Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Ateliers d'écriture et d'accompagnement à Montpellier ou par Zoom
Newsletter
Publicité
Archives
3 mai 2013

Argane au gré des alizés, par Jean-Claude Boyrie

Argane,

au gré des alizés.

3b Femme

Stéphane Desroziers, dit « Steph' », se disait artiste-peintre. Ce barbouilleur prolifique et sans renom avait coutume d'installer son chevalet au coeur de sites prestigieux. C'est pourquoi l'on voyait sur ses toiles, selon ses destinations : des bateaux de pêche à Concarneau, des gondoliers à Venise, des taureaux à Séville et des pins parasols en Provence. Un gâchis, par rapport à ce qu'on eût été en droit d'attendre de cet ancien élève de l'École des Beaux-Arts ! Quel dommage de prostituer ainsi son talent ! À la fin de ses études, Steph' avait pourtant bien démarré. Il se donnait alors des airs révolutionnaires, cherchait à passer pour un novateur, un « transgresseur ». Il s'entendait à enfoncer les portes ouvertes et s'était même égaré dans les méandres de l'abstraction. Mais ses penchants avant-gardistes n'avaient duré que le temps des cerises. Lui-même définissait sa « manière » actuelle comme « néo-réaliste », un euphémisme pour qualifier un style figuratif à peine stylisé. Il produisait à tour de bras de la « veduta » de pacotille, à peine mieux que ce qu'on trouve à bien meilleur marché dans les boutiques de souvenirs.

Au moment où commence ce récit, Stéphane Desroziers avait élu domicile à Mogador. Ayant trouvé un meublé à louer pour un prix abordable, il comptait bien y demeurer quelques semaines. Pourquoi Mogador ?... Pourquoi pas là ? Le nom de Mogador lui plaisait. Ces trois syllabes chantaient dans sa tête comme un air d'opérette. Une destination de rêve... il en est tant d'autres... Pour ceux qui ne fréquentent pas la rue éponyme, Mogador est avant tout un théâtre. Les plus calés en géographie (on dit qu'ils sont en France peu nombreux) situent cette ville au Maroc, sur la côte atlantique. Ceux qui ont un tant soit peu voyagé identifient sans peine Mogador à l'actuelle Essaouira.

L'artiste n'y est jamais à cours d'inspiration. Ou alors, c'est à désespérer. Steph' se sentait comme un poisson dans l'eau dans le dédale des rues de cet ancien comptoir portugais.

Son carnet d'aquarelles à la main, il arpentait la Médina, dans le flot ininterrompu des touristes.

Autour de lui, des milliers de photographes ne cessaient de mitrailler la scène, armés de leur Kodak, Nikon ou autre Foca, ciblant dans un ordre immuable et tous en rang d'oignon, sous le même angle : le vieux port, sa porte monumentale ouvrant sur la mer, les deux bastions surmontés d'échauguettes, et les remparts battus par le vent. Dominant la ville basse, la « sqala » (batterie) pointait une rangée de canons menaçants, quoique hors d'âge, en direction d'inoffensifs chalutiers.

2b Vue générale Port Essaouira

Une vision de carte postale aux yeux des visiteurs en mal d'exotisme et de dépaysement !

Notre héros ne faisait pas fi de ce qu'on nomme communément des « clichés ».

Il avait pour cela trois bonnes excuses :

1/. Le touriste éloigné, dit-on, souffre d'une infirmité singulière, dite « myopie fantasmatique ».

2/. Les illustrations des prospectus pour agences de voyages sont le support usuel, mais non exclusif, des fantasmes de leur clientèle.

3/. En conséquence, un cliché, même archi-éculé, doit être soigneusement entretenu, pour qu'il persiste dans l'imaginaire collectif. Il est porteur de rêve, au sens mercantile du terme.

En clair et pour faire bref, Stéphane Desroziers, « faisait de l'alimentaire ». À défaut de vendre ce que (peut-être) il eût aimé peindre, il peignait ce qui se vend et finalement s'en portait bien.

