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22 juillet 2014

Pâris des bois IX (fin), par Corinne Français

 

Pâris a entendu la bécane du facteur et ses hoquets désemparés au  passage des bois d’eau.

Il l’a pisté à l’oreille, en sioux avisé, reconnu les soubresauts de l’engin, soumis aux multiples pièges du chemin. Et il s’attend désormais à voir débouler, d’un instant à l’autre, le canari de la poste. Il ne se passe pas grand-chose d’intéressant depuis le départ de Kojirô et l’arrivée du facteur est une de ses seules attractions du moment.

Pâris, perdu dans ses pensées, s’est laissé distraire et le scooter jaillit de la forêt, expulsé par les grands  bois qui abhorrent ses exhalaisons  pétaradantes et nauséabondes.

Le facteur enlève son casque. C’est une factrice. C’est la première fois que Pâris voit, non pas une représentante de la gent féminine, mais une postière venir lui délivrer son courrier.

«- Mr Grandjean est en congé, s’empresse-t-elle de dire, devant l’étonnement de Pâris. Dîtes donc, c’est pas aisé de venir  par chez vous, continue-t-elle. Il doit pas s’amuser, en hiver. »

Pâris hausse les épaules. Il n’est jamais très enclin à parler. Ça ne lui est déjà pas aisé face à un autre mâle. Alors, avec une femme, la difficulté est multipliée par deux.

«-  J’espère que vous collectionnez les timbres ! renchérit-elle, avant de faire demi-tour dans la courette, parce que, celui-là ne vient pas de la porte d’à côté. »

Là-dessus, elle manœuvre gaillardement et donne plein gaz pour remonter la pente du chemin. La forêt les avale  à nouveau, elle, le scooter, les bruits et odeurs mécaniques qui les accompagnent. Pâris reste planté au milieu de la courette, son enveloppe à la main. Il la soupèse et fait courir le bout de ses doigts dans les angles. Il prend son temps et retarde le moment de décacheter l’enveloppe. Il procède à la  japonaise. Kojirô lui a expliqué un jour,  mimé plutôt, la manière nipponne d’ouvrir une lettre ou un cadeau. Ça lui a plu. Il s’efforce désormais à ne pas céder à la précipitation en déchiquetant bruyamment l’enveloppe, comme un chien affamé se jetterait sur sa gamelle. Il se sent ainsi, encore en lien avec son ami lointain.

Sitôt dans la maison,  Pâris s’assied devant la petite table en bois et y dépose délicatement la  lettre. Puis, il insère la pointe de son couteau  sous le pli du papier et le tranche avec habileté et sans aucune hésitation, sur une expiration. Satisfait de son geste, il extrait de la lettre. Pâris ne sait pas à quoi s’attendre. Kojirô avait acquis quelques notions de français à son contact mais ses connaissances étaient encore trop rudimentaires pour écrire la longue missive qu’il tient dans sa main. Pâris soupire, s’installe plus confortablement sur le siège et entame la lecture.

 

« Cher Pâris

Une amie à moi, Yamata, professeur de français à Kyoto, a traduit la lettre que je voulais t’ écrire. La connaissant, je sais qu’elle aura respecté mes paroles en s’efforçant de traduire au plus près, le sens de ce que je voulais t’exprimer. Tout d’abord, merci. Pour ton accueil et le respect que tu as témoigné à mon égard. Lorsque nous nous sommes trouvés dans le bois, la vie m’ était devenue très compliquée et j’étais arrivé au bout de mes limites. Je m’en remettais aux esprits de la forêt, les priant de me montrer le chemin, afin de continuer à vivre. Ils t’ont sans doute envoyé  à ma rencontre dans ce but.  C’est aussi la raison pour laquelle  je t’ai suivi, sans me poser de questions.

Dans ce curieux pays qu’est le tien, je n’arrivais à rien. Toutes les portes étaient fermées devant moi. Qu’est-ce qu’un japonais égaré pouvait bien faire dans une contrée dont il ignorait la langue comme le mode de vie. La littérature française m’avait émerveillé et j’avais quitté le Japon sur un coup de tête, dicté par le chagrin et le désarroi qui s’étaient emparés de  mon âme. Il semble que la perte de sens puisse finalement aussi donner des ailes  et servir d’élan à toutes les folies. Je l’ai réalisé lorsque je me suis envolé  du Salève,  un jour de grand vent, dans ce rêve semi-éveillé. J’ai compris à ce moment-là, que la tristesse m’avait quittée,  que  le poids de la peine s’était envolé et que je pouvais reprendre le cours de ma vie japonaise.

Mais vivre dans la forêt ces quelques mois ! Et surtout partager ce lieu avec un inconnu revêtu de silence.C’était traverser les grandes eaux, creuser le lit de la rivière, descendre dans les limbes jusqu’à n’être plus qu’un petit tas de vie. Ce processus de transformation n’est possible que dans la grande sécurité, sous la présence d’un témoin bienveillant. Et tu étais cette personne attentive et sans jugement. J’ai ainsi pu me dé-construire et me reconstruire lentement, dans le respect du rythme que la vie exigeait. Reçois donc, le moins pompeusement possible, toute ma gratitude. Et oublions les japonaiseries.

Mais je dois aussi expliquer la cause de cette rupture dans ma vie. Ce qui m’a amené à partir si loin de tout ce qui m’était cher.

Mon père était un homme bon et généreux. C’était un manuel. Il était menuisier. Mon enfance fut parsemée de petites créatures magiques qu’il construisait de ses mains et glissait sous mon oreiller ou sur mon bureau pour me montrer qu’il m’aimait. Nous autres, japonais, ne sommes pas très démonstratifs. C’est ainsi. Et puis, la vie sépare et nous quittons le foyer, ce monde étroit et trop connu. Nous rencontrons l’oubli.

J’ai oublié le père en partant à Tokyo et en m’étourdissant dans les études et la vie noctambule. Lorsque j’ai appris sa mort brutale, le jour de mon 30e anniversaire, tout s’est disloqué à l’intérieur de moi. Plan de carrière, relations professionnelles, affectives, projets de vie, tout est parti en fumée. Il n’est resté qu’un goût de cendres donc l’âcreté envahissait tout ce que je vivais. J’ai décidé de partir, de fuir le Japon. La France ou ailleurs, cela n’avait pas vraiment d’importance. Pourtant, aujourd’hui, je sais que ce n’était pas le fruit du hasard. Il y avait Pâris en France. Pas celui de la tour Eiffel dont les Japonais raffolent tant. Non, Pâris de la forêt, l’inconnu mystérieux qui recueille les chiens perdus.

Je n’ai pas vu la tour Eiffel et ne la verrai sans doute jamais. Cela ne m’intéresse pas. Mais, Pâris, celui des bois, est attendu au Japon quand il le souhaite. Parfois, il est bon de laisser sa vie derrière soi pour se donner la chance de la re-découvrir au détour d’un ruisseau, d’un chemin de montagne, d’un sommet enneigé.

Je te salue. Kojirô. »

Pâris replie la lettre, comme il l’a ouverte. Il la glisse à nouveau dans l’enveloppe  et la pose sur la table. Silence. Puis, longtemps après, il se lève, prend sa veste suspendue au crochet, visse sa casquette de marin sur son crâne et sort.

 

On le voit qui s’éloigne de la maison, les mains dans les poches, en sifflotant nonchalamment un air qu’il vient d’inventer. Il shoote dans un caillou qui gêne sa chaussure, l’envoie valser dans le bas-côté et poursuit son chemin d’un pas tranquille mais volontaire.

 

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