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10 décembre 2014

Sainte Arnaque, par Jean-Claude boyrie

L'Hippocampe 15.

 

Sainte Arnaque.

 15 CENTERNAC

  Les frontières n'ont de sens que pour les populations qui croient en leur existence

ou encore pour les populations qui ont appris à y croire. » (H. Velasco, 2004)

 C'est tout-à-fait par hasard, en feuilletant le Réveil du Midi, qu'à la rubrique « Libres opinions », je suis tombée sur un article signé : Paul Cassagne. Immédiatement, j'ai flashé là-dessus. Non que le contenu m'intéresse le moins du monde. En pleine polémique sur le découpage régional, j'imagine que cet article a dû faire grincer pas mal de dents. Son auteur se présente en tant que maire de Centernac et signe : « Paul Cassanye » (avec un y, suivant la graphie catalane). Cet homme n'est autre que l'ancien préfet d'Élodie. Même à la retraite, il garde, que je sache, un devoir de réserve. On a dû trouver saumâtre en haut lieu sa prise de position contre le rattachement envisagé de la Catalunya du nord au Comté de Tolosa. L'article plaide en faveur de l'autonomie pure et simple et, concernant la future carte territoriale, il propose un retour à la frontière du Traité de Corbeil. Un bond en arrière de huit siècles, qui nous ramène au temps de saint Louis. Monsieur Cassagne retarde juste un peu lorsqu'il écrit ces lignes : « L'ancienne frontière, suivant la ligne de crête entre Corbière et Conflent, séparait de son trait inaltérable le royaume de France des possessions du roi d'Aragon ». Depuis cette époque, il a coulé beaucoup d'eau dans l'Agly.

Peu m'importe le passéisme assumé de cet article. Je le trouve joliment troussé, non exempt d'une pointe d'humour. Je vois surtout dans l'ex « grand patron » de ma soeur un homme susceptible de m'apporter de précieuses informations sur Lilou, du moins sur la façon dont elle était perçue dans son service et les circonstances de sa disparition. Sa prose, publiée dans le quotidien local, me fournit un fil conducteur qui me mènera jusqu'à lui. C'est le sésame en quelque sorte qui m'ouvrira sa porte. Je me souviens qu'Élodie ne m'a jamais parlé qu'en bien de ce grand commis de l'État. Sous un dehors cérémonieux, noblesse oblige, il avait un côté vieille France. Et aussi la réputation d'un homme affable : il traitait le personnel avec bienveillance, et s'intéressait aux employés les plus modestes. Avec raison, d'ailleurs : quel que soit leur niveau de responsabilité, les gens ont besoin de se sentir reconnus. Élodie le voyait de temps en temps faire le tour des bureaux, s'enquérir des conditions de travail des uns et des autres, de leurs éventuelles doléances. De la sorte, il était au courant de beaucoup de choses.

Ce portrait du préfet Cassagne en fait pour moi la vivante antithèse de Laurent Dutilleul, son Directeur de Cabinet d'alors, jugé « dominateur et sûr de lui ». Qu'Élodie soit tombée raide dingue de ce douteux personnage, c'est ce qu'aujourd'hui j'ai du mal à comprendre ! Après tout le mal qu'on m'a dit de lui, j'aurais même tendance à le considérer comme un pervers. C'est peu après les évènements du Cagarell qu'il fut, selon l'expression consacrée, « appelé à d'autres fonctions ». Lors de notre entretien, le Commissaire Llobet m'a laissé entendre qu'il avait des accointances avec les milieux de la drogue. Une perquisition avait eu lieu dans cette zone. Elle avait révélé l'ampleur de ce trafic, suite à quoi les forces de l'ordre avaient procédé à l'expulsion des marginaux et au nettoyage des lieux. Quel lien avec la disparition d'Élodie ?