 Tu m'as cherchée, fantôme blanc, dans le dédale des ruelles poussiéreuses. Tu prétendais capter sur ta palette le bleu profond des bateaux, l'indigo des portes de la kasbah, le rouge vineux des filets de pêche, la pourpre des bougainvillées et l'ocre fauve des hautes murailles. Tu voulais respirer l'âcre parfum du cédrat, l'odeur de musc et de gingembre, et les effluves de cardamome, avant que ne les dispersent l'alizé, ce vent violent venu de mer, omniprésent, qui souffle sans répit sur Essaouira. Mais au fait, qu'as-tu vu d'Essaouira ? Cent fois, tu as prononcé mon nom d'Argane, imbriqué comme le bois de citronnier dans celui du cèdre. Ici, la marqueterie est reine ! Ici, je suis chez moi. La véritable Argane, la connais-tu ?

 Il est temps de révéler au lecteur perplexe un but inavoué du voyage de Stéphane Desroziers. Ce presque quadragénaire cachait sous son bonnet d'artiste une calvitie naissante. Quelques années plus tôt, c'était un fringant jeune homme. Il avait fait la connaissance d'une étudiante marocaine, Nabila Messaoudi, dont il était tombé raide dingue. Elle non plus ne lui était pas insensible. Un seul problème... Steph' était déjà marié, se prétendant en instance de divorce. À voir... les choses traînaient en longueur. Nabila souffrait de cette liaison sans lendemain, le genre de relation tumultueuse dont les artistes ont le secret. Lasse d'attendre, elle avait un jour mystérieusement disparu. La croyant définitivement sortie de sa vie, il cherchait à la chasser de son souvenir même. Un à un, les mois s'égrenaient. Les années avaient passé sans qu'elle donnât la moindre nouvelle. Et puis, comme ça, sans crier gare, elle s'était à nouveau manifestée. Avait-elle appris que Steph' était définitivement séparé de sa femme ? Il se demandait bien comment, si c'était le cas. Toujours est-il qu'il avait trouvé dans sa boîte aux lettres une jolie petite aquarelle , représentant la porte de la Marine à Essaouira. Au verso figurait la publicité d'une fabrique de produits cosmétiques. Et cette mention de la main de Nabila, dont il avait sans peine reconnu l'écriture :

« À présent que te voilà libre.... Si tu veux me revoir, à Tamazar où je vis, tu me trouveras ».

15b Porte de la Marine Insouciant que tu es, se sens tu pas ma présence ? Ne vois-tu pas les petits cailloux que j'ai semés pour te guider, minuscules repères, pétales de rose épandus sous tes pas, bientôt dispersés...? Ne comprends-tu pas qu'il te faut suivre la piste des arganiers ? Ignorant que tu es, ne sais tu pas que chez nous, cet arbre pousse un peu partout, comme une mauvaise herbe, dans la montagne ? Il pleure de petites larmes aux reflets d'argent. Son feuillage, épais et coriace, protège les troupeaux de l'ardeur du soleil. Les chèvres escaladent les branches, pour consommer son fruit, semblable à l'olive. Elles en rejettent le noyau, que nous récoltons.

Au coeur de l'amande ou cerneau, gît une huile essentielle, propre à fixer les parfums. Sache que produire un seul litre d'huile d'argan nécessite vingt heures de travail de nos ouvrières. Nous avons le secret d'un précieux onguent censé protéger du vieillissement. Mais qui peut quelque chose au ravage des ans ? Belle et obstinée comme une chèvre, Argane saura te faire grimper aux arbres... et même au septième ciel

Mais, crois-moi, t'aimer comme je t'aime, aucune bique au monde ne le pourrait.

Stephane Desroziers avait trouvé l'arganerie sans trop de peine. À la sortie de Tamazar, un village berbère aux maisons blanches, une petite pancarte signalait la présence d'une « coopérative agro-féminine ». Un autocar bondé venait de stationner là, déversant d'un coup sa cargaison de touristes sur le modeste atelier. « Tant mieux... » songea Steph '. Il comptait bien se mêler à la foule et passer inaperçu. Les épais murs de pierre, enduits d'un crépi de terre ocre, préservaient la fraîcheur de ce lieu. Un déluge de fleurs, savamment disposées, mettait en valeur les objets les plus humbles: le puits, une jarre en terre, une meule, un pressoir, les cuves et autres fourneaux d'enfleurage.

