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18 mars 2012

La patience, par Carole Menahem-Lilin

Ce texte a été inspiré par une photo de Willy Ronis,  La patience (Porte de Vanves, 1948 )

La patience

WILLY-RONIS-PARIS-Porte-de-Vanve-1948Les immeubles au loin se dressent, citadelles de la banalité. Ils ont été construits dans les années 30, ont résisté à la guerre. En ce matin de mars 48, ils dominent les ruines des fortifs, dressent leurs cheminées, pavanent leurs rideaux. Si on s’approchait, on verrait scintiller, par les fenêtres, les carreaux des cuisines ; mais on ne s’approchera pas : ils resteront une diagonale nombreuse, qui soutient l’horizon.

Au premier plan une femme, penchée sous sa blondeur. Une broche illumine son costume austère. Elle est assise sur un pliant, si bas qu’elle pourrait être agenouillée. Elle ne nous regarde pas ; elle regarde un objet qu’elle tient entre ses mains. Ce n’est pas un livre ; un cadre peut-être ? le cadre où sourient ses filles ? Elle le tient, en tout cas, avec tendresse, de mouvements qui frôlent, soutiennent, protègent, plus qu’ils n’immobilisent. Elle regarde ce qu’il représente ; ne nous regarde pas.

Ce sont les poupées qui regardent. Non pas nous ; mais, de leur regard oblique, ce que nous ne voyons pas. Elles sont trois. Une debout, tignasse que le vent ébouriffe,à peine vêtue d’une salopette de tricot, qui lève son visage déterminé vers l’avenir – et deux assises, baigneurs blonds et sages aux jambes potelées, semblant attendre, réfugiées dans leur rêve patient. Près d’elles, dans l’ombre, un fou de bois au bonnet bifide serre la bouche et nous fixe, paraissant dire : méfiez-vous. Méfiez-vous, l’avenir n’est pas ce qu’il paraît, les petites filles ne resteront pas éternellement sages, ni les femmes pauvres d’éternelles perdantes.

Tout, baigneurs, outils, panier d’osier dont débordent des tabliers et fichus, a été disposé avec soin et ce qui devait l’être, fraîchement lavé et plié. Un carton les protège du contact du sol de terre. Seule la poupée debout dans sa salopette incomplète, qui appuie ses pieds nus sur la terre et son dos contre un pavé dressé, fait un peu sauvageonne. La femme, avant de s’abstraire dans sa contemplation, a dû machinalement la dresser là, en sentinelle. Ou pas du tout machinalement peut-être, mais par désir secret de sa vigilance…  comme on s’appuie sur la gentillesse d’un enfant et sa vivacité. Cette poupée, c’est l’aînée, nul doute qu’elle partira en premier, pour ouvrir la voie aux autres… et la femme s’affaissera un peu sur son pliant, mais n’osera refuser le marché.

Les autres, celles qui ont possédé les poupées, où sont-elles parties ? A l’école ? Dans un âge qu’on dit adulte ? Dans une faille que la guerre a creusée ?

Non. Il y a de l’absence mais pas de mort dans ce tableau que la femme forme avec ses poupons, elle yeux baissés, eux yeux levés.

Derrière elle, sur la large chaussée qu’on a repavée de neuf, un cycliste passe, image de la vie et de son double cycle : celui qui donne, celui qui reprend. Sur la photo le cycliste pédale flou, c’est signe que le temps un instant s’est arrêté, que le photographe a accordé, à cette femme, à ce ciel, à ces poupées que le désir redresse, une pause. Pause de patience ; pause d’éternité ?

Carole Menahem-Lilin

 

 

 

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Commentaires
C
Superbe texte pour décrire des souvenirs qui pourraient, qui devraient, être triste, mais le pouvoir des mots bien choisis m'ont permis de m'asseoir à côté de cette femme qui contemple une dernière photo. J'ai eu envie d'acheter les poupées pour les offrir à cette vieille femme.
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