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22 novembre 2012

Son île adorée, par Rolande Bernard

Piste d'écriture: un lieu, et un ou des personnages qui lui sont attachés. Ici, le lieu lui-même finit par devenir une personne, une rivale...

 

Son île adorée

 

tavignano2- Tu ne regrettes pas de m’avoir suivie sur mon île ? demande Paul à Marie.

- Non, ton île m’a enchantée, subjuguée, avec ses paysages sauvages, ses enchevêtrements farouches, abrupts, ses forêts de pins Laricios et de feuillus, ses torrents impétueux et ses rivières limpides. Tout m’a conquise en elle.

Marie est sincère. Pourtant, les débuts n’avaient pas été faciles.  Elle revoit Paul quand il lui dit :

- Mon amour, quelle aubaine : on vient de m’accorder le poste de directeur à Cortès, Cortès où j’ai toujours vécu ! Je t’emmène sur mon île enchanteresse. Tu vas voir comme il y fait bon vivre.

A sa mine renfrognée, il comprit qu’elle n’était pas satisfaite de son offre.

- Tu es hostile à ma proposition ?

- Tu le sais, mon univers c’est Paris.

- Ne me parle pas de Paris ! Il n’y a que  béton, trottoirs, odeurs désagréables, gens pressés, agités, pas de possibilités d’errances en toute quiétude.

« Pourquoi a-t-il fallu que je tombe amoureuse d’un homme qui habite à neuf cents kilomètres de la capitale ? » pensa la jeune femme. « Il y a bien assez de Parisiens ! »

Mais, dès qu’elle avait vu Paul, trois mois auparavant, elle était tombée sous son charme. Sa haute stature, son allure sportive, ses beaux yeux noirs, sa joie de vivre... Il était venu faire un stage de six mois dans la banque où elle travaillait, pour accéder à un poste de directeur d’agence. Trois mois après son arrivée, il organisa une réception pour fêter ses vingt-huit ans.  Elle était invitée. C’est à cette soirée qu’il lui déclara que tout en elle lui plaisait.

« En toute modestie, il a bon goût », pensa-t-elle. Grande, svelte, blonde aux yeux bleus, elle était ce qu’on appelle une jolie fille, et la robe rouge orangée qu’elle avait achetée pour la circonstance l’avantageait, se dit-elle encore. Puis elle ne se dit plus rien car il lui avoua tout de go :

- Je suis amoureux.

Cette déclaration la bouleversa, elle était folle de joie. Depuis ce jour, leurs cœurs ont battu à l’unisson, remplis de projets pour l’avenir.

Mais pour l’heure, elle était furieuse de son annonce : il avait accepté un poste à Cortès sans la consulter ! Un poste à Villeneuve-Saint-Georges, en banlieue, lui avait été proposé deux jours plus tôt. Pourquoi avait-il changé d’avis ? Il savait qu’elle ne voulait pas quitter Paris.

Devant sa tristesse, il s’excusa, et argumenta tant et si bien qu’elle promit de réfléchir. Au bout de quelques semaines, vaincue par l’engouement de Paul pour son île et surtout par l’amour qu’elle-même lui portait, Marie accepta de s’expatrier, d’autant qu’un poste pour elle était vacant.

tavignanoDès leur arrivée à Cortès, Paul ne pensa qu’à lui faire découvrir ses montagnes, et elle dut s’équiper en chaussures et vêtements adéquats. Pas de sac à dos, Paul se chargerait de leurs provisions. Tout était nouveau pour elle, qui était restée une vraie citadine. Elle se souvient de leur première randonnée dans la vallée du Tavignano : ils avaient marché pendant six heures, pour atteindre le refuge A. Sega à 1200 mètres. Au début du trajet, elle ne cessait de maugréer mais elle fut rapidement envoûtée par tant de beauté qu’il avait à cœur de lui faire partager : parfums délicieux du maquis, torrents d’eau pure et vasques étincelantes dans lesquelles ils se baignèrent, et une végétation changeante à mesure qu’ils montaient dans des paysages rocheux spectaculaires.

Marie qui n’avait jamais quitté la région parisienne, n’aurait jamais pensé que la nature sauvage réservait tant de splendeur. Elle était tombée sous le charme. Arrivée au refuge, elle était vannée mais heureuse.

- Bravo pour ta première ascension, dit Paul. Tu as été géniale ! Nous allons coucher au gite, nous ne redescendrons que demain matin.

Dans la grande salle animée du refuge, ils mangèrent, noblesse oblige, un plat de charcuterie corse et le fameux fromage le broccio, arrosés d’un vin rosé capiteux qui leur fit tourner la tête. Leur euphorie les guida dans un coin isolé au bord de la rivière, que Paul connaissait bien. La nuit d’été était tiède. Ils firent l’amour sous la voûte céleste. Marie était enveloppée d’une douce volupté et d’une béatitude qu’elle n’avait jamais ressenties.

Depuis ce jour, la magie était restée. Ils avaient exploré ensemble les vallées mystérieuses de la Restonica, du Nielo, de l’Asco, du Bozio… L’hiver, ils pratiquaient le ski de fond et la raquette dans la forêt de Val du Niellu, l’été le canyoning, la plongée sous-marine. Paul savait aussi lui faire découvrir les bons restaurants de la côte, les vieux quartiers d’Ajaccio ou les petits villages inconnus des touristes.