Les ouvrières, prévenues (sans doute par téléphone arabe) de l'arrivée imminente des envahisseurs, avaient prestement rejoint leur poste de travail, échangé leur terne blouse contre un caftan de couleur vive, retenu à la taille par une ceinture tressée et des fibules d'argent. Personne au sein du groupe fraîchement débarqué ne voyait malice à trouver là tant de belles filles réunies (les « gazelles », comme on dit ici), maquillées avec tant d'apprêt, la chevelure teinte au henné. Les unes pilonnaient à qui mieux mieux les petites coques brunes au moyen d'un mortier. Les autres emballaient dans un linge la pâte encore fraîche et poisseuse issue de la meule, en faisant un pressoir à torsion pour en exprimer le suc. Toutes s'affairaient avec une nonchalance étudiée, accomplissant dans un silence apparent leurs gestes traditionnels. Cette mise en scène savamment orchestrée avait pour effet de combler d'aise les visiteurs du moment.

20 Arganerie

Steph' ne tarissait pas d'éloges sur l'adresse des ouvrières. Il aimait leur tenue aux couleurs rutilantes, le tatouage qui mettait en valeur de longues mains fines. Il avait entrepris des croquis sur le vif, mais s'interrompit à l'entrée d'une jeune femme en voiles blancs. Des allures de princesse lointaine : il y avait toute apparence que ce fût de la maîtresse du lieu. Dans un français sans accent, l'arrivante se mit en devoir de commenter à l'attention des touristes les opérations qui se déroulaient sous leurs yeux. Puis elle vanta sobrement la qualité des produits de la fabrique.

Une fraction de seconde suffit à Steph' pour identifier l'oratrice. Il comprit alors pourquoi Nabila Messaoudi se faisait appeler Argane et n'eut désormais d'yeux que pour elle.

On dirait que le port du voile fait obstacle entre nous. En ville, je pourrais m'en dispenser. Ici, pas question. Dans le bled, toutes les femmes se couvrent. Ainsi le veut la tradition islamique : « Habille toi d'une manière discrète qui n'attire pas les regards concupiscents, ni te vaille le blâme des gens sages ». Ce n'est pas en moi que gît le problème, il est dans ton regard : apprends donc à les voir différemment. N'imite pas ces gens de passage qui les dévisagent et les photographient comme des bêtes curieuses. Ce ne sont que des travailleuses, comme celles de ton pays. Elles accomplissent leur tâche quotidienne et sont juste payées moins cher. Nous recrutons principalement des veuves, des femmes répudiées ou abandonnées, des filles-mères aussi, ou mères célibataires.

Emploie le mot que tu veux, sache aussi que ces femmes sont mal vues chez nous.

Accidentées de la vie, elles retrouvent ici leur dignité. Elles cessent de n'être qu'un ventre. Le travail à la coopérative leur procure, autant que nos produits se vendent, un salaire équitable. Cinquante dirhams (cinq euros par jour, ce ne serait pas grand chose en France... ). À celle en train de se noyer, cela maintient la tête hors de l'eau, c'est l'essentiel.

 À ce stade du récit, le lecteur s'attend à un heureux dénouement. L'auteur ne souhaite pas décevoir une aussi légitime aspiration, mais se heurte à la dure réalité des faits.

Trois issues sont possibles.

1/. La première, euphorisante, est que Stéph', ayant retrouvé Nabila, dite Argane, se précipite illico dans ses bras. Il est désormais libre de s'unir à elle - et pourquoi pas selon le droit coutumier, vivace encore en ce pays, avec force you-lou-lou. Nous exclurons cette version simpliste des évènements. L'évolution des personnages qu'elle suppose est trop rapide pour être vraisemblable. Elle a surtout l'inconvénient de fermer le jeu, car le roman s'achève dès lors que l'amour est accompli.

