Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Ateliers d'écriture et d'accompagnement à Montpellier ou par Zoom
Newsletter
Publicité
Archives
1 février 2012

Rue de la Banane, par Jean-Claude Boyrie.

Azulejos
 

À Santiago du Cap-Vert.

Pilori


Place du Pilori, 4 mai 2012, il est presque midi. Le Pelourinho, c'est un lieu d'infamie où l'on exposait jadis les esclaves rebelles. On n'y trouve aujourd'hui que des vendeurs de poissons, parmi les bancs de fruits et légumes odorants et colorés. La pauvreté se pare ici de musique et au soleil, fugitive illusion qu'il faut saisir au vol.






Amilcar

Un drôle de petit bonhomme s'approche et tourne autour de moi. Qu'est-ce qu'il me veut, çui-là ? Je lui trouve une bonne bouille. Le gosse ouvre tout rond de grands yeux étonnés. Il a les traits fins, un teint olivâtre, ses cheveux sont crépus. C'est un petit métis : ils sont légion dans l'île, fruit de trois siècles d'occupation coloniale, ou vivant souvenir des marins de passage.

BONBONS

Le gosse reluque une friandise exposée à l'étal, ça se devine à son air faussement détaché. Je m'intéresse à son manège. Profitant (croit-il) de ce que la vendeuse a le dos tourné, ce brigand tente de lui dérober une poignée de bonbons multicolores. Catastrophe ! Méfiante, la vieille pie a prévenu son geste. Elle agrippe la main happant son pauvre trésor, la coince dans l'étau des siennes. Elle serre de plus en plus fort, un flot d'injures lui monte aux lèvres. Sûr et certain que le petit va prendre lune bonne raclée. Il s'y attend d'ailleurs et me regarde d'un air suppliant :  « Desculpe... desculpe... » (Pardon, pardon !). Allons... c'est mon jour de bonté. Je tire de ma poche une poignée d'escudos, l'équivalent de quelques centimes d'euros, une fortune ici. La harpie se confond en remerciements « Obrigada, Senhor » ....Merci, patron ! Elle empoche les sous du naïf étranger et consent à lâcher sa victime. Tout est bien qui finit bien. Le gosse garde ses bonbons, et moi je me suis fait un ami. « Como é que tu te chamas ? » (Comment t'appelles-tu ? Moi, c'est Philippe ! -  « O meu nome é  'Milcar... ». Lui, c'est Amilcar.... Rien à voir avec Carthage, bien sûr. Au Cap Vert, beaucoup d'enfants portent le prénom du héros de l'indépendance, Amilcar Cabral. « Que idade tens ? » (Quel âge as-tu ?)... Pas de réponse. Je lui donne six, sept ans, tout-au-plus. « Tu és de ca ? » (Tu es d'ici?) Naturellement, il est du coin. Le gosse me désigne du doigt comme étant la sienne une ruelle incroyable qui remonte le long de la « Ribeira grande ». Je lis le nom sur la plaque : « Rua de la Banana ».

En ce début d'après midi, la Cidade velha, l'antique cité, baigne dans la moiteur tropicale. C'est une ville morte. De rares passants déambulent d'un pas nonchalant. Les hommes, on ne les voit pas. allez donc les chercher au milieu de ce fouillis végétal ! Certains font la sieste ou jouent aux dés à l'ombre d'un manguier. Pendant qu'ils prennent du bon temps, leurs compagnes vaquent aux tâches ménagères. Elles descendent à la rivière, leur marmot sur le dos, pour laver le linge à grands coups de battoirs.

On devine un peu plus haut, sur l'achada (plateau), les courtines de la forteresse royale São Felipe.

42

 
À Santiago du Cap-Vert.