- Demain, nous allons fêter nos huit ans de vie ensemble, dit Paul. Si on pensait à faire un enfant ? J’ai trente-six ans, c’est le moment d’y penser.

- Oui oui, un enfant !

Marie se jeta au cou de Paul et lui dit :

- Dès ton retour nous allons nous y mettre. Ou dès maintenant, qu’en dis-tu ? Je n’aime pas te voir voler avec ce coucou…

Tous les premiers vendredis du mois, Paul était de garde pour la surveillance de la forêt. Il fallait être vigilent face à la chaleur et aux imprudences des estivants. Les départs d’incendie pouvaient conduire à un désastre.  Marie était toujours inquiète de le voir partir.

- Ça ne risque rien, dit-il, et tu sais bien que je ne peux échapper comme ça à mes fonctions de pompier surveillant.

- Le mois dernier, vous avez failli vous cratcher, toi et Antoine.

- Mais ce coup-là, c’est moi qui piloterai. Ne crains rien ma chérie, j’aime trop la vie, et bientôt elle sera encore égaillée par un bébé…  D’ailleurs, je rentrerai tôt, et nous partirons tous les deux vers Ajaccio vers dix-neuf heures.  Mets ta plus jolie robe.

Marie sourit, rassérénée.

- Dis-moi, quelles seront les festivités du week-end ?

- Tu le sais, c’est un secret ! Tu te laisses conduire, c’est moi le guide.

- Je suis impatiente d’être à ce soir ! Quel bonheur de t’avoir pour compagnon…

Marie était sincère. Depuis qu’elle vivait avec Paul, elle avait trouvé une sérénité qu’elle n’avait jamais connue dans son enfance ni son adolescence. Elle avait toujours vu sa mère dépressive. Celle-ci avait grandi dans un orphelinat sévère tenue par des religieuses. Elle s’était mariée sur le tard, et avait dû élever sa fille seule, son mari étant décédé quinze jours avant la naissance.  Elle n’arrêtait pas de répéter : « Qu’ai-je fait pour subir tant de malédictions ? »

Cette ambiance grise avait fragilisé Marie, et longtemps, l’avenir lui avait fait peur. Désireuse de compenser la misère dans laquelle elle avait vécu avec sa mère, elle était combative dans son travail, mais angoissée dès qu’il s’agissait de s’engager affectivement. Il avait fallu tout le rayonnement de Paul pour lui redonner confiance. Cette rencontre fut une révélation, la tendresse et les attentions constantes de son compagnon ensoleillèrent sa vie.

« Mon dieu, il se fait tard, pense Marie en sursautant.  J’ai les valises à préparer et surtout il faut que je sois en beauté quand il va rentrer. » Elle regarde sa montre : dix-huit heures. « Ah, il est en retard. Restons calme. »

Dix-huit heures trente. Marie fronce les sourcils. Que fait-il ? Dix-neuf heures. « Ah non. Bien que je ne doive pas appeler durant ses missions, je passe outre. Que se passe-t-il ? Le téléphone ne répond pas…  Ah, j’entends des pas. Pourquoi sonne-t-il ? Il n’a pas ses clés ? »

Marie entrouvre la porte d’entrée : « Deux collègues comme lui, surveillants de la forêt, au portail. Pourquoi il n’y a pas Paul ? »

- Où est Paul ? crie-t-elle.

- Madame, Paul est resté prisonnier dans ses vallées, qu’il aimait tant, annonce le premier, décomposé.

- Où est-il ? demande-t-elle encore.

- Il ne rentrera pas…

Un cri lugubre échappe à Marie. Elle s’évanouit.

Quand elle revient à elle, elle est sur le sofa de son salon, et des visages inquiets sont penchés sur elle.

- Il faut venir avec nous, Madame.

- Non non, je regarde par la fenêtre, proteste-t-elle en faisant effort pour se relever. Je guette l’arrivée de Paul.

Vacillante, elle tourne sur elle-même.

- J’ai mis la robe rouge de notre rencontre. Il va me trouver belle. Et puis, il faut faire le bébé.

Elle revient guetter à la fenêtre, puis se tourne brusquement, l’air menaçant, et s’adressant à quelqu’un qu’elle seule voit :

- Sale garce, tu crois que tu vas le garder ? Non non il est à moi, tu ne l’auras pas. Pourquoi nous as-tu fait cela ? Pourtant dès que je t’ai vue, je t’ai admirée, aimée. Mais maintenant que tu as kidnappé Paul je te hais, te déteste, je te trouve laide… Je vais te piétiner ! Rends-le moi, tu n’as pas le droit de me l’enlever. Il veut bien te surveiller, mais pas vivre avec toi. C’est avec moi qu’il vit, tu entends ? Il faut aussi qu’il s’occupe du bébé.

- Calmez-vous, Madame, tente l’un des médecins appelés par les surveillants de la forêt.

Elle ne les entend pas, continue de s’adresser à l’être invisible qui lui a pris son amour :

- Je t’en supplie, rends-le moi. Sinon je vais mourir…

Exténuée par cette bataille, Marie se met enfin à sangloter, et se laisse emmener.

 

 

 

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