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29 octobre 2012

La place, par Chantal Joanny

Piste d'écriture: décrire un lieu ou un contexte; en faire naître un personnage.

 La Place

fleurs

La place des Claparèdes, en centre-ville, s'écoule en allées ornées de parterres fleuris, non pas qu'ils embaument mais ils égayent de leurs coloris le site anonyme. Rien n'est prévu pour s'asseoir, on ne peut que les traverser, rubans pâles et poudreux; être liquide, à demi-visible, on a le droit de passer mais non de s'épancher, de s'approprier; non invité mais,   toléré, on doit glisser sans s'accrocher dans les allées dont les pourtours sont marqués par de barrières en fer noir fines et basses, discrètes elles aussi.

Depuis quelques mois ce chemin quotidien est habité, quelqu'un a osé s'y arrêter, y créer son repaire et s'attribuer une place, toujours la même.

C'est une forme femme de fichus et robe noirs, posée sur un carré de carton découpé; silhouette courbe et floue volontairement dissimulée, elle se tient à la pointe d'un parterre, presque offerte aux pieds des passants gênés qui doivent la contourner. S'ils l'ont vue dès l'entrée dans l'allée, ils ont pu prévoir leur trajectoire en l'évitant c'est-à-dire dessiner une courbe à partir du point de départ dont le ventre serait sa position, et qu'ils pourraient refermer brusquement après l'avoir dépassée car sinon ils se retrouveraient embringués dans le coeur vide et bétonné, d'où s'étirent les artères en étoiles.

Cette femme de nulle part ou plutôt d'un quelque part non identifié, s'est autorisée à résider intemporellement, si bien que les passants eux sont dépossédés de l'anonymat du lieu; ou plutôt que cette place unique et à tous se trouve échue à certains de gré ou de force, en l'occurence cette parente de l'humanité. Il est devenu son « quelque part » actuel.

Le passant passe, frétille s'arrête ou tremble, s'emmêle les pieds le regard, la main à la poche ou crispée sur son sac, le « on » passant n'en finit pas de passer ou de ne pas s'arrêter ou de s'arrêter une longue seconde, regarder vers, regarder ailleurs, n'en finit pas d'avoir vu « avant » et sur le moment de changer l'oeil de direction ou de voir « après », ou pire de voir « plus tard », en tout cas de ne rien résoudre car l'on ne peut résoudre que provisoirement, on ne peut reprendre indéfiniment le même geste de rejet ou de compassion car le regard quotidien et la tenue permanente érode tant la femme posée que le passant fuyant.

Parfois un dialogue peut s'instaurer, celui d'un voisinage, mais l'effet est cassé, la femme posée-là ne peut plus jouer la même partition de surprise, il lui reste celle de l'abandon.

 Ce passant-là s'arrête un instant et c'est lui qui se pose à son tour timidement dans l'espace de la femme installée toujours au même endroit, un soir il s'égaye à son adresse, il lui a même apporté un peu de soupe chaude et il lui a parlé, enfin fait quelques gestes et au bout de quelques jours de ce manège elle s'est peu à peu redressée. Pourtant on lui avait imposé d'ajouter au-devant d'elle une photo de la Sainte Vierge, ça ferait encore plus pitié diront ceux-là qui la ramènent résolument sur le même carton, ceux-là de sa maison qui la plient et la rapetissent chaque jour un peu plus. Depuis des mois sa colonne a perdu quelques centimètres, son fichu parfois bat de l'aile et sa main terne le resserre sur sa gorge rouge et ridée.

 Enfin le passant l'a bien remarquée et chaque jour se pose un peu plus auprès d'elle et même qu'un jour il la remplace à sa demande car elle a une course à faire une rue plus loin, et même que ça se renouvelle car elle y prend goût et le subterfuge « ceux-là » s'en foutent pourvu qu'ils aient les sous.... Mais faut qu'elle revienne à l'heure le soir quand ils repassent  pour les collecter tous et qu'ils rejoignent leur embarcations.

Eh bien le passant l'a si bien remplacée qu'un matin elle s'en est allée sans crier gare, elle l'a planté là de l'aube au coucher et d'ailleurs les autres, ceux qui arpentaient les allées avec leur stylo et leur texte à signer en demandant de bien vouloir adhérer contre modique rançon, ceux-là aussi ont diparu, sur quelle scène ou quel autre radeau? Mais le passant qui avait toujours passé là s'est incrusté en mémoire de la femme qui s'était posée-là devant ce parterre qui orne une des allées menant à la place des Claparèdes au centre-ville de la cité.

 

Chantal J

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