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2 novembre 2014

Rêve de rave, par Jean-Claude Boyrie

L'Hippocampe 8.

7 Lettrine Rêve de rave.

« Ceci n'est pas une pipe » (René Magritte)

Première bouffée :

LETTRINELluis Llobet, l'ex commissaire de Castell Rossello, fait grise mine.

Il s'est levé, comme on dit, « du mauvais pied ». Meilleur moyen d'affronter des souvenirs dérangeants : bourrer le fourneau de sa pipe et craquer une allumette. Sa femme Carmen, qui se trouve à ses côtés proteste : « Tu vas empester la pièce et tu sais bien que je ne supporte pas l'odeur du tabac. Ne m'avais-tu promis d'arrêterer de fumer ?

  - Là, tout de suite, je vais encore en tirer une, la der des der ; ensuite, promis juré, c'est fini ». Parole de keuf !

Carmen approuve pour la forme. Elle n'a jamais cru un seul instant aux bonnes résolutions son époux, renonce à lutter contre son tabagisme : il n'a pas réellement la volonté de s'en sortir. Ainsi en va-t-il de toutes les addictions. Lluis est un fan de Sherlock Holmes, réputé fin limier, d'un naturel plutôt morose et qui se shoote à l'héroïne ; il fait montre du même tempérament fureteur, mais est malheureusement trop impulsif pour faire un bon détective. Avec l'âge, sa perspicacité s'émousse et, question morosité, son caractère ne s'arrange pas non plus.

Lluis reconnaît qu'il est mal luné. Mias c'est que sa visiteuse de la veille, une certaine Marie-Louise Jorda, l'a sacrément indisposé. Heureusement que son épouse Carmen, plus douce et patiente que lui, est intervenue à temps pour calmer le jeu, sans quoi il n'aurait pas hésité à flanquer cette fille à la porte ! Intrigante ou mythomane ? Ou tout simplement cinglée ! Qui est vraiment celle qui se fait appeler Milou, que lui veut-elle au juste ? Qu'y a-t-il derrière cette histoire de soeur disparue il y a vingt ans ? Son prénom : Marie-Louise, ne lui dit rien. En revanche, son nom de famille : Jorda, sonne fâcheusement à ses oreilles, évoquant un des échecs les plus cuisants de sa longue carrière.

Au bout d'une demi-heure d'entretien avec la susdite, il n'a toujours rien compris à son galimatias, cela sent la mystification à plein nez (là, tout de suite, ce serait plutôt l'Amsterdamer).

Tirant une bouffée de sa pipe, l'ex-commissaire de police repense à l'affaire du réseau dit « de l'Hippocampe », sur lequel il avait été chargé d'enquêter, et qu'il avait bien failli démanteler. Une affaire éminemment politique. L'Hippocampe était le pseudonyme d'un caïd de la drogue, un personnage haut placé, bourré de relations. Lluis était sur sa piste, lorsqu'on l'avait brusquement, sans motif avoué, dessaisi du dossier. Une situation parfaitement humiliante pour lui.

Seconde bouffée :

LETTRINEJustement, Carmen conseille à son mari de positiver :

« Ce qui s'est passé n'était pas de ta faute... » observe-t-elle, sans conviction. Carmen, fonctionnaire de police elle-même, un peu plus jeune que Lluis, a encore deux ans de labeur devant elle avant de songer à la retraite. Ce n'est pas sa priorité, car elle a fait un parcours professionnel sans faute et s'épanouit dans ses fonctions actuelles.

Naguère, elle avait fait preuve d'une étonnante perspicacité dans l'affaire du Gitan Manouche, et plus tard celle des Trois Grâces, deux dossiers sensibles entre tous, qu'elle avait brillamment élucidée. Lluis Llobet n'avait pas pris ombrage de sa réussite, enfin pas trop.

Il avait, comme on dit, le ticket pour son adjointe d'alors. Carmen était devenue ensuite sa femme, au demeurant l'est toujours.

On n'épouse pas impunément quelqu'un qui fait le même travail que vous et surtout s'y révèle plus efficace. Lluis n'avait pas tardé à s'en rendre compte. En privé, Carmen le consolait de ses déboires par la câlinothérapie à haute dose, une pratique anesthésiante. Il avait raté sa carrière, et réussi sa vie de couple. Au moins au début de leur mariage... car ensuite les choses s'étaient gâtées. Tandis que Carmen, bien notée de sa hiérarchie, ne cessait de monter en grade, lui stagnait désespérément dans le sien. Les années passèrent. Carmen fut nommée Directrice des Polices urbaines. Lluis Llobet, plutôt que de servir sous les ordres de sa femme, se porta volontaire pour la brigade des stupes, un poste exposé, peu valorisant. Quand on met le petit doigt dans une affaire de drogue, tout le bras y passe. Il faut jouer double jeu, négliger le menu fretin pour pêcher le gros. Lluis apprit à infiltrer les réseaux, trouver des indics parmi les simples passeurs ou revendeurs en leur promettant l'amnistie. Ainsi commença son enquête au Cagarell, demeurée ensuite inaboutie.

L'ex-commissaire en est à l'heure des bilans. Il a tort de se frapper aujourd'hui pour une histoire qui remonte à vingt ans. Tout cela ne le concerne plus, même si des rebondissements imprévus semblent s'annoncer. L'essentiel, dit-il, est de « laver son honneur », qu'il estime souillé. Toujours les grands mots ! Que voulez-vous ? Même à la retraite, les flics sont ombrageux.

Hier, il a fallu que Carmen insiste pour qu'il reçoive Milou. Elle lui a conseillé d'écouter sa visiteuse, de faire preuve d'un minimum de tact a son égard : « Crois-moi, si cette fille a insisté pour te voir, ce ne peut être le fait du hasard... Elle a de bonnes raisons de le faire. Malgré son look excentrique, un genre qu'elle se d onne, il ne faut pas négliger son témoignage, si tardif et peu crédible qu'il te paraisse. Il peut contenir des éléments nouveaux intéressants.

  - Soit. En admettant que ce soit le cas, j'en fais quoi ?

  - Toi personnellement, rien. C'est au proc' d'apprécier la véracité de ses dires. Il jugera de l'opportunité de rouvrir ou non le dossier. Sait-on jamais ? »

Troisième bouffée :

LETTRINEPour un coup, Lluis fait un bref retour sur lui-même.

Le fourneau de sa pipe rougeoie, une ultime volute s'en échappe, avec un relent nostalgique.

L'ex-commissaire sait que son travail a été délibérément saboté, que sa hiérarchie a tout fait pour entraver l'enquête. Sans doute le préfet de l'époque, un certain Paul Cassagne, entendait-il couvrir les agissements douteux de son directeur de cabinet. Or, Laurent Dutilleul était le chef direct de cette Élodie Jorda, celle-la même dont on avait ensuite perdu la trace.

Tout le monde savait qu'elle avait été sa maîtresse, leur liaison étant tout sauf discrète.

Évidemment, le commissaire Llobet n'avait rien à cirer de cette histoire de fesses, banale somme toute. Il s'en régalait, mais c'était sans rapport avec l'objet de ses investigations : trafic de stupéfiants et autres.

Son obstination à poursuivre ses recherches dans cette direction lui valut en haut lieu de sévères remontrances. À présent, certains éléments troublants lui reviennent en mémoire.

Le contexte de l'enquête orientait la police à l'évidence (il faut se méfier des évidences), vers les marginaux du Cagarell. Des suspects tout désignés. Une descente de police avait été opérée. En perquisitionnant, on avait trouvé de l'herbe plein les tentes, de la résine de cannabis et de la cocaïne.

Un joli coup de filet, soit dit en passant, mais qui ne levait pas la suspicion de Lluis vis-à-vis de Laurent Dutilleul et de sa possible comparse Élodie Jorda. Quel était leur véritable rôle au sein du réseau ? Le rapport de police, établi par la suite, éludait manifestement la question.

Lluis avait convoqué les parents d'Élodie, en toute discrétion s'entend, s'agissant de notables, « pour affaire les concernant ». Au cours de cet entretien (dont il se défendait de faire un interrogatoire), il avait été frappé par leur manque de coopération, leur évidente opacité. Par exemple, ils n'avaient pas fait devant lui la moindre allusion à l'existence de leur autre fille, dont le témoignage aurait pu être recueilli le cas échéant. Et voilà que cette mystérieuse soeur jumelle venait de resurgir, sortie de nulle part, comme un diable d'une boîte. Lluis classait les Jorda parmi les gens bien pensants, faux-cul comme savent l'être des bourges. Le moins que l'on pût dire était qu'ils n'avaient pas été nets dans leur déposition, surtout sur le chapitre des rapports familiaux. Ceux-ci devaient être tout sauf sereins. S'agissant des mauvaises fréquentations d'Élodie, l'aveuglement de ses parents dépassait l'entendement. Ils prétendaient (mais étaient-ils sincères?) ne rien savoir de sa toxicomanie. Est-il concevable qu'une mère ignore que sa fille se drogue ? Une conclusion s'imposait : leur déni de la réalité. Les Jorda refusaient de regarder les faits en face, ils cherchaient à dissimuler à eux-mêmes et aux autres ce qui représentait une honte insupportable pour la famille. Au final, la « conspiration du silence » avait débouché sur la prononciation d'un non-lieu par le juge chargé de l'affaire. Elle était réputée aujourd'hui classée.

Entre temps, deux lustres s'étaient écoulés, une paille ! À ça près que la mère était devenue folle et que le père s'était suicidé. Jolie famille en vérité !

(À suivre...)

Piste d'écriture : points de vue croisés, échanges sur une situation donnée.

 

 

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