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8 novembre 2012

Loin de l'agitation tokyoïte, par Evelyne Grenet

Piste d'écriture: un lieu, un (ou des) personnage(s)...

 

Loin de l'agitation tokyoïte

 

Il y a deux jours encore, la tempête sévissait sur l'océan, brassant l'eau comme un bouillon en ébullition dans une marmite. Ébouriffées d'écume, les vagues fouettaient les rochers de la digue et s'écrasaient dans des remous immaculés.  

Aujourd'hui, seul un reliquat de souffle chargé d'embruns humecte ma peau de quelques notes salées. L'air est vif mais le soleil réchauffe vaillamment ma peau tonifiée.

Voilà trois mois que je vis au Japon en bordure de la mer du même nom, dans une ville de soixante-dix-mille habitants, à seulement cinq kilomètres d’ici.

La lumière est douce. Le bleu du ciel délayé de blanc devient laiteux. Je goûte pleinement cette ambiance en inspirant profondément. Finie la puissance du ciel de Provence, azur intense, soleil éblouissant, atmosphère chère à Van Gogh et à Cézanne inspirés tout deux par cette luminescence. Je lève les yeux vers cet azur immense et observe une buse qui plane inlassablement en cercles concentriques, sans doute en quête d'une proie. Quelques croassements de corbeaux au loin troublent cette quiétude.

Laissant le bord de mer, je me dirige vers le village de pêcheurs où les maisons serrées les unes contre les autres s'alignent le long d'une voie unique. Seule une frange de terre coincée entre le littoral et la montagne a permis la fabrication de ces humbles demeures. Ainsi blotties, adossées au rocher elles regardent toutes vers l'océan. Sur les perrons bien nets, attendent les cirés et les bottes en caoutchouc pour la prochaine sortie en mer. Des chevalets tendus de grillages se dressent face au soleil. Une forte odeur de poisson séché enduit de sauce soja s’exhale de la pêche ainsi accrochée sur les mailles métalliques. Au fil de mes pas, les odeurs me révèlent l'existence des habitants restant pourtant invisibles à mes yeux. Une odeur de lessive fraîche, astringente effleure mes narines. Sur un bambou, des vêtements soigneusement disposés sur des cintres, sèchent se balançant doucement dans le vent. D'une fenêtre entrebâillée s'échappe le délicieux fumet d'une soupe qui mijote. Ici, le temps semble immobile, et les mêmes gestes plus que séculaires se perpétuent avec la même cadence qu'autrefois…

Une vieille femme courbée en deux, cassée par le poids d’un seau beaucoup trop lourd pour elle, s'avance vers moi. Arrivée à ma hauteur, elle relève la tête et me dit « bonjour » et dans le même temps courbe légèrement la tête en signe de politesse. Un large sourire illumine son visage ridé comme une pomme, et dévoile ses dents espacées en chicots. Ses yeux pétillent. « Aujourd’hui, il fait très beau n’est-ce-pas ? » ajoute-t-elle. J’essaie de trouver quelques mots aimables dans mon savoir embryonnaire de la langue japonaise et arrive seulement à balbutier : « euh...oui c'est vrai ! » Mon interlocutrice entrevoit une conversation possible et me demande d'où je viens et si je suis américaine. Alors toute contente je débite les phrases apprises par cœur, permettant de se présenter en toutes circonstances, tout en tenant compte du degré de politesse à respecter lorsqu'on s'adresse à une personne âgée et qui plus est, inconnue. « Oooh ! s'étonne la vieille femme impressionnée, vous parlez très bien japonais ! » Je jubile intérieurement et mon égo est flatté... Mais les choses vont revenir très vite à leur juste valeur car une phrase bien trop longue, bien trop compliquée jaillit aussitôt à mes oreilles, incompréhensible à mon entendement. Me voilà penaude ! En toute humilité, je fais une courbette, avouant mon ignorance et mon incapacité à répondre à sa question. Je bredouille alors : « euh...moi, venir voir amie... là-bas... Kimiko Sugata san »

                        ― Ooooh ! Je comprends !... Sugata san est une femme admirable... Son travail est parfait... continue la petite femme avec enthousiasme.

Elle m'a comprise ! Je ne tire toutefois aucune gloire de mon charabia ânonné péniblement et qu'elle a dû intelligemment décrypter. En effet, je viens de me rendre compte que les mots n'avaient pas été alignés dans un ordre correct et que ma phrase était bancale... Je rougis. La vieille femme sourit à nouveau, s'incline pour prendre congé tout en me souhaitant une bonne journée.