Variante : il se peut que la jeune femme manifeste un éclair de lucidité. Dise à son ami qu'il devrait s'assumer davantage. Qu'il serait temps qu'il fasse quelque chose de sa vie. Simple hypothèse.

2/. La seconde version des faits, radicalement différente, en décevra plus d'un. Stéphane Desroziers, ne l'oublions pas, approche la quarantaine. Il porte encore beau. Moins qu'Humphrey Bogart dans le film « Casablanca ». Ces dernières années, Steph' a pris de l'embonpoint, son crâne est déjà passablement déplumé. Cet homme a vécu de multiples expériences, parfois fâcheuses. Les élans de la jeunesse sont loin. Comment parvient-il à se retrouver avec son amie d'autrefois ? Qu'a-t-il de commun avec cette femme voilée ? Argane a évolué différemment de lui, sa manière d'être ne s'accorde pas avec la sienne, ils aspirent l'un et l'autre à la liberté, mais ce n'est pas la même. Alors, il ne reste à Steph' qu'une solution : la fuite. Il cherche à passer inaperçu dans la foule des touristes, feint de ne pas reconnaître Argane et profite du départ du groupe pour s'esquiver.

Convenons que ce comportement n'est guère courageux, mais il en est souvent ainsi dans la vie.

3/. La troisième et dernière version de l'histoire a toutes chances d'être la bonne. Mais elle laissera le lecteur sur sa faim. La réalité, dans ce qu'elle a de médiocre et d'inachevé, vaut mieux que la mieux élaborée des fictions. Revenons à notre héros. Il attend le départ du car, laisse errer son regard sur la marchandise exposée. Ensuite, l'atelier retrouvera sa tranquillité.

Nabila le guette du coin de l'oeil. Elle non plus ne manifeste aucune réaction.... Du moins tant que les ouvrières sont là. Son histoire personnelle ne regarde pas les autres. On n'aurait pas fini d'en jaser au village.

C'est bientôt l'heure du déjeuner. Ayant bien joué leur rôle, les « gazelles » ont déjà rejoint le vestiaire pour se débarrasser de leur encombrante tenue de fête et de leurs lourds colliers d'ambre. Elles ne tardent pas à se disperser. Rideau !

Ça y est, les voilà parties. Ils sont seuls à présent, ou le croient.

Argane ose regarder Steph' dans les yeux. Il est planté là, interdit, fasciné par ses yeux noirs et sa troublante féminité. Le regard d'Argane est intense, elle y met bien plus que dans n'importe quels mots qu'elle pourrait dire et ne trouve pas.

Désolé pour cette intervention de la censure ! Au risque de décevoir le lecteur émotif : le scénario ne comporte ni étreinte, ni baiser de cinéma, façon Hollywood des années cinquante. Une indécence pareille, si la chose se savait, provoquerait une émeute dans le bled. Argane préfère éviter ça, comme on la comprend ! Alors, que fait-elle ? Elle offre à son compagnon le thé. Comme elle le ferait ici pour n'importe quel visiteur. Puis, la jeune femme choisit sur une étagère un brumisateur d'huile essentielle. C'est de l'huile d'argan parfumée au jasmin. Le flacon exhale une odeur capiteuse. Elle lui prend la main. Délicatement. Tourne le poignet vers elle, vaporise le parfum. Son doux geste, pour codé qu'il soit, se fait plus insistant. Comme pour en humer la senteur, Argane approche de son visage la main de Steph ', qu'au passage, elle effleure de ses lèvres. Elle ne s'autorisera d'autre transgression que cet instant partagé. Du moins, dans l'immédiat.

Puis, la maîtresse de maison se ressaisit. Raccompagne son hôte. On se reverra. Inch' Allah. Si Dieu le veut, demain peut-être à Essaouira. Parvenue au seuil de la demeure, Argane hésite, défaille. Attendre encore, et pourquoi ? Ne s'est-elle pas déjà usée à force d'attendre ? Brusquement, le vent, qui souffle en bourrasques, gonfle son drapé blanc, la conforte dans sa décision. C'est non. Elle ne se départira pas de son voile et restera pour toujours...

...Argane, au gré des alizés.

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité