L'ouverture du mur, par Anne Juzaud

Pistes d'écriture: 1. à partir des cartes du jeu Dixit, choisir trois visuels, les classer dans l'ordre qu'on aura choisi, s'en inspirer. 2. Créer un dialogue, avec des notations narratives entre les répliques.

L'ouverture du mur

Sa lourde valise lui démanchait l'épaule, le poids du sac à dos la tirait en arrière et son troisième bagage, le sac en bandoulière la déséquilibrait vers la gauche . Elle n'allait pas pouvoir continuer longtemps ainsi, la gare était encore loin. Pourtant elle avait passé des heures à trier ses affaires pour n'emporter que l'indispensable . Le reste attendrait son retour dans des cartons à la cave. Mais comment partir sans livre, habits, affaires de toilette, carnets et quelques objets chéris : de quoi se reconstituer son petit monde dans la chambre que son amie lui prêtait à Berlin, le temps d'un stage de trois mois à New York .

Une fois de plus, il lui semblait qu'elle avait une chance de changer : sa vie jusqu'à présent avait été pleine d'erreurs, d'essais ratés, elle avait cherché longtemps la voie qui lui conviendrait, exercé plusieurs métiers, tenté de construire des relations mais elle se retrouvait toujours devant un mur impossible à contourner. Le monde était pour elle un labyrinthe mal éclairé où tous les chemins se révélaient décevants .

L'ouverture du mur de Berlin éveillait maintenant un fol espoir dont elle ne pouvait parler à personne, aussi elle partait en brouillant les pistes (soi disant pour un voyage en Turquie). Elle avait vécu là bas quinze ans auparavant mais en était rentrée dans un triste état qui avait catastrophé sa famille .

Aussi pas question de risquer de rater le train ce matin, le seul qui l'amenait à l'heure pour l'avion et à son arrivée ce soir, son amie Eva serait là pour lui montrer le studio qu'elle lui laissait . Elle espérait trouver un peu de travail en restauration pour l'été .. car le prix du voyage avait déjà réduit ses économies mais tant pis il fallait vite trouver un taxi maintenant.

Le temps d'installer ses trois sacs sur le porte bagage central du wagon, le train commençait à partir, elle chercha sa place coté fenêtre et vit qu'elle devait déranger une vieille dame déjà installée :

« Pardon Madame, ma place est là,, à coté de vous..

-Mais c'est Brigitte ! Quelle surprise ! » dit la passagère en se levant difficilement pour la laisser passer.

Catastrophe.. la vieille commère , pensa-t-elle tout en la remerciant de son geste. Elle reconnaissait une des plus proches amies de sa mère..

« Alors voilà les vacances ! Vous partez loin, dites , vous êtes bien chargée ! » La dame passait à l'attaque sans perdre une minute !

Brigitte plongea la tête dans son sac pour improviser une réponse :

« Oui.. en réalité j'emporte des affaires à ma sœur qui habite Paris et ensuite je pars en Turquie avec des amis.

-En plein été ? Je vous plains , ma pauvre fille, vous allez mourir de chaud, jour et nuit, j'espère que vous allez au bord de la mer .

-Je ne sais pas, mes copains ont tout prévu... »

Elle essaya de se plonger dans son livre mais sa voisine n'avait pas l'intention de la laisser si vite :

« Vos amis sont sans doute d'Alès comme nous deux ?

- Non non, je les ai rencontrés à la fac à Lyon, il y a longtemps.

- Mais je vous voyais souvent devant la maison de votre mère en compagnie de jeunes gens.. je me souviens en particulier d'une grande fille brune et d'un garçon un peu fort.. »

Elle insiste en plus , pensa la jeune femme, c'est horrible.

« Excusez moi, je tombe de sommeil, ce matin tenta-t-elle en fermant les yeux.

- Vous avez sûrement eu du mal à dormir hier soir, c'est normal quand on part loin, c'est de l'anxiété.. vous semblez avoir besoin de repos plus que de voyage.. c'est ce que je disais à votre mère cette semaine mais elle devient de plus en plus sourde et ne m'a pas bien comprise.. »

Elle pouvait compter sur elle pour raconter par le menu à toute la ville cette conversation..Vouloir partir discrètement de sa ville natale.. impossible, elle était exaspérée par sa voisine et tourna la tête vers la fenêtre quitte à passer pour grossière.. Enfin, elle allait vivre dans une grande ville où elle ne connaissait personne ou presque sauf quelques fantômes du passé.

Les yeux fermés elle essaya de se détendre et de ne plus penser à sa voisine enfin silencieuse.. Le train la berçait et peu à peu elle s'assoupissait, différents voyages en train se superposaient et des images revenaient dans sa tête.

- Celles qu'elle n'avait pas pu oublier depuis son premier séjour à Berlin, chargées de peur, de culpabilité , d'humiliation..

- Le rejet violent de Franz lors de leur dernière rencontre après l'arrestation de sa sœur à Berlin Est dont il la rendait responsable.

Franz avait été d'abord son voisin d'immeuble à son arrivée à Berlin Ouest puis était devenu son plus cher ami. Un jour, il lui avait demandé d'aller porter une lettre à sa famille car elle seule, comme étrangère, pouvait avoir une autorisation pour passer une journée dans la partie est de la ville coupée en deux par le mur depuis 5 ans. Mais elle s'était perdue dans un quartier sombre éloigné du centre et avait pris peur en voyant une voiture noire tourner lentement dans la rue, elle avait vite fait demi tour mais une idée stupide lui avait fait poster la lettre, elle ne voulait pas décevoir Franz au retour.. Une semaine après apprenant l'arrestation de sa sœur il l'avait quittée furieux et s'était rendu à la police est allemande pour tenter de protéger sa famille... Elle avait alors tout perdu, son amour, son estime d'elle-même , son avenir..

Quand le mur était tombé en novembre dernier, elle avait senti qu'il fallait qu'elle y retourne , son espoir était aussi fragile que la flamme d'une bougie mais elle s'y réchauffait et voulait y croire.. Y aurait il encore quelqu'un pour la renseigner à cette adresse qu'elle n'avait jamais oubliée???