Je balbutie à mon tour : « Merci beaucoup... au revoir... » et je m'incline respectueusement.

 

 IMG_3372Kimiko habite la dernière maison du village. Je hâte le pas, très contente de la revoir. Avec elle, la conversation sera facile, nous communiquons en anglais...

Des panaches d'Azalées fleurissent le devant de la porte des Sugata. Une petite cloche de verre oscillant au vent dans une résonance cristalline et un doux parfum d'encens saluent mon arrivée.

Il y a quelques années, mon amie est venue habiter ici avec son mari Hiroshi pour soigner sa tante malade. Après le décès de celle-ci, elle n'est plus jamais repartie... La demeure est une vieille habitation traditionnelle japonaise en bois noirci de fumée afin d'empêcher les vers parasites d'attaquer sa structure. Hiroshi san, ancien journaliste maintenant à la retraite, a restauré l'intérieur. Kimiko est potière et présente les objets de sa fabrication sur les étagères dressées avec goût. Mon amie me reçoit avec effusion. Je me déchausse dans l'entrée où un ikébana et une lanterne en céramique sont joliment installés.

L'accueil est chaleureux, l'hospitalité généreuse. Kimiko me propose une tasse de thé et me demande de choisir le petit bol dans lequel je désire boire. Je m'agenouille sur le tatami devant l'étagère où sont présentées les poteries et admire le travail raffiné de mon amie. Ici, immuable, le temps n'a pas de prise sur les occupants de cette maison. L'atmosphère est sereine. Je savoure ce moment. La même scène aurait pu se produire des siècles plus tôt dans le même intérieur et je ne serais pas surprise de voir tout d'un coup Kimiko arriver à petits pas feutrés, vêtue d'un kimono ! Mais non, elle est habillée d'un jeans, surmonté d'un t-shirt à manches longues comme la plupart des  femmes de sa génération. Elle me sourit. J'arrête mon choix sur un petit bol céladon et rejoins le couple autour du kotatsu[1] où des gâteaux de riz fourrés d'une crème de haricots rouges sont harmonieusement dressés sur des plateaux de laque individuels.

                        ― Comme je suis contente que nous passions cette journée ensemble ! me dit Kimiko.

                        ― Je suis très heureuse moi aussi !

                        ― Hiroshi a des choses à faire aujourd'hui. J'ai donc prévu que nous allions déjeuner toutes les deux dans un tout petit hameau perché en montagne. Là, quelques familles vivent en autarcie. L'existence de ces gens est pénible en hiver, mais ils assument leurs choix, heureux de la qualité de leur vie.

                        ― J'ai hâte de découvrir ce lieu dis-je, empressée.

 

Après notre collation nous partons toutes les deux en voiture. Nous nous éloignons de la côte et pénétrons dans les terres, cultivées en rizières. Le vent pousse quelques nuages qui s'effilochent en écheveaux cotonneux. Le soleil darde toujours ses rayons. La lumière, maintenant plus intense, favorise la réverbération du paysage dans les champs mis en eau pour la prochaine plantation de riz. De multiples miroirs, assemblés en patchwork de facettes luisantes, composent ce paysage. La montagne au loin, les arbres, les maisons se dupliquent dans ces vastes étendues d'eau. Des hommes chaussées de bottes, des femmes protégées du soleil par de larges chapeaux et de vêtements couvrant leurs bras, s'affairent. Des caissettes garnies de plants bien drus attendent sur les bordures des champs. Les jeunes pousses seront bientôt repiquées à la machine ou tout simplement à la main pour les endroits moins accessibles.

Dans cette partie du japon, les activités rurales prédominent. Nous sommes loin de l'agitation tokyoïte...

Nous quittons la plaine et amorçons la montée vers d’autres paysages.

La route très étroite, est bordée d’énormes fossés. En période de mousson, la pluie tombe en abondance des journées entières sans discontinuité. Des torrents d’eau dévalent alors dans les goulets en bordure de la chaussée.

Au fil des kilomètres, par la vitre ouverte de la voiture une odeur d’humus et de cèdre me fouette le visage. De superbes fougères poussent généreusement aux pieds des cryptomerias qui se dressent très fiers vers le ciel.

