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7 décembre 2014

Le géant dans l'espace, par Corinne Français

René Char et BRAQUE _NEW

 Piste d'écriture: un vers de René Char tiré de  Lettera amorosa, "Je ris merveilleusement avec toi, voilà la chance unique", et l'illustration par George Braque, de cette page.

Le géant, inconfortablement assis au bord de l’abîme, ne trouve pas son équilibre. Sa bedaine colossale l’entraîne en arrière, tandis que ses pieds pendent dans le vide. Détachés du corps, deux immenses bras indolents flottent bêtement dans l’espace, en s’éloignant sensiblement.

Est-ce donc cela, la fin ? songe le grand être. Il laisse échapper un filet de vapeur verdâtre de ce qui semble être une bouche et contemple la volute qui se disperse peu à peu dans la nuit de l’espace inhabité. Une autre forme de dissolution, plus mystérieuse, plus inquiétante aussi, indicible.

Voilà la chance unique.

L’ expérience si ardemment souhaitée de goûter le plusieurs. L’épuisement d’une réalité étalée sur les millénaires d’une existence résignée. Le colosse solitaire hésite encore. Il hésite à basculer, à entraîner son poids dans l’irréversible chute. Alors, il se rappelle une dernière fois ce qu’il choisit de délaisser.

 Enjamber les anneaux périphériques et dévaler les monts de lumière. Faire un somme au fond d’un lac stellaire. Souffler sur les étoiles, éteindre des soleils, brûler des comètes et créer des mondes. Il a tout essayé et les idées l’ont fui. Les joies se sont taries. Depuis, il traîne son ennui de par la silencieuse galaxie.

«  Je ris merveilleusement avec toi  »

La phrase, née d’un songe, l’obsède depuis la nuit de son temps. Il ne sait plus qu’en faire, se sent paralysé. Il se croyait tout seul et voici qu’il y a toi. Au début, ce n’était rien ou presque. Un mot, pas même un concept. Puis, la graine avait germé dans sa tête, y prenant forme, se révélant insidieusement.

Et si toi était autre ? Si toi était vivant ? Et si toi existait ailleurs ?

A merveilleusement rire, le géant semble prêt. Prêt à faire le grand saut. Le bond vers l’ineffable. Et si tout est inscrit, alors çà l’est aussi. Il s’assied mieux, se redresse. Devant son ventre rond, il entrevoit le vide. Le doute l’envahit. Il le traque et se répand en lui, comme une eau que l’on teinte.

Les nuages ne jouaient aucun rôle dans cette histoire. Ils passaient, plus bas, témoins involontaires et silencieux de chaque réalité. Il les traverserait, dans sa chute immuable, crèverait leur suffisance. Et de leur déchirure, naîtraient de nouvelles formes, de nouvelles nostalgies. La vie, c’était tout ça : un début et une fin dans un nouveau cycle en devenir.

« Je ris merveilleusement avec toi » Voilà la chance unique !

Sa vaste voix retentit dans l’espace attentif, dont les oreilles sont largement ouvertes pour l’occasion. Ça s’engouffre dans les vallées désolées, les mers mortes et les flaques oubliées. Et ça résonne encore, bien au-delà du vide. Le géant s’étonne du timbre de sa voix. Il n’en revient décidemment pas. Quel sens donner à tout ça…

Cette fois-ci, c’en est trop. Pour dire, il faut un toi, un tu, un quelqu’un d’autre. Alors, la peur le quitte, comme elle l’avait trouvé. Il est sûr de son choix. Même, il le revendique. Une dernière fois, il goûte l’unique chance. Et bascule d’un coup du haut de son immense innocence, comme un enfant se jette à l’eau la première fois, bien que ne sachant pas nager. C’est plus fort que lui, ça l’appelle. Criant son audace, il perce l’air de sa masse végétale, se répand dans l’azur, s’ éparpille, se divise. Il était seul, il devient multitude. Bientôt, il n’est plus rien. Mais il est plus encore. Quand tout a disparu, sa conscience flotte encore un instant à la surface de l’univers. Une fine brise légère irisée, voilà ce qui reste, exactement là où il se tenait un instant plus tôt.

 

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