En ce IVème du mois de mai de l'an de grâce 1712, la garnison de Fort Réal manifeste une agitation inhabituelle, on assiste à l'incessant ballet des artilleurs entre glacis et bastion. Une rangée de lourds canons tournent leurs bouches à feu vers le large. Telle est l'unique et dérisoire protection de cette citadelle mal remparée. La maçonnerie est hors d'âge. Faute de moyens, les indispensables travaux pour la conforter ont été constamment différés. Le nouveau gouverneur de la place, dom Manoel de Oliveira, duc de Bragance est un proche parent du roi João V de Portugal. Cet ingénieur militaire éprouvé fait un sombre diagnostic de la situation. Il craint qu'en cas d'attaque soutenue du fort, deux ou trois jours de batterie aient tôt fait de rendre la place intenable. Le niveau de la citerne étant fort bas en cette fin de printemps, il a donné l'ordre en prévision d'un siège d'emplir tous les seaux, outres, cruches, jarres et autres récipients que l'on aurait sous la main.

Nef

À cet instant précis, le gouverneur scrute de sa lorgnette la ligne d'horizon. En temps normal, les eaux scintillantes de la baie ne sont fréquentées que par des pêcheurs de thons aux barques multicolores. Ce matin, douze voiles non identifiées sont apparues à la vue des guetteurs. Ce ne sont pas des vaisseaux négriers, il y a belle lurette que le trafic d'esclaves a cessé. Petit à petit, les navires s'approchent de la côte, leurs silhouettes grossissent, on distingue à présent le pavillon qu'ils arborent : c'est une flamme blanche semée des fleurs de lis du roi de France. L'ennemi héréditaire ! Un nom redoutable et abhorré circule sur toutes les lèvres, celui de Jacques Cassart, l'impitoyable flibustier. Sauve qui peut ! Il faut se mettre à l'abri, les forces sont par trop inégales. Dom Manoel charge son premier lieutenant de faire évacuer la ville basse et d'escorter les notables. L'évêque doit quitter d'urgence le palais épiscopal pour se rendre au Convento São Francisco, seul lieu réputé sûr en cas d'attaque ennemie.

Citadelle

 

À Santiago du Cap-Vert.

Retour à 2012. Amilcar sait ce qu'il veut. Il me prend par la main, répète obstinément quelques mots en créoulou, la langue des îliens, un patchwork de mots portugais insoucieux de la syntaxe. Inutile de se prendre la tête. Le petit cherche à manifester sa reconnaissance. Il brûle visiblement de m'amener quelque part, mais où ? À sa maison, peut-être... Je lui emboîte le pas. Nous remontons ensemble la Rue de la Banane, une artère fantomatique qu'on croit échappée de l'Alfama.

Rua_de_la_Banana

Ce quartier passerait pour mal famé n'était la touche exotique que lui donnent palmiers, bananiers et autres papayers. À chaque coin de rue, ces végétaux alternent avec d'improbables becs de gaz, plantés en quinconce et tout de guingois. Le pavement irrégulier serpente entre des petites cases aux couleurs vives enserrées dans leurs étroits jardinets. Des flamboyants, d'exubérants massifs de bougainvillées jaillissent des frais patios. La « grande rivière » n'a de grand que le nom, car elle est pratiquement à sec en cette saison. L'eau de la montagne irrigue les cultures en casier par le canal de petites « levadas ». Pour mieux distiller le paysage, il n'est que d'en suivre la bordure maçonnée.

50a


À Santiago du Cap-Vert.

Trois cents ans plus tôt, au siège épiscopal de Ribeira Grande.

Arcature

« Son Excellence a horreur d'être dérangée à l'heure de la sieste ! »

C'est l'ambiance des mauvais jours : affolement général, le personnel est sens dessus dessous. Tous redoutent les coups d'éclat de l'évêque, connu pour son tempérament irascible. Le saint homme, quand il est contrarié, malmène fort ses gens. Il prend le ciel à témoin en jurant comme un charretier. O Senhor Bispo - né Felipe Lopes da Fonseca - considère la « Sé da Ribeira Grande » comme une étape tout-à-fait provisoire de sa brillante carrière. Ce prélat de cour a traîné des pieds plusieurs mois à Lisbonne avant de rejoindre sur l'injonction du pape Clément, un bout du monde trop pouilleux pour lui. Il a juste eu le temps d'inaugurer ce qui sera la première cathédrale d'Afrique, un majestueux édifice de style manuélin qu'il juge disproportionné à la taille du chef-lieu. D'ailleurs, l'évêque espère ne pas moisir longtemps à Santiago. Il compte que son zèle apostolique « in partibus infidelium » lui vaudra une belle affectation en métropole et (pourquoi pas?) le chapeau cardinalice .... Ferait-il bonne figure, avec ces glands pourpres en train de lui dégouliner sur la nuque ! Au dehors, la canonnade a commencé. Déjà, les boulets de la flotte ennemie pleuvent sur la cathédrale, endommageant irrémédiablement la dentelle de pierre. L'heure n'est plus aux atermoiements, il faut de toute urgence partir d'ici. Le lieutenant du Gouverneur pousse d'autorité la porte de la chambre de son Excellence. Il feint de ne pas remarquer que l'évêque se trouve en galante posture avec Maria Madalena. Tel est le nom de baptême de l'ex-esclave guinéenne affectée à son service personnel depuis qu'il l'a convertie à la foi romaine. Monseigneur besogne avec onction et componction l'accorte jouvencelle quand l'escouade de lansquenets fait irruption dans la pièce. Morte de honte, Maria Madalena se rajuste prestement, enfilant dans la pénombre d'hypothétiques dessous. Le prélat retrouve sa dignité pontificale avec son camail et le rochet. Compte-tenu de la moiteur ambiante, ce personnage grassouillet transpire à grosses gouttes sous la perruque et l'aumusse. Au dehors, une chaise à porteurs l'attend. La servante s'éclipse par une porte dérobée. Indifférent à ce qui se passe, le chien de l'évêque, un lévrier au poil jaune, suit fidèlement son maître.


À Santiago du Cap-Vert.

De nos jours : « Bem vindo ! Soyez le bienvenu ! ». C'est par ces mots que m'accueille la maman d'Amilcar. Elle Elle me dit s'appeler Madeleine et déjà me tutoie en m'appelant par mon prénom : Philippe. La jeune femme baragouine avec un délicieux accent créole quelques mots de français picorés sur les bancs de l'école. Au Cap Vert, on l'enseignait jadis en première langue, mais aujourd'hui, l'anglais, plus facile et plus utile au business a pris le dessus. D'ailleurs, peu de nos compatriotes s'égarent dans ce lieu perdu. Dommage pour eux, car ici les filles sont belles. Mon hôtesse, tenez... Je la trouve jolie comme un coeur avec ses frisettes et la fleur d'hibiscus piquée dans sa chevelure sombre. Sa case a tout d'une maison de poupée. La façade rose bonbon s'orne d'azulejos bleu cobalt. Le stuc y dégouline en improbables circonvolutions : on dirait du sucre filé. Le chien jaune efflanqué qui monte la garde est un triste corniaud, porteur de tous les métissages de l'île.Il va et vient, quémandant quelque relief du repas.

Nourriture

Justement. Madeleine me propose de goûter la cuisine locale : le caldo de peixe, une soupe de poisson mêlé d'igname et l'incontournable cachupa, vrai cataplasme pour l'estomac, à base de chouriço, de patate douce, de maïs et de haricots blancs et rouges mêlés. Je décline poliment cette offre, au motif qu'on vient de me servir le brunch dans un hôtel « chic et cher » qui m'héberge. Pieux mensonge. L'enjôleuse chuchote alors quelques mots que je ne répéterai pas dans le creux de mon oreille. Il est question d'une sieste câline sous la couette. Et pourquoi pas ? Au Cap Vert, on fait l'amour comme on respire, c'est la chose la plus naturelle qui soit, et la raison pour laquelle on voit tant d'enfants rue de la Banane. Il me faut encore donner à mon hôtesse de plates excuses, du genre : « Hélas, à mon âge...etc... ». Elle me gronde gentiment : la vieillesse n'est pas prétexte à manquer aux règles du savoir-vivre. À table, on fait ce qu'on peut, au lit, on se force. « D'accord, objecté-je, c'est juste que je ne suis pas venu pour ça ». Alors tu es là pour quel motif ? Mémento touristique à l'appui, j'explique que je veux me rendre au Convento São Francisco. Cet édifice en ruines se trouve juste à côté. La prévenante Madeleine s'offre aussitôt pour me servir de guide. Le hasard faisant bien les choses, c'est elle qui détient les clés.

Nous remontons le sentier bordé de cocotiers jusqu'à l'église abbatiale. Elle a, comme on dit, « un air cassé ». Par les brèches de la nef éventrée, la lumière entre à flots. On dirait la coque d'un bateau naufragé. Circulez, il n'y a rien à voir. Par définition, l'architecture des Frères prêcheurs est simple et dépouillée. À présent, la visite est terminée, n'oubliez pas le guide s'il vous plaît !


À Santiago du Cap-Vert.

Où le passé se mêle au présent....

Bon, ce n'est pas tout ça, ma curiosité n'est pas satisfaite, j'aimerais terminer mon enquête et savoir ce qu'il est advenu de l'évêque et de sa servante. Silence radio, qu'est-ce que je vais chercher là ? Ces faits remontent à si longtemps ! Qui peut à Ribeira Grande, à trois cents ans d'intervalle, se souvenir de dom Felipe et de Maria Magdalena ?

23

Soudain, le chien jaune qui m'a suivi comme un toutou, se met à gronder. « Ouaouh, ouaouh ... ». Ce clébard n'est pas si dingue qu'il en a l'air.. Croyez-moi si vous voulez, mais les animaux quand ils s'y mettent causent mieux que les humains. Ils prennent rarement la parole, mais le font à bon escient. Le chien de l'évêque ou, si ce n'est lui, son avatar a dû traverser les siècles est généralement bien renseigné. Celui qui fut dans une vie antérieure le fidèle compagnon de Son Excellence est bien renseigné. Il me rappelle donc (ai-je la mémoire courte ?) que dom Felipe ne séjourna pas longtemps au Convento São Francisco. Sans doute le prélat n'appréciait-il pas la vie austère des Cordeliers. Après le sac de Ribeira grande, il obtint le déplacement du siège épiscopal à Praia. Comme il s'ennuyait à mourir dans l'île, il demanda sa mutation pour l'Europe. Ensuite, on perd sa trace. Une fois près du bon Dieu, gageons qu'il a fini par obtenir les glands tant convoités. Ce dénouement paraît immoral, mais patience ! Il arrive qu'au bout d'un délai qui peut être très long, celui qui a mal agi, pris de remords, revienne sur le lieu de son forfait.

Et Maria Magdalena, la petite servante laissée par l'évêque à son triste sort lors du sac de de la ville ? Selon Madeleine (qui semble avoir soudain retrouvé la mémoire) la pauvrette a survécu, mais s'est retrouvée enceinte des oeuvres de Son Excellence. Neuf mois après ces funestes évènements, elle a donné naissance à un solide et beau garçon. Qu'est devenu cet enfant depuis lors ? Amilcar doit en savoir quelque chose, il n'arrête pas de me tourner autour et de me faire des risettes. Je lui trouve à présent comme un air de famille. Et moi, dans tout ça ? Je me sens un peu gêné. Madeleine encore plus. Enfin, c'est comme ça, tout le monde finit un jour par se retrouver. Le toutou trop bavard ne me lâche pas des yeux.

Un chien regarde bien un évêque.

 

 

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité