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22 mai 2014

La mante amante, par Jean-Claude Boyrie

 

La mante amante

   En l'an de grâce 1766, la disette sévissait en Languedoc. On touchait à la fin de la mauvaise saison. Ultime soubresaut de l'hiver au coeur du printemps, les Saints de glace s'étaient succédés, portant chacun son lot de pluie et de frimas. Après la saint-Mamert, la saint-Pancrace était venue, enfin la saint Servais. Puis, au prix d'un vent persistant, le beau temps s'était établi sur la région.

    Ce treizième de mai, les Clapassiens avaient fait une macabre découverte. Au quartier du Conquet, les restes d'un individu d'âge mûr, atrocement mutilé, avaient été repêchés dans la rivière Merdanson, la bien nommée en ce qu'elle reçoit les égouts de la ville. Paul Anthime de l'Orée du Bosc, lieutenant de police à Clapas-sur-Lez, examina le cadavre, horrible à voir, et recuillit la déposition des riverains. La tête avait été séparée du tronc, lequel n'apparaissait guère en meilleur état, les membres étant décharnés jusqu'à l'os. L'abdomen était éviscéré, quasiment vide de son contenu. La victime put être néanmoins identifiée. Il s'agissait d'un notable de la ville, honorablement connu de tous. Le marquis de montmajour exerçait de son vivant la charge de Trésorier de la bourse, organe auquel il apportait un soin extrême. Membre actif (ô combien) de l'Académie des Sciences, il vait apporté une contribution remarquable à l'Encyclopédie de Monsieur Diderot. Son article y décrivait les meours des insectes prédateurs, avec un zèle minutieux, que d'aucuns, parmi ses détracteurs, qualifièrent de "sodomie diptérophile".

   Ce gentilhomme n'aurait pas fait de mal à une mouche, il ne fallait pas chercher là l'explication du supplice qui lui avait été infligé.   Selon des témoins dignes de foi, le meurtre avait eu lieu rue Cope-gambe, une artère étroite et caladée au coeur de ce quartier mal famé. Les hommes du guet eux-mêmes, pourtant solidement armés, ne s'aventuraient qu'avec précaution dans ce coupe-gorge pour y faire leur maraude. Et puis, que venait faire le marquis en ce lieu de perdition, sinon s'encanailler ? Pourquoi ce crime odieux avait-il été commis ? Bizarrement, les assassins n'avaient rien dérobé. L'examen des effets du défunt montra leur bon état. Aucune somme d'argent, aucun objet de valeur dont il était porteur ne manquait à l'inventaire. Il était donc exclu que le vol fut le mobile du crime. Sur le lieu présumé de ce dernier, les sergents ne relevèrent aucune trace, aucun indice susceptible de consduire à ses auteurs. L'enquête étant au point mort, les pauvres restes furent livrés au médecin légiste, assisté d'un barbier, aux fins de dissection. Le lieutenant de police tint à assister lui-même à cette triste opération.... Mais que pouvait révéler l'autopsie d'un cadavre en aussi mauvais état ? En quelle(s) partie(s) du corps avait été porté le coup fatal ? Rien n'autorisait les enquêteurs à conclure sur ce point - ni aucun autre d'ailleurs. Par endroits, la chair en était toute rongée, on eût dit dévorée ; il fut question d'un acte de cannibalisme, une hypothèse insoutenable en un pays qu'on dit civilisé, même en temps de famine. Pour sa part, le lieutenant du Roy refusa d'y croire. Il contresigna pourtant le permis d'inhumer.

  Sur ces entrefaites, Paul Anthime de l'Orée du Bosc fut convoqué par le Maréchal-duc de Richelieu, gouverneur de la Province.  L'arrière petit-neveu du célèbre cardinal tenait son lieutenant de police en grande estime : n'avait-il pas brillamment élucidé dans un passé récent l'affaire de la passante des Arceaux ?(1)

   L'assassinat du Trésorier de la Bourse était un cas plus mystérieux encore. Le gouverneur invita Paul Anthime à mener ses investigtions dans le plus grand secret, vu la qaulité du personnage et le retentissement que cette affaire était susceptible d'avoir.

   L'officier en convint, ajoutant qu'il ne disposait pour l'heure d'aucune piste digne de ce nom.

« D'où l'opportunité, suggéra le gouverneur, de regarder du côté de la famille du défunt. Là sans doute se trouve la clé de l'énigme et, soulevant un coin du voile, vous y verrez la vérité toute nue.

  - Monseigneur, c'est trop m'en dire... ou bien, trop peu !

  - En ce cas, permettez que je vous éclaircisse ! Apprenez, Monsieur l'officier, que la vie de feu le marquis de Montmajour est loin d'avoir été le fleuve tranquille qu'on imagine. Il ne collectionnait pas seulement les paillons, mais aussi les aventures galantes....

  - Ce n'est point là faute irrémissible, Monseigneur !"

  Le lieutenant n'ignorait pas la réputation du Maréchal, notoirement porté sur le beau sexe. Richelieu releva  cette allusion à sa vie privée et ne s'en offusqua point.
« Certes, jeune homme, et ce n'est pas moi qui lui jettrai la première pierre ! Il me faut cependant vous entretenir de l'édifiant passé de Madame Judith de Montmajour, née Prégadiou.

  - Une jolie femme à ce qu'il paraît, qu'on dit pourtant irréprochable....

  - Ah, ne vous fiez pas à ces deux beaux yeux-là ! Vous ne savez que trop le pouvoir que leur feu séducteur a sur nous ! Feu Monsieur le Marquis n'y résista point, qui, sur le tard, s'enticha de ce tendron. Judith était issue d'une famille de robe et passait effectivement pour sage. Elle tenait pour un barbon ce galant, de trente ans plus âgé qu'elle et l'éconduisit, bien qu'il représentât un riche parti pour une fille de sa condition. Ce fut pour se mettre à l'abri de ses assiduités qu'elle entra comme novice au couvent du Conquet.

  - Ne s'agit-il pas des Soeurs Ambulandines, une congrégation aux moeurs qu'on dit relâchées ?

  - Si, précisément. J'ignore si la belle Judith avait une réelle inclination pour l'état religieux. Elle éprouvait surtout une profonde aversion pour le marquis de Montmajour, lequel ne renonça pas pour autant à la séduire. La veille du jour où elle devait prononcer ses voeux, il la fit enlever par ses gens. Souvenez-vous, Monsieur, cela fit un énorme scandale. Ensuite, on oublia. Les mois passèrent. Lorsque la fille se retrouva grosse de ses oeuvres, il n'agit pas moins en galant homme et se résolut à l'épouser.

  - Une heureuse issue, somme toute; au fond, l'histoire aurait pu s'achever là !

  - En toute chose, il faut considérer la fin. Tout allait bien pour Madame la Marquise jusqu'à ce jour funeste qui vit la mort de son époux.

  - Son trépas fit-il vraiment d'elle une veuve éplorée ?

  - Je n'en donnerais pas ma tête à couper ! La belle Judith est trop jeune pour être inconsolable et la disparition de feu Monsieur de

Montmajour ne la laisse point démunie. Ce qui, convenez-en, ne gâte rien

   Elle vit retirée, à ce qu'il paraît, en son fief de la Coste, un lieu qui en a vu de bien étranges du vivant de feu son époux !

   Vertudieu, vous prévenu ! Ne manquez pas de vous y rendre promptement.

   Rencontrez de ma part cette jeune personne, interrogez la. Vous m'instruirez de sa confidence et me direz ce qu'il vous en semblera .

   Mais brisons-là, Monsieur, je me fie à votre diligence et votre légendaire discrétion pour la suite de votre enquête".

….............................................................................................................................................................................................................................................

  Faisant suite à cet entretien mémorable, Paul Anthime de l'Orée du Bosc se dirigea sans escorte, afin que nul ne le remarquât, au château de La Coste2, dont la silhouette majestueuse domine le bourg de Prats en Garrigue. Ce manoir avait eu ses heures de gloire ; il lui parut passablement délabré. Quand l'officier du Roy parvint à destination, le clocher du village sonna trois fois trois coups, marquant l'heure de l'angélus. Dans la campagne environnante, de telles sonneries rythment le travail des champs. Entendant cette cloche, les paysans arrêtent leur besogne le temps de se recueillir, songeant à leurs pauvres morts.

   Toute la journée, le mistral n'avait cessé de souffler, balayant la lande calcinée par le soleil. Ses violentes rafales ne rencontraient nul obstacle en cette vastitude. Le soir venant, le vent s'étant apaisé, le chant soutenu des criquets se fit entendre, insistant cri-cri mimant le son rythmé des cymbales. Puis retentit le chant si particulier du grillon. La râpe stridulatoire du mâle allait et venait, frottant tel un archet, le bord épaissi de la chanterelle ; accourant au son de ce rustique violon, les femelles se laissent, dit-on, séduire.

   Le chevalier de l'Orée du Bosc fixa son attention sur le monde invisible, mais présent des insectes. Ne sont-ce pas eux qui coloniseront cette terre, après qu'en aura disparu l'humaine engeance ? En faisant cette amère réflexion, il mit pied à terre, attacha sa monture et se dirigea vers l'entrée de la vieille demeure. Il frappa trois coups à l'huis. La porte s'ouvrit d'elle-même, mue par un invisible mécanisme et se referma aussitôt sur son passage. Il en fut de même de toutes celles qu'il franchit par la suite : aucun valet n'y parut. Pourquoi cette solitude, ce silence effrayant ? L'espace intérieur du château se révéla compartimenté comme celui d'une fourmilière ou d'une ruche. Toutes les fenêtres étaient closes, leurs persiennes ne laissaient aucun accès aux rayons du soleil couchant. En ces dernières heures du jour, l'obscurité s'épaississait dans le manoir au fur et à mesure que Paul Anthime avançait. Enfin, l'officier de police accéda accéda à un étroit corridor éclairé par des bras de lumière. Ce dégagement conduisait à ce qui semblait un salon de réception ; cette pièce était tendue de velours vert pâle et s'ornait de gypseries. Des cierges allumés, comme en une chapelle, y faisaient régner une faible lueur.

  « Entrez, Monsieur ! », fit une voix féminine. Il ne sut pas d'abord d'où provenait cette voix. Ses yeux s'habituant à la pénombre, l'officier discerna les traits d'une jeune personne agenouillée sur un prie-Dieu. À n'en pas douter, il s'agissait de Madame de Montmajour. Sa robe était de la même couleur que celle de la tenture, cet étrange mimétisme faisant qu'il ne l'avait pas tout d'abord remarquée. Les deux mains jointes de cette femme, qu'il trouva longues et effilées, présentaient une singulière particularité. Leurs extrémités aux ongles fort développés se recourbaient en crochet. Ce détail marqua son esprit. Levant les yeux, Paul Anthime vit que les murs s'ornaient d'images de dévotion. Deux tableaux de l'École italienne retinrent particulièrement son attention. L'un représentait la danse des Sept voiles. À l'arrière-plan du tableau, la tête coupée du Baptiste fixait de ses yeux révulsés le voluptueux déhanchement de Salomé. L'autre toile avait pour sujet Judith assistée de sa servante en train de décapiter le cruel Holopherne, en profitant de son ivresse.

   « Il s'agit de ma sainte patronne... » commenta la maîtresse de maison. Ce n'était pas pour rien qu'elle se prénommait Judith. Sa voix prit un accent éraillé, nullement désagréable. Elle procurait un frisson délicieusement érotique au chevalier du Bosc, grand amateur de jolies femmes. Il était vraiment dommage, jugea-t-il, que la Montmajour se desséchât ainsi dans le veuvage. Elle avait pris un air confit de benoiterie à force d'exercices pieux.

   L'ambiance feutrée entourant la mystérieuse créature n'était pas pour rien dans l'espèce de fascination qu'elle exerçait sur le jeune homme. Il était comme subjugué par cette dame qu'il trouvait fort accorte, à dire vrai. Sa silhouette était élancée et, sous son ample jupe, on devinait des jambes galbées. La gorge était menue, incontestablement mignonne ; un décolleté plus généreux eût révélé qu'il y avait là de quoi remplir la main d'un honnête homme. À la naissance du bassin, les hanches s'évasaient gracieusement. Sa taille, qu'il jugea fine et bien prise, augurait un tour de rein foutatif. Paul Anthime en conclut, tout bien considéré, que Judith était une belle plante !

   S'approchant de l'orante, il vit que l'ouvrage qu'elle tenait entre ses doigts crochus n'était pas un livre de prières, mais une édition rare et précieuse des Métamorphoses d'Ovide. Un éclair se fit dans son esprit. Ou bien l'ensorceleuse portait un masque, ou bien lui-même n'avait su ni voulu voir son vrai visage. Le maréchal ne l'avait-il pas mis en garde contre ces deux beaux yeux? Il remarqua leurs multiples facettes, qui lui permettaient d'observer l'arrivant sans qu'elle eût à mouvoir la tête. Sa méfiance en fut renforcée, en même temps que montait le désir qu'il avait d'elle. Il frôla la guimpe de son corsage, en palpa la dentelle délicate, et se hasarda plus loin. La jeune femme se laissa faire et ne bougea point. Lorsqu'il commença tout de bon à la gamahucher, elle ne mit point obstacle à son entreprise. Au contraire, elle déplia longuement ses longues pattes effilée pour mieux l'étreindre. En même temps, sa voix se faisait de plus en plus rauque. Au niveau de sa mâchoire, de forts mandibules s'agitaient. L'imprudent la crut tout entière offerte à sa concupiscence.

   « Honorez-moi, Monsieur ! »  s'écria-t-elle d'une voix rauque, expirant en un râle amoureux. Cependant que ses deux pattes enserraient le col de l'officier, ses ongles acérés s'enfonçaient dans sa chair. Naïvement, il eût voulu croire à quelque artifice propre à stimuler sa virilité, mais la douleur était trop forte, il lui fallut bien se rendre à l'évidence. À la fois séducteur et victime, il allait incessamment subir le même sort que Monsieur de Montmajour. « Ce sera elle ou moi », se dit-il. Il valait mieux que ce fût lui. Tirant son poignard, le lieutenant porta un coup violent dans l'abdomen de la bête qui se fendit avec un crissement de feuille sèche.

  Devant rendre compte au duc des résultats de sa mission, Paul Anthime n'eut cesse de s'enquérir des moeurs de cette étrange prédatrice qu'on désigne en occitan par le terme « Préga-Diou », ce qui veut dire Prie-Dieu. Monsieur de Linné, professeur à l'Université d'Upsal, a décrit cette espèce en 1758 sous le nom de « Mantis religiosa ».

  Ce savant mentionne que la mante amante a la fâcheuse habitude de dévorer son mâle après la copulation. Résigné par avance à son

sort,ce dernier se laisse faire, ce dernier se laisse faire : il est pour ainsi dire une victime consentante.

   Linné conclut dans son « Systema Naturae » que « c'est dans l'extrême confusion des choses, qu'apparaît l'ordre souverain de la nature. »

 

Salomé

Pistes d'écriture : la métamorphose, double face d'un personnage.

Illustrations : « Mantis religiosa », planche de Sonia Dourlot, Petite collection des Insectes de nos régions, Larousse, réédition oct. 2008/ Salomé, composition de l'auteur.

1Voir nouvelle de ce nom, du même auteur, sur ce blog

2Le château de Lacoste en Lubéron était une des résidences du marquis de Sade.

 

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