Les hauteurs verdoyantes affichent la note vert tendre du printemps, nommée shi kuiju. Kimiko m'explique que ce mot a été ajouté dans le vocabulaire japonais pour nommer avec précision le vert tendre des jeunes pousses au printemps. Cette couleur-là dans la luminosité du soleil est presque fluorescente. Je suis surprise de voir des glycines, en abondance. Folles sauvageonnes échevelées, elles partent à l’assaut de la cime des arbres. Elles s'accrochent aux branches apportant çà et là des notes de mauves parmi les tonalités verdoyantes de la végétation luxuriante.

Une langueur m'envahit, mes yeux captent avec plaisir ces impressions picturales qui se dessinent devant moi. Face à la beauté de la nature, je comprends que l'on puisse mener une vie contemplative…

Nous arrivons sur un plateau enchâssé de collines émeraude. Là, s’éparpillent les nokas, maisons rurales traditionnelles au toit de chaume. Kimiko gare la voiture à l’entrée du village sur un terre-plein en bordure de la chaussée. Dès les premiers pas, cet endroit m’apparait comme un havre de paix. Une sérénité indéfinissable m’enveloppe toute entière. Je regarde mon amie et m’aperçois qu’elle est dans la même communion de ressenti. Son visage est détendu, elle est paisible.

                        ― Hier, j’ai lu dans le journal local, un article relatant la vie d’un jeune couple avec un enfant vivant ici m’explique-t-elle. C’est ainsi que j’ai eu l’idée de venir découvrir cet endroit avec toi.

                        ― Peut-être allons-nous voir la demeure…

                        ― Oh, ça doit–être une maison avec un potager car la famille vit de ses propres cultures.

C’est l’heure du déjeuner et les rues sont désertes. J’admire l’architecture de ces habitations bâties à l’ancienne avec des matériaux naturels. Le bois est utilisé pour dresser le squelette lui-même, les piliers, les poteaux, les poutres et le toit. Le bambou monté en palis est recouvert de torchis pour renforcer les murs. Enfin, la paille recouvre le toit d’une épaisseur bien dense.

Les embrasures sont très larges, ouvrant sur la nature, le jardin. Les shôjis, portes et fenêtres coulissantes tendues de papiers translucides ferment l’ensemble. L’espace intérieur est modulable grâce aux cloisons coulissantes. Ainsi, l’hiver la famille vit dans une pièce unique autour du foyer.

Dans le passé cet âtre donnait la chaleur et la lumière. De nos jours l’électricité et les poêles à bois satisfont les besoins. Devant chacune des maisons, la terre est retournée, dans l’attente des nouvelles plantations ; les tuteurs sont déjà palissés pour les haricots grimpants.

DSC03675Nous arrivons devant une maison ouverte sur une grande cour. Là un homme en bras de chemise scie du bois. Un turban en éponge ceint son front en sueur. Il nous accueille d’un large sourire, et nous dit que nous pouvons déjeuner, qu’il n’y a pas beaucoup de choix sur la carte, mais que les prix ne sont pas chers. Il s’agit d’une cuisine familiale…

Nous entrons dans la demeure. Un caillebotis de petits galets recouvre le sol de l’unique petite pièce, les murs en torchis sont doublés de lambris. Dans un coin reculé de la salle, des chaises de bois sont disposées autour d’un large morceau de rocher plat servant de table. Une vieille femme cuisine derrière un comptoir en bois à l’autre bout de la pièce. A notre arrivée elle nous lance des paroles de bienvenue et nous prie de nous installer. Je suis très surprise de cet intérieur vétuste, rupestre. Pourtant l’ambiance est chaleureuse, une délicieuse odeur de soupe au miso excite mes papilles. Notre hôtesse nous apporte sur un plateau une théière et deux bols de céramique pour une boisson de bienvenue, puis nous propose deux plats au choix, en plus de la soupe. Mon regard s’attarde sur le décor. Des aquarelles directement tirées d’un bloc et des calligraphies sont punaisées sur les lames de bois couvrant les murs. Je viens de faire un grand saut en arrière dans le temps, et je déguste pleinement ce moment loin de toute agitation moderne.



[1]    Le Kotatsu, utilisé en hiver, est une table basse munie d'une résistance et couverte d'un molleton allant jusqu'à terre. Une fois assis, on glisse les jambes dessous pour avoir chaud. Quelquefois au printemps il fait encore frais, voilà pourquoi il est encore utilisé dans mon histoire...

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