Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Ateliers d'écriture et d'accompagnement à Montpellier ou par Zoom
Newsletter
Publicité
Archives
7 janvier 2012

Un voyage au long cours par Jean-Claude Boyrie

BATEAU2 

Il n'y avait pas grand mouvement, ce soir-là, sur le port. Plusieurs bateaux à l'ancre attendaient sagement leurs passagers. L'homme arpenta les quais, cherchant la nef qu'il devait prendre. Il vit un petit groupe de voyageurs assemblé dans le secteur réservé aux longs courriers. Il y avait amarré là un superbe trois-mâts gréé, toutes voiles dehors, prêt à appareiller. C'était un navire de fière allure, pur produit de l'ancienne marine à voiles. Sur le pont, les accessoires de cuivre étaient bien astiqués. Il y avait deux passerelles, l'une réservée aux hommes d'équipage, l'autre pour les passagers.

Bizarrement, ceux-ci ne paraissaient guère pressés de monter à bord et restaient à deviser sur le quai.

L'homme reconnut aisément le commandant de bord à son uniforme, il avait une barbe blanche, portait une tenue impeccable avec une belle casquette et plein de galons brodés dessus. Il supervisait l'embarquement des passagers.

L'homme l'aborda poliment et s'enquit de l'heure du départ.

« Nous partirons à la nuit tombée, répondit le capitaine, il faut d'abord que l'enregistrement soit terminé. »

L'homme comprit qu'il avait encore un peu de temps libre devant lui. C'était une bonne chose en soi, mais qu'allait-il en faire ? Instinctivement, il esquissa le geste de consulter sa montre. Il n'y avait plus de montre à son poignet, sans doute l'avait-il fourrée machinalement dans sa poche. Ou ailleurs. L'homme haussa les épaules, estimant qu'il était inutile de la chercher. De toutes manières, elle allait s'arrêter bientôt et ne lui servirait plus à rien. Dès qu'il aurait mis le pied sur ce bateau, le temps de la montre n'aurait plus de sens. À l'agence, on lui avait fortement conseillé de ne pas s'embarrasser d'objets inutiles. Il allait voyager en classe économique, où la place était comptée. En catégorie luxe, et là seulement, les passagers avaient le droit d'emporter avec eux de lourds et somptueux bagages. C'était uniquement pour la frime, ensuite ils ne sauraient plus qu'en faire. Alors, à quoi bon s'encombrer ?

L'homme fit les cent pas sur port, sans trop s'éloigner du ponton d'embarquement. Il aimait le contact du quai luisant de pluie et le bruit sourd qu'il faisait sous ses pas. Ce pavé sonore serait l'ultime impression avant le grand départ, son dernier contact avec la terre ferme. En direction du large, le soleil avait fortement baissé, frôlant déjà l'horizon brumeux. Avant longtemps, la grosse boule rouge aurait complètement disparu, et l'homme, quant à lui, serait en mer. Il entendit l'hôtesse appeler les passagers d'une voix neutre, dans un ordre qu'elle était seule à connaître. Ils devaient se présenter à l'embarquement lorsqu'elle épèlerait leur nom, pas avant, ni après. Les opérations traînaient en longueur, en raison de l'indiscipline de personnes réfractaires à l'embarquement. Beaucoup de gens qui n'avaient pas envie de partir se trouvaient toujours quelque chose d'autre à faire au dernier moment.

Les autres candidats au voyage étaient de tous âges et de toutes conditions, mais on trouvait parmi eux une majorité de vieillards et d'infirmes, la rampe d'accès étant d'ailleurs conçue pour permettre le passage des fauteuils roulants. Il y avait aussi des gens plus jeunes et qui paraissaient bien portants, on se demandait bien ce qu'ils faisaient là. Les couples ne voulaient pas se séparer. L'hôtesse usait de patience avec eux, mais jusqu'à une certaine limite, car elle avait trop de cas de ce genre à traiter. L'homme fut témoin d'une scène déchirante. Deux époux, des gens d'un certain âge, s'étaient présentés simultanément, le mari paraissait plus mal en point que sa femme, il avait un doux visage résigné. Il lui fit un furtif baiser d'adieu. Cela fleurai bon quarante ans de vie commune, de bonheur partagé, coupé de querelles dérisoires. Puis le couple s'était séparé, à quoi bon s'attarder ? Cela ne changerait rien. Le mari s'engagea sur la passerelle en claudiquant. Sa femme restée à quai cherchait en vain à le retenir. Lorsqu'elle fit mine de vouloir monter à bord ,elle aussi, l'équipage la refoula sans ménagements, le capitaine dut intervenir pour la raisonner . Il lui expliqua que son nom ne figurait pas sur la liste et qu'il lui faudrait attendre un peu, son tour viendrait bien assez tôt.

À présent la marée avait cessé de monter, on arrivait en saison d'équinoxe, époque des forts coefficients, la mer était étale, en apparence sans mouvement. Le navire oscillait sur place au gré du ressac, on entendait le clapotis des vagues qui allaient et venaient, battant l'étrave. Les membrures de la coque craquaient en se frottant au quai rugueux. Le granite imprimait sa griffure dans le bois vermoulu, qui poussait de lugubres gémissements.

Il faisait humide et froid. L'homme sentit une bouffée d'embruns fouetter son visage, ses mains, tandis qu'une substance poisseuse imprégnait tous ses vêtements. L'odeur âcre du fucus en décomposition le prit à la gorge. Sa marinière et son pantalon gorgés de sel lui collaient à la peau.

Au même moment, une femme se mit à hurler. C'était une jeune mère à qui l'on arrachait son nouveau-né. L'enfant vagissait faiblement, bavait, la glaire dégurgitée lui coulait sur le menton. Le pauvre innocent n'avait aucune conscience de ce qui lui arrivait. L'homme eut un mouvement de révolte. Quelle faute avait-il commise et pourquoi devait-il s'en aller ? L'hôtesse, qui en avait pourtant vu d'autres, manifesta son embarras. Pouvait-elle déroger à l'ordre de passage ? Elle en référa au commandant de bord. Celui-ci se dit ému par la détresse de la mère, mais lui-même n'avait pas le pouvoir d'accorder une quelconque dérogation. Il prit le nourrisson dans ses bras, assura qu'il serait bien traité.

Les cris, pleurs et les gémissements de tous ordres finirent par cesser. Le silence revint, coupé d'un martèlement de pas : ceux des nouveaux arrivants qui faisaient vibrer la passerelle d'accès.

L'homme avait le coeur retourné par le spectacle dont il venait d'être le témoin. Ce voyage au long cours, pour lequel on faisait monter les passagers de force, ne lui disait désormais rien qui vaille.

Son nom n'avait pas encore été cité, nul ne semblait encore se soucier de lui. Il ferma les yeux, chercha quelque chose à quoi se raccrocher, saisit ce qui lui tombait sous la main. C'était un paquet spongieux, à peine mieux qu'une poignée d'eau : du varech gluant déposé sur l'amarre. La raideur du câble tendu contrastait avec l'inconsistance de l'algue abandonnée aux flots en mouvement.

À présent un jeune couple se présentait à l'embarquement. Il fallut employer les grands moyens pour séparer les deux époux – ou fiancés. Envers et contre tout, leurs corps demeuraient désespérément enlacés. Le garçon fut poussé sur le pont, puis se fondit dans la foule obscure, tandis que sa compagne demeurait à quai. Le personnel de service dut faire barrage pour l'empêcher de se jeter à l'eau.

Et ainsi de suite : à force d'être répétitif, le spectacle devenait lassant. D'ailleurs, on arrivait au bout du compte, il ne restait plus qu'un nom sur la liste. L'homme comprit que son tour était venu, et qu'il lui serait impossible de se dérober.

Il tenta de faire diversion, posant au capitaine certaines questions dites « existentielles », qui n'avaient aucun sens ici, maintenant :

« combien de temps va durer notre voyage ? » 

  - Il sera long... très long... sans doute même n'aura-t-il pas de fin.

  - Comment est-ce de l'autre côté

  - Si je le savais.... Bon, je suppose que c'est comme ici.

Le capitaine alluma sa pipe, en tassant le tabac du gras de son pouce. Une fumée odorante s'en échappa. La braise incandescente du fourneau luisait dans la pénombre.

À l'horizon, la boule rouge avait brusquement plongé, laissant derrière elle une vague rémanence. Cette impression lumineuse fugitive s'estompa vite. Dans le ciel, les premières étoiles apparurent, discernables à leur faible vacillement.

« Eh bien, voici la nuit venue dit le capitaine. Tous les passagers sont à bord. Le vent est favorable, il n'y a pas menace de gros temps. Nous allons enfin pouvoir retirer la passerelle et appareiller. »

Il haussa le ton pour donner ses ordres à l'équipage :

- Larguez les amarres ! Levez l'ancre ! Étarquez les cordages !

Hisse ho ! Hisse ho ! La carène grinça, le navire avait du mal à se mettre en route. Il gémit, telle une créature hors d'âge dont les articulations sont fatiguées, puis enfin s'ébranla.

Amassés sur le pont, les passagers s'accrochaient au bastingage, les yeux fixés sur le quai. Dans la foule qui les voyait partir, il y avait des amis, des parents... Tous ces proches leur faisaient un dernier signe, mais déjà leurs silhouettes s'amenuisaient. Très vite, ils devinrent méconnaissables, car la nef entrait dans une nappe de brouillard. Au sortir de la rade, le vent fraîchit, les voiles se gonflèrent, le bateau prit de la vitesse. Le trait de côte s'amenuisa, se réduisit pour finir à de petites lumières scintillantes. L'homme n'avait plus de souvenirs, n'éprouvait plus de sensation particulière. Il perdit progressivement conscience de qui l'entourait, tandis que le froid l'envahissait. C'était juste le vide. Le néant. Le rien.

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité