? La belle affaire ! Dans leur tranche d'âge, que voulez-vous, les scènes de ménage sont monnaie courante.... Il n'y a pas de quoi s'alarmer pour si peu. Surtout connaissant l'oiseau..... À propos d'oiseau, le patron se remémore un détail.

«  Pendant que j'y pense, Madame Puyau, Ludovic m'a dit qu'il avait gagné sa perruche à la tombola des commerçants du quartier...

  - Ah oui ? J'en suis ravie.

  - Même qu'il l'a baptisée Gaëlle...

  - Merci de l'info, mais j'étais au courant !

  - Ben, faut s'y faire, Madame... vot' mari a fait une escapade avec Gaëlle."

Le cafetier est bien placé pour savoir que, sous son dehors effacé, ce client sans histoire cache un tempérament fantasque. Fuguer, il en est bien capable, celui-là ! Il n'y a qu'à citer sa blague favorite : « Quel le point commun entre un adolescent, un sexagénaire et Jean-Sébastien Bach ? Eh bien, devinez quoi ? C'est l'art de la fugue ! »

« Je vous en prie, Monsieur Lassus, je ne suis pas d'humeur à tenir des conversations de café du Commerce, oh pardon ! Mon mari a parfois, comment dirais-je ?... Des absences. Il pu se produire... euh... un accident.

  - Oui, cela se peut. Madame, ce sont hélas des choses qui arrivent... À présent, en quoi puis-je vous aider ? [ Monsieur Puyau ne s'est pas tout de même pas volatilisé avec son volatile. Il se trouve forcément quelque part... Il finira par rentrer.]

  - Merci. Vous m'avez déjà bien aidée, je commence à y voir plus clair. À présent, excusez-moi, je dois y aller.

.....................................................................................................................................................................................

Gaëlle. Ce prénom sonne fâcheusement aux oreilles de Maud Puyau, comme celui de sa rivale réelle ou supposée. À moment donné, son mari parlait vaguement d'une certaine Gaëlle et de ses colliers de fleurs en pâte de verre. Une patiente et préalable filature a permis a Maud de pister cette artiste à la petite semaine qu'elle a vite considéré comme une aventurière croqueuse d'hommes. Elle n'en a pas la preuve, mais a plaidé le faux pour savoir le vrai. Depuis, silence radio. Ludovic se méfie, il ne fait plus allusion à cette créature. Du coup, c'est encore pire, elle le soupçonne davantage d'infidélité. Alors, quoi de mieux que fouiller aux fonds et tréfonds de son ordinateur ? L'imprudent néglige d'effacer ses traces dans la mémoire de l'appareil. Il se lâche au fil de sa prose virtuelle, y étale ses fantasmes sans vergogne. Il a même la naïveté d'utiliser comme mot de passe les six lettres qui forment le mot Gaëlle - en n'omettant pas le tréma. Facile de constater que ce nom revient fréquemment dans le courriel, à l'arrivée comme au départ.

Il serait tentant pour Maud de consulter la correspondance, mais à l'instant d'ouvrier les fichiers, elle recule. Ou bien elle y trouvera les preuves qu'elle redoute et sa vie sera détruite. Ou bien il n'y aura rien de spécial et elle sera déçue. Dans les deux cas, ce sont des choses qui ne se font pas.

Étape suivante de la recherche : les « pages jaunes » de l'annuaire. Gaëlle Costa produit effectivement des bijoux fantaisie. Elle tient boutique 20 rue du Nadir aux Pommes, à Saint-Sever. Vrai « job » ou simple couverture ? Cela reste à voir.

L'épouse délaissée pique un accès de jalousie. Elle étranglerait, si faire se pouvait, sa rivale présumée. Hélas, cela ne se peut pas sans gros inconvénients pour elle. Car attention ! il n'est question pour l'instant que d'une perruche. Pourquoi Ludovic a-t-il ramené cette maudite volaille à la maison ? Tout est parti de là ! Ce n'est pas un geste de provocation de sa part, il doit bien avoir une idée derrière la tête, celui-là. Oui, mais laquelle ? Allez savoir ! Une chose est sûre : s'il a nommé sa perruche Gaëlle, c'est qu'il en est tombé raide dingue.

Maud se ressaisit. Elle est au-dessus de ces contigences, se juge trop vieille pour jouer pareil jeu. Ce qu'elle n'apprécie pas – mais alors pas du tout - c'est que que son mari la prenne pour une bille.

Question ? Gaëlle (l'oiseau) est-elle bien une perruche ? La réponse se trouve sur la Toile. Internet, c'est comme le Triangle des Bermudes, on peut s'y perdre corps et biens. Une encyclopédie en ligne abrite des sables mouvants, dangereux bas-fonds où l'on s'enlise comme un rien.

« L'ordre des psittaciformes, famille des psittacidés, oiseaux grimpeurs d'origine exotique comprend 349 espèces recensées , dontles perroquets les perruches et les inséparables » .

