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8 décembre 2014

Aristide et Georgette... par Chantal Joanny

 

http://www.atalante.fr/afrique/voyage-la-reunion/

Je la revois, vingt après, l'île qui était restée en moi tout au long de ces années, piaffant de l'arpenter à nouveau de mes tongues usées dont l'odeur, dans le cagibi d'entrée, telle une cire d'abeille malhabile transformée en essence, était lasse d'attendre.
 Je les avais achetées sur cette île justement une semaine avant le départ, dans la « ti casebleue », boutique en bord de route au niveau du chemin 76. Mes sandales de cuir venaient de me lâcher en crapahutant sur la route des hauts.

 A perte de vue les champs de canne balancés par la houle venant de l'océan y chantaient la mélopée d'Aristide et Georgette. Un pèlerinage annuel réunissait tous les habitants de l'île sur les rochers âpres et découpés de Manapany, qui portant des corbeilles de frangipanes, qui d'arums, qui de jasmins, qui de feuilles de bananiers qu'ils disposaient en offrande devant l'autel près du  vacoa décoré de rubans rouges aux noms d'Aristide et Georgette, un joyeux mélange de rites hindous malbars et créoles, tous fustigeant, en écho, l'agression des touristes cupides qui avaient brisé le coeur de nos amoureux.
Nos amoureux?
Non pas Roméo et Juliette mais Aristide et Georgette violée un soir qu'elle rentrait tard.
Son petit frère Estève s'était échappé dans l'après-midi tandis que la grand-mère soupirait dans le hamac. Il avait de la fièvre et, privé d'école au risque de la contagion, le garnement avait filé dès qu'elle s'était mise à charfouiller et souffler dans ses narines, signe de son état de somnolence, pour rejoindre Alibert son grand cousin dans les champs de canne.
Il courait après un papillon et...
Georgette avait fini sa journée de cousette chez Mme d'Aladier, maîtresse femme dont la propriété dominait face à la grande bleue, son fiancé la rejoignit au sortir du chemin, la machette à la ceinture, et  la raccompagna  jusqu'au sentier menant à sa case. C'était leur seul moment d'intimité. Mais ce soir-là: « Il va faire nuit et Estève lé point rev'nu » crie gramoune, « quel garnement pas possible y reste tranquille pendant ma sieste ». La grand-mère est tourneboulée et  renvoie Georgette à la case Dundard où  Gaston, le gendarme, boit son canon sur la route du cap. La jeune fille l'interpelle angoissée: «  Estève l'est pas r'tourné! ».
 Gaston s'agite, il a 6 enfants et connaît la torture des parents, vite faut une équipe, branlebas dans le bistrot, tous les hommes, heureusement y sont 8 au comptoir, sont réquisitionnés, les torches jaillissent, par où commencer?  Des petits groupes se forment, qui vers les rochers, qui vers la montagne, qui vers les champs de canne? Georgette effrayée va rentrer de son côté.
Le secrétaire de mairie la réconforte de ses yeux petits, il en pince pour la Georgette, c'est un taiseux très poilu, un nez rouge parsemé de points noirs, il a beau se raser se parfumer, il sent la dodo et ses mains sont moites. Il s'approche d'elle, confit et vaillant: «  je vous raccompagne », « l'é pas nécessaire, va plutôt chercher l'Estève » lui répond-elle en disparaissant.
A peine leurs découpes fondues à l'horizon noir, Georgette, qui trottine depuis 100 mètres, est éblouie par des feux braqués sur elle, le véhicule pile face à elle et,  clignant des yeux, deux silhouettes lui apparaissent. « Montez mademoiselle! » lui lance, ton nasillard et regard crépitant, le chauffeur qui s'extrait de son siège. Il paraît géant dans la nuit déjà tombée. Interloquée elle met un temps infime mais trop lent à comprendre.  Elle veut s'écarter, mais le second  extirpé à son tour la piège, elle piétine, tente de les repousser, les griffe de ses nerfs rougis.
Lutte vaine, elle  rentre sa tête dans son châle chamarré, les bras vissés sur sa poitrine repliée collée au pneu de la méhari encore chaud.
Ils rient, ivres de rhum arrangé, de senteurs tropicales, la hissent de leurs pectoraux luisants et la basculent sur le siège arrière.
Les cris de la jeune fille résonnent mais tous les hommes sont aux abois et tandis qu'ils appellent Estève, la Georgette, chavirée après une gifle qui l'a estomaquée, est dépecée de ses jupes ondulées. Elle qui restait vierge pour son fiancé.... Ses agresseurs avaient l'accent d'un autre monde.
On a retrouvé Estève coincé dans la ravine des hauts, et horreur! Georgette, recroquevillée, muette et ensanglantée, sous le jacquier. Le lendemain Aristide apprenant la terrible nouvelle, veut se précipiter chez sa belle mais ses parents refusent une belle-fille souillée!!!
Dès qu'elle a compris, Georgette s'est alanguie et chaque jour qui passait la rendait plus fantôme. Une nuit Aristide désespéré, inquiet des racontars sur sa belle, veut la revoir. Il s'approche, tel un voleur, de la case bien-aimée et c'est là que le cousin Fonsille fumant à la lune naissante, intrigué par les aboiements du voisinage, guette en serrant sa carabine contre sa cuisse, et questionne les moindres bruits, du vent dans le bananier, une ombre, quel animal ? Il lâche sa dernière cartouche sur un bruissement de feuilles... Aristide est tombé.
Pour Georgette, la perte fut fatale.
Ils furent enterrés la même semaine, à quelques tombes près.
Depuis lors, tous les amoureux viennent leur apporter des fleurs pour les sauver du malheur.

 piste d'écriture: l'île, et un vers de Victor Hugo:  « Je la revois, vingt après, l'île..... »

                                                                                                                       

                                                                                                              

                                                                                                                       Chantal J

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