Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Ateliers d'écriture et d'accompagnement à Montpellier ou par Zoom
Newsletter
Publicité
Archives
14 avril 2013

L'agneau carnivore, par Jacqueline Chauvet-Poggi

Piste d'écriture: les toiles qu'Ivan Dmitriev, jeune artiste avignonais, a prêtées à l'atelier d'écriture durant une semaine. Elles étaient 4, toutes dans des tons noir et blanc, et dans une tonalité fantastique. 
ivandmitriev90@gmail.com, ou https://www.facebook.com/#!/pages/MOLOTOFS-ART/437600772983980?bookmark_t=page

 

L’AGNEAU CARNIVORE

le_b_lierAssis sur un rocher, dans la senteur du buis chauffé au soleil, avec pour seul bruit l’éclatement des gousses de genêt, le berger est immobile. Seuls bougent ses yeux parcourant de gauche à droite et de bas en haut l’espace où paît un troupeau de moutons.

Il ne parle pas, à qui raconterait-il sa solitude. Il sait qu’en bas on le nomme  ‘le taiseux’. On le dit mou come ses agneaux, mais eux, au moins, bêlent de temps en temps. On l’a envoyé là pour se débarrasser de son encombrant silence. Seul, une semaine, puis une autre et encore une. Régulièrement ceux d’en bas viennent le ravitailler, emmènent les bêtes dont ils ont besoin, le lait, les fromages prêts.

 Fais attention, disent-ils, sans toi le loup va dévorer nos brebis et nos agneaux. Alors, la nuit il ne dort qu’en surface, sursautant au moindre bruit équivoque. Pendant ce sommeil fracassé en courts intervalles, des lambeaux de rêves surgissent, avec toujours des loups et des moutons dont les images s’affrontent, se mêlent, se confondent.

 Il y eut un agneau qui attira son attention. Il le prit près de lui, ils ne se quittaient pas, dormaient dans la chaleur l’un de l’autre. Il n’avait pas le regard de passivité béate de ses congénères. Il fixait le berger en penchant un peu la tête comme un chien, et, comme un chien, semblait attendre qu’on lui parle.

 Alors le berger racontait qu’on se moquait de lui, en bas, qu’il le savait, combien il se sentait responsable de toutes ces vies sans défense. Les moutons, ça n’a pas de défense, pas d’agressivité, pas de cruauté, comme moi. Seuls parfois les béliers, quand les cornes ont poussé.

 Justement, sur le front de l’agneau devenu grand, de petits renflements étaient nés puis peu à peu s’étaient développés en cornes recourbées, striées d’encoches noires, superbes. Il avait belle allure, semblait le savoir et se tenait à l’écart.

 Le berger avait demandé qu’on lui laisse son animal préféré, disant qu’il était le chef et qu’avec lui les moutons ne se dispersaient pas. Le soir, quand tout était calme, ils restaient sur le seuil de leur abri. Dans la pénombre, le berger trouvait à son compagnon une physionomie particulière. Oui, une physionomie, comme on le dit d’une tête humaine Dans le creux de l’orbite l’œil avait un regard où on pouvait lire soit de l’indifférence soit de la cruauté.

 Une nuit où la lune était pleine, le berger dormait pelotonné contre son bélier, la tête enfouie près du cou, là où la laine est la plus moelleuse. Sans le vouloir il passa son bras autour du museau de l’animal. Une brusque douleur le réveilla. Le bélier, surpris lui aussi dans son sommeil, venait de claquer sa mâchoire sur la chair sans défense du jeune bras.

 Le berger saignait un peu et compta cinq trous profonds alignés dans sa chair. Il n’en revenait pas, son bélier pouvait mordre, comme un loup, avec des dents pointues et non pas ces sortes de meules broyeuses des herbivores.

C’était pourtant vrai. Était-ce arrivé subitement ou cela lui avait-il échappé ? Éveillé, le bélier se tenait debout, la tête  levée vers lui, avec son regard inquiétant et sa gueule ouverte où apparaissaient nettement deux rangées de dents aigües.

 Son regard semblait dire, excuse moi, c’est comme ça que je suis. La nature m’a fait chimère comme dans tes rêves, je suis un agneau carnivore. Ta bonté et ton ingénuité ont permis que personne encore ne le sache. Mais, vois-tu, je ne peux rester avec toi. Tu vois bien qu’aujourd’hui je t’ai mordu sans le vouloir. Si je veux vivre encore quelques saisons selon ma  nature, je dois m’en aller tout seul dans la profondeur des bois. Je ferai bien mon affaire de quelques rongeurs de ci de là.

 Et toi, essaie de sortir de ton cocon laineux, il y a une autre vie pour toi, en bas, si tu veux bien leur montrer tes canines.

 Bonne chance.

 Il s’en fut.

 

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité