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15 avril 2013

L'oeil, par Marie-Jo Roche

Piste d'écriture: les toiles qu'Ivan Dmitriev, jeune artiste avignonais, a prêtées à l'atelier d'écriture durant une semaine. Elles étaient 4, toutes dans des tons noir et blanc, et dans une tonalité fantastique. 
ivandmitriev90@gmail.com, ou https://www.facebook.com/#!/pages/MOLOTOFS-ART/437600772983980?bookmark_t=page

 

la_cyclopeL’ŒIL

 

« L’œil était dans la tombe et regardait Caïn... »

Emma observait son grand-père, assis au bout de la table parée pour l’occasion du chandelier aux pendeloques de verre.

Comme chaque année à Noël, le vieil homme déclamait « La conscience » de Victor Hugo, de cette voix sépulcrale qui faisait frissonner les plus jeunes. Ce soir-là, Arthur âgé de trois ans, éclata en sanglots quand il entendit « peaux de bêtes », et leur mère courut chercher son ours miteux auquel il manquait un œil. Quant à Emma, une tension qu’elle n’aurait su définir s’emparait d’elle, sorte d’angoisse mêlée d’un trouble plaisir qui l’accompagnait dans son voyage à la suite du héros. Noyée dans l’immense communauté familiale, elle avançait dans le désert, conduite par  « l’aïeul farouche ». Cette année, forte de ses 8 ans et de son érudition fraîchement acquise à l’école, ces deux mots lui plurent particulièrement. Ils lui semblèrent très adaptés à la personnalité de son grand-père, surtout dans les moments aussi solennels que celui-ci. Oui, comme Caïn, il était farouche. Mais la comparaison s’arrêtait là, car il n’avait pas de frère qu’il aurait été susceptible de tuer.

Les aînés, eux, n’écoutaient rien, trop occupés à se chuchoter des secrets qui les faisaient pouffer de rire. Papa, appuyé au dossier de son fauteuil, ronflait légèrement. Il faut dire que le repas plantureux préparé par leur mère, ne facilitait pas la concentration de ceux qui ne connaissaient que trop le poème.

Emma n’était pas de ceux-là. Tout en elle vibrait, dans l’attente de cette fin épouvantable, où Caïn, après de vains efforts pour échapper à l’œil de sa conscience, se faisait enterrer par les siens. Mais la tombe, ultime recours, ne le protègerait pas : l’ŒIL l’y attendait, témoin impitoyable de son crime.

Curieusement, ce soir-là, Emma  s’étonna de ne pas éprouver le bouleversement qui s’emparait d’elle lors des précédents récits.

Bien sûr, à la différence d’Arthur, elle savait qu’il ne s’agissait que d’une histoire, et que l’œil avait peu de chances de s’incruster dans un angle de la salle à manger. De plus, elle avait surpris une conversation où, selon certains, l’aventure était fausse. Caïn n’avait peut-être même jamais existé.

Son esprit vagabondait, accrochant au passage les nuées d’étoiles qui parsemaient le ciel immense du désert. Elle pénétra dans la tombe où le pauvre Caïn, tétanisé, observait en silence, l’ŒIL de malheur.

C’est alors qu’elle décida de changer le récit (elle n’en toucherait mot à son grand-père, bien entendu).

Après tout, se dit-elle, peut-être que Caïn n’avait jamais tué Abel et qu’il se retrouvait injustement accusé. Peut-être que la nouvelle de la mort de son frère l’avait rendu fou au point d’imaginer qu’il était l’assassin, condamné donc à la peine la plus atroce.

Le dégoût s’empara d’Emma. Elle ne pouvait tolérer qu’un innocent soit enterré vivant.

Elle entreprit de considérer l’histoire sous un jour nouveau. D’une part, le mot « conscience » étant féminin, l’œil ne pouvait qu’appartenir à une femme. D’autre part, rien ne signalait que cet œil était effrayant, sinon la perception troublée de Caïn.

Une image très agréable prit place dans son cerveau : c’était bien celle d’un œil, mais celui-ci était empreint d’une douceur émouvante. Le regard qui en émanait était une caresse tendrement balayée par les longs cils qui ombraient le bleu limpide de l’iris.

Elle songea à l’œil de sa maîtresse lorsqu’elle surveillait la classe studieuse. Clair, vivant, mais serein. Amusé parfois quand elle rendait une copie, rieur quand l’un d’entre eux lançait une blague, ou bien encore rêveur quand il suivait au travers de la fenêtre ouverte, le vol d’un oiseau.

Cette prise de conscience la remplit de joie. L’œil qui regardait Caïn, était celui d’une femme, probablement très belle et pleine de compassion pour l’homme dévoré par l’angoisse.

Le message qu’il portait était clair, et Emma pria ardemment en son for intérieur pour que le malheureux le reçoive.

Il disait : « Mon ami, cesse de t’inquiéter. Tu n’as pas commis ce crime. Ou si, par malheur tu l’avais fait, alors demande pardon à ton frère et retrouve la paix. »

Emma dormait paisiblement quand sa mère la prit dans ses bras, aidée de son fils aîné, pour la déposer dans son lit où elle acheva sereinement sa nuit.

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