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1 février 2012

Conte à rebours, par Jacqueline Chauvet-Poggi

CONTE A REBOURS
(avec intervention du narrateur)


Comme elle habitait chez sa grand’mère et que c’était encore somme toute une petite fille, certains pensaient tout de suite au petit Chaperon Rouge. Ce n’était pas du tout ça. Alors là, pas du tout.

Comment imaginer un chaperon sur ces cheveux teints en rouge, dressés comme des crêtes à force de gel ? Moi, j’aurais pensé plutôt à une belette, vive, fouineuse, prête à mordre de ses dents blanches bordées de lèvres hyper maquillées. Avec son nombril à l’air, ses mini tee-shirts, ses mini jupes et ses maxi talons, c’était Lola, voilà c’était Lola, quoi ! Toujours en mouvement, toujours l’air d’aller quelque part et vite, mais difficile de dire où et pourquoi.

Pas comme sa grand’mère. Étrange femme osseuse, maigre, vêtue de fripes pas très nettes, en gros pas appétissante. Vous comprendrez quand vous saurez qu’on l’appelait ‘La Chabraque’.

Pourtant elles avaient l’air de bien s’entendre. La petite ne manquait de rien, elle prenait même des leçons de musique chez Monsieur Victor. Un homme distingué, un visage tout en longueur avec un nez avancé comme un museau. L’un des rares hommes du quartier à porter chapeau et gants. Toujours des gants pour cacher sans doute ses mains aux doigts fins de pianiste mais velus comme des tarentules.

Je peux vous affirmer qu’il aimait bien Lola. Mais il ne pouvait s’empêcher de lui faire quelques remarques.
-Tu ne devrais pas tant te maquiller. Ce khôl sur les paupières, par exemple, pourquoi vouloir de si grands yeux ?
- C’est pour mieux voir, disait-elle.
-Et ces lèvres badigeonnées de rouge, tu crois que c’est joli une grande bouche ?
-C’est pour mieux dévorer, disait-elle en riant.

Je ne peux rien dire sur l’efficacité des leçons de Monsieur Victor, seulement que Lola ne manquait jamais son cours du samedi. C’est pourquoi il s’étonna de ce premier samedi où elle ne vint pas. Il l’attendit toute la journée, guettant à la fenêtre, de plus en plus angoissé. Est-elle malade ? Et s’il lui était arrivé quelque chose ?

Le surlendemain son portable sonna. Une petite voix tremblante, celle de Lola. Des paroles hachées, comme provenant d’un appareil détraqué.
-S’il vous plaît, Monsieur Victor, venez à mon secours……cherchais des champignons, dans la forêt……enlevée, séquestrée…….cabane fermée de l’extérieur……
Plus rien. Monsieur Victor secoua son appareil, tapota tous les boutons, plus de signal. Il prit sa tête dans ses grandes mains et je vous jure qu’il se mit à pleurer.
Soudain, une nouvelle sonnerie. La même voix émue, encore des bribes haletantes.
-….Savent pas que j’ai mon portable….batterie faible…..J’ai faim, apportez moi n’importe quoi, du beurre, du pain, de la confiture…….Venez vite, je connais la forêt, je peux vous expliquer….
Suivaient quelques indications pour arriver à la cabane, que Monsieur Victor nota en essayant de
compléter celles qu’il avait mal entendues.

Qui en voulait à Lola ? Combien étaient-ils ? Qu’attendaient-ils d’une gamine sans le sou ?
Il ne tarda pas à le savoir. Dans sa boite aux lettres, une enveloppe et un message écrit en capitales maladroites lui donnaient la réponse.
S’il voulait revoir Lola vivante, il devait «déposer 10000 euros au pied de la croix de granit, à la sortie du village, à vingt heures pétantes, ce soir. Un deuxième message dirait comment faire pour la retrouver.

Monsieur Victor était bouleversé. Lui qui vivait comme un loup solitaire, le voilà responsable d’une petite personne fragile comme un agnelet. Il allait la sauver, c’est sûr, il se sentait appelé à une mission héroïque. Il se dépêcha, avant la fermeture du bureau de poste, de retirer la somme  de  son livret A, l’enferma dans une enveloppe en papier kraft et la mit dans sa poche sans se faire remarquer.
A la maison il disposa un pain de beurre, des biscottes et un pot de confiture sans oublier un couteau à tartiner, dans un petit panier.  On pourrait croire ainsi qu’il allait aux champignons.
Il s’appliqua à prendre l’air dégagé d’un promeneur, ce qui ne lui était pas facile, pour se diriger vers
la sortie du village.

Ce serait trop long de vous décrire tous les zigzags qu’il fit pour attendre vingt heures. Mais sachez qu’il tremblait de peur, tout grand et fort qu’il était. A l’heure dite, il déposa l’enveloppe au pied de la croix, sous un buisson de salsepareilles qui lui écorchèrent les poignets. Je crois même qu’il se signa. Puis il prit, de ses longues enjambées, le chemin indiqué par Lola. Ce ne fut pas simple, il faillit se perdre plus d’une fois parmi ces arbres tous pareils dans la nuit tombante.

Enfin la cabane lui apparut, il courut les derniers mètres en criant ‘Lola ! Lola ! C’est moi, Monsieur Victor ! Vous m’entendez ?’
Une petite voix lui répondit
    - Oui je suis là ! Merci ! Venez vite me sortir d’ici !
    - Comment ouvrir ? Je n’y vois pas grand-chose !
    -Je crois avoir vu un gros bout de bois, une sorte de bobine au bout d’une cordelette. Il doit suffire de tirer dessus. Vite, essayez !
  A tâtons Monsieur Victor palpa la porte, sentit sous ses doigts la grosse bobine. Il tira de toutes ses forces. La porte s’ouvrit.

 Il reçut en même temps derrière le crâne un grand coup de quelque chose de dur qui le mit à terre, sans connaissance, avec un tourbillon d’étoiles derrière les paupières.
-Oh ! Grand’mère, tu ne l’as pas tué quand même ?
-Mais non ! Il va rester tranquille un bon moment. Dépêche- toi, j’ai l’enveloppe.
Attends, je vais mettre quelques champignons dans son panier, ça aura l’air d’un promeneur attaqué quand il a voulu voir ce qu’il y avait dans la cabane.
Prends le contenu du panier dans ton sac et filons.
Lola suivit la Chabraque en trottinant, grignotant une biscotte. Elle ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil par-dessus son épaule vers le grand corps allongé tout de travers parmi les feuilles mortes.

pianorougedefJe vous ai conté cette histoire car le petit personnage de Lola me fascine avec son innocente perversité. Par contre j’ai moins de détails sur la suite. Monsieur Victor, que des chasseurs ont trouvé le lendemain, vivant mais incapable de se relever, a passé quelques temps à l’hôpital où on a constaté des absences de mémoire. Lola est venue le voir souvent. Ils se murmuraient de longues conversations. Lola pleurait.
Et puis chacun est retourné à sa vie d’avant. Sauf la Chabraque qui a subitement quitté le village. On n’a jamais retrouvé les agresseurs, Monsieur Victor n’a pas porté plainte.
Lola fait des progrès en musique, elle va entrer au Conservatoire. Elle a acheté un piano.


Jacqueline Chauvet-Poggi


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