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27 novembre 2011

Abandonné, par Jacqueline Chauvet-Poggi

Une phrase déclencheuse était à insérer dans le texte. Vous la découvrirez en gras.

A partir de cette consigne, Jacqueline a bâti un roman noir en réduction... Délectable. Carole


jacquelinevoieABANDONNÉ

 

On se croirait dans un documentaire tourné pendant la guerre froide. La gare est grise, triste, humide. Les rails reflètent jusqu’au bout de leur course les lueurs froides d’un éclairage livide. Les panneaux où dansent des caractères cyrilliques ajoutent au dépaysement.

Il est sur le quai, debout auprès de sa valise, pieds joints, mains dans les poches de son pardessus au col relevé. Il attend, immobile sous la pluie fine qui pleure sur ses joues.

Les passagers de son train sont descendus puis se sont engouffrés vers la sortie comme des rats qui disparaissent dans un trou. Il ne reste plus que lui. Il est seul. Elle avait dit « Non, tu ne pourras pas me joindre, tu n’as pas besoin d’adresse, je t’attendrai sur le quai de la gare, rien ne m’empêchera d’y être. ».

 

Il y est. Elle n’y est pas. Il ne sait où aller, à qui s’adresser, pour demander quoi, d’ailleurs? Il sent monter en lui une détresse qu’il reconnaît, qui lui est à la fois familière et éprouvante.

Tout ce qu’il sait, c’est qu’il a été abandonné plus d’une fois dans son enfance.

Dès sa naissance. Né de mère inconnue, accouchement sous X, premiers jours dans une salle commune où s’alignaient en batterie des petits berceaux blancs. Comment pourrait-il s’en souvenir ? Pourtant chaque fois qu’il  ressent cette impression d’abandon il  croit respirer l’odeur légèrement chlorée du linge propre et celle douceâtre des lotions pour bébés. Aujourd’hui encore  il en est submergé par delà les senteurs métalliques qui montent du sol mouillé de la gare.

Par la suite il a rencontré des foyers chaleureux, vécu des amitiés et des moments d’amour, mais il n’a jamais su s’intégrer durablement à un groupe ni même à un couple. Il se sent toujours seul parmi les autres. Il charrie au fond de son âme ce petit bébé qui sent la nursery, qui l’empêche de se lier et, ironie du vocabulaire, de s’abandonner de peur d’être abandonné.

 

Il a passé presque tout le trajet les yeux mi-clos, en tête à tête avec les images de leur rencontre. Séduction, complicité, passion, tout s’était passé très vite, comme s’il fallait de toute leur force saisir l’instant présent si riche et si fragile.

Il avait appris par cœur les moindres détails de son corps, ses courbes, ses cheveux, son parfum, le son de sa voix, un peu rauque avec un léger accent musical venu d’ailleurs. Mais il ne savait pas grand-chose d’autre sur elle, sinon qu’elle voyageait beaucoup pour des raisons qu’il n’avait jamais pensé à lui demander.

Dix jours, cela avait duré dix jours. Et puis un coup de fil, une conversation en langue étrangère, elle avait reposé le téléphone et s’était jetée dans ses bras en pleurant. Leur dernier jour fut très tendu, chaque minute alourdie par l’approche de la séparation. Tout ce qu’ils avaient pu imaginer comme mince espoir, c’est ce rendez-vous imprécis.

 

Il est toujours immobile, ses épaules frissonnent, il fixe la porte devant laquelle elle aurait dû l’attendre, puis qu’ils auraient dû franchir pour découvrir son monde à elle. Où est-elle ? Que pense-t-elle ? Est-elle retenue contre sa volonté ? Il sait si peu de choses sur elle !

Et si elle avait décidé elle-même cette situation ? Pourquoi ? Veut-elle préserver la magie des moments passés ensemble ? Veut-elle retrouver une liberté qu’elle ne veut pas lui sacrifier ?

 

Un jour lui aussi s’est posé ces questions. Un jour c’est lui qui a abandonné. Il avait enfin senti craquer sa carapace défensive, il avait laissé s’épancher le lait de la tendresse. Une jeune femme et son petit garçon étaient venus se poser dans sa vie comme des oiseaux frappant du bec à sa vitre.

 

Pourquoi à ceux-là avait-il ouvert la fenêtre de son cœur ? Il avait découvert la joie de partager, de prendre soin des autres, de voir se développer un enfant. Il goûtait la douceur de jours pleins de petites joies, chacun garantissant le lendemain.

Comment s’était infiltrée en lui cette idée que quelque chose le menaçait ? Parfois sur un chemin connu un passage familier vous semble tout à coup dangereux, des ombres inquiétantes troublent le paysage. Réalité ? Fantasmes ? De toute façon la peur s’insinue, il vous semble qu’il faut vous sauver à tout prix, vous êtes prêt à casser, à vous casser. C’est ce qu’il avait fait. Le prétexte d’une mutation soudaine à l’étranger, raison majeure. Ne vous inquiétez pas, je continuerai à veiller sur vous, je vous aime, je reviendrai….. 

 

C’est ainsi qu’il commença à éprouver le goût amer des remords – que vont-ils devenir -  des regrets – on avait quand même réussi à construire quelque chose -,  des mauvaises raisons – c’était pour les protéger-, des dégoûts – je suis un lâche, je n’ai pensé qu’à moi –, pour finir avec un sentiment sournoisement inavoué de soulagement. Et puis le manège recommençe dans le même ordre, remords, regrets, etc….Comme il voudrait être certain que c’est ce qu’elle éprouve en ce moment ! Comme il voudrait l’avoir là devant lui pour lui dire que non, tout est encore possible. Comme il voudrait s’en persuader lui-même.

 

Quelque chose bouge du côté de la porte, elle s’ouvre. Elle est là. Mais elle n’est pas seule. Deux hommes l’encadrent en la serrant d’assez près. Tous trois parcourent du regard les quais, à  droite, à gauche. Lui est encore dans l’ombre, soudain sorti de ses pensées. Avec une précipitation mesurée il ramasse sa valise, recule à pas silencieux vers la zone sombre derrière un bâtiment. Sauve qui peut. Il fuit. Il abandonne.

 

                                                                              Jacqueline Chauvet – septembre 2011

 

 

jacquelinejournal

                Le monde – novembre 2011

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