Suivent des informations à caractère anecdotique : « Au Moyen-Âge, le papegai symbolisait la fidélité conjugale... »Je t'en ficherai, moi, de la fidélité! Pour avoir plus de précisions, Maud va sur un moteur de recherche et tape le radical « psitt... »

L'écran explose alors sous le nombre de références qui s'affichent.

En balayant les premiers fichiers apparus, Maud identifie, photos à l'appui, la prétendue perruche. Il s'agit en réalité d'un (ou une) « Inséparable à face rose masquée ». Pourquoi ce nom d'inséparables ? Parce qu'ils se tiennent toujours ensemble, côte-à-côte sur un même perchoir, frileusement blottis l'un contre l'autre. De quelle couleur est leur plumage ? Réponses en pagaille : il varie selon les espèces. Qu'il s'agisse d'inséparables à collier noir, à tête grise, rouge ou blanche, à joues roses ou bleues, on en voit de toutes les couleurs. Pour ce qui est du ramage de ces oiseaux, il est loin d'égaler leur plumage. Selon le site consulté, « les inséparables poussent des cris stridents et pas vraiment mélodieux ». Pourtant, comme dans beaucoup d'espèces, le mâle use et abuse pour conquérir sa belle de cette arme de séduction active : « Tu m'entends ? C'est moi le meilleur chanteur ! » Quelle arnaque ! Au fait, à quoi distingue-t-on le mâle de la femelle ? Bonne question, voici la clé de l'énigme : « Le sexe est déterminé par la couleur des narines ». Pourquoi les narines ? Mystère ! Passons à la rubrique « accouplement », on y trouve ces détails hautement érotiques : « La femelle invite le mâle en se posant sur le perchoir, ailes légèrement écartées, et la tête inclinée sur le col. Le mâle vole délicatement sur son dos et s'appuie sur elle en portant sa tête vers l'avant. » Ouaouh !

Puis, vient cette précision touchante : « Pour les inséparables, amour rime avec toujours. Lorsqu'un des membres du couple meurt, l'autre n'éprouve plus le besoin de vivre et se laisse ouvertement dépérir. Car son existence est désormais vide de sens. »

Ah ! s'il pouvait en être ainsi des humains !

À présent, un petit clin d'oeil à la pathologie des psittaciformes : « le psittacisme consiste à répéter mécaniquement des mots sans avoir la moindre idée de ce qu'ils représentent ». Notre société souffre de psittacisme : les répète-Jacquot y sont légion. « La psittacose » se définit quant à elle, comme « une addiction psychotique aux psittacidés ». Voilà donc le mal qui affecte Ludovic, il faut l'interner dans un « hôpital psittiatrique ».

Ce qu'il fallait démontrer. Fin (provisoire) de la session. Ctrl alt suppr.

Submergée par ce flot de termes en psitt, Maud éprouve une sensation de trouble, de malaise. Les idées se bousculent dans sa tête, elle s'efforce de chasser les plus noires. « Bon, ce n'est pas tout ça. Qu'est-ce que je fais, là, tout de suite? ». Au fond, rien ne la presse. Son mari se trouve, elle en est sûre, 20 rue du Nadir aux Pommes, à Saint-Sever. Et après ? Il va refaire sa vie avec Gaëlle, le salaud ! Si c'est la cas, mon gaillard, ton compte est bon ! Maud va se faire un plaisir de commander illico presto un constat d'huissier pour abandon de domicile conjugal, flagrant délit d'adultère et patin couffin. Ensuite, l'affaire se réglera par avocats interposés.... Cela fait partie de leur missions, à ces gens là, non ? Maud obtiendra le divorce, elle en est sûre, aux torts et dépens de Ludovic. Même que ça ne fait pas un pli. Oui... mais est-ce bien cela qu'elle veut ? Naturellement, ce n'est pas ce qui le fera revenir. Tout de même, s'il revenait - on peut toujours rêver - elle se garderait de lui souffler dans les bronches, elle lui promettrait d'être toute douce et patiente avec lui, comme aux premiers jours de leur union, surtout de ne plus espionner son courrier. Item, suit une palanquée de bonnes résolutions plus faciles à prendre qu'à tenir. Au moins, est-ce que « l'autre » saura mitonner de bons petits plats comme il aime ? Cette garce préfère sans doute lui faire de petites gâteries, des trucs cochons, quoi !

Inutile de s'énerver, ça ne sert à rien, mieux vaut réfléchir avant d'agir. Avant tout, Maud doit faire le point sur elle-même. Il fait un beau temps d'automne et même doux pour la saison. Un moment de promenade au bord de l'Eyre lui fera du bien.

Maud a enfilé des Pataugas. Nettement moins élégants que des talons aiguille, mais plus pratiques quand on ne sait pas où l'on va. D'ailleurs, à quoi bon faire la coquette ? Elle n'a plus envie de plaire. Sans son époux, Maud ne trouver personne à qui parler. Sur le mail, elle croisera le curé, le pharmacien, le notaire, le docteur. Tous constateront que son mari n'est plus avec elle, il lui jetteront un coup d'oeil interrogateur, parfois narquois, puis se détourneront d'elle ou pire : lui manifesteront une hypocrite compassion. Maud en rougit d'avance, alors elle aussi changera de trottoir.

Pour l'heure, elle marche à petits pas, avance mécaniquement, telle une automate. Chemin faisant, elle pousse du pied les feuilles mortes. Sous la semelle se produit un crissement soyeux. Tiens.... Il y a parmi les feuilles un vague détritus, quelque chose de pas joli à voir, qui la dérange. Voici la faille, la fracture dans son existence. Le grain de sable dans les rouages qui fait que le mécanisme grippe. Voici l'instant où tout bascule dans la banale anomalie de la mort. Ici gît le cadavre d'une tourterelle. Il y des kyrielles de ces oiseaux sur la place d'église, qui font rrrou... rrrou … rrrou. Même qu'on les trouve importunes, à cause de leurs déjections qui dégoulinent, c'est dégueulasse, alors une de plus ou de moins.... Oui, c'est une chose morte sans importance, juste un misérable tas de plumes et d'os . Les vautours tournent autour, les fourmis fourmillent, sûr que les vers s'y sont déjà mis.

Cette vision pourtant communique à Maud une émotion fugace... Bientôt, la décomposition aura fait son oeuvre, cette chose infime se fondra dans l'humus, nul ne songera plus à elle.

Le ciel se couvre. Avec ces dernières pointes de chaleur, il se pourrait bien qu'un orage se prépare. Maud hâte le pas, il est temps de rentrer.

Rien n'est plus sinistre qu'une grande maison où personne ne vous attend. Cela fait froid au coeur. À peine la propriétaire des lieux a-telle poussé la porte que la sonnerie du téléphone retentit. Il y a plein de messages pour elle sur son répondeur. Maud les écoute et réécoute. Elle comprend qu'il s'est produit quelque chose de grave. Dans l'ordre ou le désordre on trouve pêle-mêle les pompiers, la Gendarmerie, le S.A.M.U. Le contenu de ces divers messages confirme son pressentiment.

Des passants avaient rencontré ce matin son mari divaguant sur la voie publique, non rasé, les yeux hagards, une cage à oiseaux à la main. Ils avaient alerté les pompiers et les gendarmes., Cet étrange vagabond avait manifestement passé la nuit dehors. Il semblait sous l'empire de l'alcool ou la drogue et serinait sans arrête à sa perruche des phrases vides de sens. Puis l'état de délire s'était aggravé nécessitant le recours au S.A.M.U. Pour avoir des nouvelles de son mari, Madame Puyau devait tout de suite appeler l'Hôpital au 08 92 69 17 55.

Elle s'exécute, et tombe sur un menu déroulant .

« Ici le C.H.U. du Marensin. La tarification de cet appel est de 69 centimes la minute. Pour les renseignements administratifs et la tarification, tapez 1. Pour les horaires de visite, tapez 2. Pour les consultations médicales, tapez 3. Pour toute autre demande, tapez 4. Pour le Service des urgences, tapez 5 et dites « urgence ». [ Maud hésite et compose le « 5 » sur son cadran, ne peut se retenir de crier : ]

  - J'en ai marre !

  - Désolé. Je n'ai pas compris votre réponse. Veuillez renouveler votre appel.

  - ....

  - Vous êtes bien au Service des urgences. Toutes nos lignes sont actuellement occupées. Veuillez patienter ou rappeler ultérieurement."

Maud s'énerve, recommence le cycle une dizaine de fois sans résultat. Au bout d'un temps indéterminable, elle a enfin la joie d'entendre une voix humaine, une voix vivante au bout du fil :

  " Madame Puyau ?

  - Elle-même.

  - Ici le secrétariat médical du Service de Neurologie. Ne quittez pas... Je vous passe le médecin chef adjoint.

  - …..

  - Bonjour Madame. À l'appareil, le Docteur Hélène Fica. Monsieur Puyau vient malheureusement de décéder. Navrée de vous apprendre cette mauvaise nouvelle.

  - Juste ciel ! Que s'est il passé ?

  - Votre époux est arrivé dans notre service en état de Delirium tremens. Le pronostic vital était engagé. Nous avons pensé tout d'abord qu'il avait pris une substance hallucinogène. Nous l'avons bourré de Valium pour tenter de le calmer, mais l'issue fatale était inexorable.

  - De quoi s'agissait-il ?

  - D'une maladie foudroyante et incurable : la psittacose.

Notes et commentaires :

Suite imaginaire donnée à la nouvelle « Ava Gadner » de Gilles Moraton, ex « Des gens insensés autant qu'imprévisibles », éd. « Le Castor Astral ». L'auteur met en scène une existence en train de basculer, en reprenant les personnages et certaines situations tirés du cycle « L'ange de la mort » (sur le présent blog Atelierdecrits.canalblog.com). Concernant les perroquets, perruches et autres inséparables,Voici l'itinéraire d'accès au site internet dont il est question : http://www.inseparables.fr

 

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