Une rencontre avec le préfet Cassagne peut m'aider à voir plus clair dans tout ça. Il suffit de consulter l'annuaire du Corps préfectoral pour savoir que ce haut fonctionnaire a pas mal bourlingué durant les vingt ans écoulés, avant d'être mis en position hors cadre. J'apprends en outre, par le journal, qu'il s'est installé pas loin d'ici. Raph', mon associé, qui connaît tout le monde au pays, me confirme qu'il habite Centernac en Fenolledes, dont il est l'élu. C'est lui qui a fait rétablir l'ancien nom occitan de ce village, transcrit en français : Saint-Arnac, une sainte arnaque ! Ce bled comptait trois cent soixante cinq habitants au dernier recensement, un de plus en 2012, année bissextile, à l'arrivée de Paul Cassagne. Il s'avère depuis être un gestionnaire avisé, « près du terrain », qui connaît à présent tout le monde au village, jusqu'au nom des petits chiens. Les Centernacquois ne doivent pas regretter d'avoir voté pour lui.

Tant mieux pour eux, me dis-je.... au fait, combien de temps faut-il pour me rendre là-bas ? Je jette un coup d'oeil sur la carte routière : cela représente une heure de route à tout casser. Ce village n'est pas très éloigné de Torroella, où je réside. Pour aller de la Côte rêvée à Centernac, il me faut remonter la vallée de l'Agly, puis suivre un trajet qui sinue entre garrigue et vignoble. Ici, la géographie perpétue l'histoire : cet itinéraire suit en gros le tracé de l'ancienne frontière.

…..........................................................................................................................................................................................

C'est Nicole Cassagne qui a pris mon appel. Je lui trouve une voix charmante au téléphone et lui donne avec respect du Madame la Préfète. Avant que les femmes n'aient accès à cette haute fonction, « préfète » désignait simplement la femme d'un préfet. Cette dame ne parle de son mari qu'à la troisième personne : Oui, sussure-t-elle, son époux me recevra avec plaisir, aujourd'hui même si je veux, à condition de ne pas me présenter avant seize heures. [ À la campagne, aux heures chaudes, la sieste est un rituel auquel il ne faut pas déroger ]. Message reçu cinq sur cinq. Pas question de déranger ce couple, dont l'existence me semble réglée comme du papier à musique.

Lorsque, un brin intimidée, je sonne au portillon, c'est elle qui vient m'accueillir. Leur vieille maison sent l'encaustique et le vieux cuir. J'admire l'ordre impeccable qui règne ici : napperons de dentelle sur tous les meubles, y compris le téléviseur. Pas un brin de poussière ne traîne sur le sol ni sur les étagères, pas un livre, pas un bibelot qui ne soient à leur place. Je réalise à quel point cette femme serait horrifiée au vu de mon intérieur bordélique. Heureusement, l'occasion ne risque pas de se présenter ; le même désordre se retrouve dans mon cerveau, c'est comme ça que je fonctionne. Espérons que ces gens qui m'ont l'air un peu maniaques, ne s'en formaliseront pas.

Paul Cassagne me reçoit dans sa bibliothèque... à la manière des préfets ; d'un geste cordial, un brin condescendant, il m'invite à prendre un siège à côté de lui, cela permet de garder les distances, et le différencie du chefaillon lambda qui toise ses visiteurs derrière son bureau. Cette absence de protocole en crée un autre plus subtil. Une barrière invisible sépare à jamais le grand seigneur de qu'il est d'une roturière comme moi.

« Nicole pouvez-vous nous faire du café ? » [ Tiens ! Dans l'intimité, ces époux se vouvoient ! ]

Si cette injonction n'était formulée sur le ton de la prière, elle pourrait s'adresser à une domestique. En fait, c'est bel et bien à Madame la Préfète qu'il parle. Je découvre que Nicole Cassagne gère les rendez-vous de son mari, qu'elle accueille ses hôtes, mais en général ne se mêle pas à la conversation. Son rôle n'en est pas moins important. Je mesure l'abnégation de cette épouse aussi fidèle qu'effacée. Ombre discrète aux côtés de son mari, elle l'a suivi de poste en poste. Jusqu'à la retraite, elle a servi sa carrière, et la voilà qui nous sert aujourd'hui... le café.

Paul Cassagne me salue avec un sourire engageant.

« Bonjour, Élodie, heureux de vous revoir !

- Marie-Louise, rectifié-je aussitôt. Élodie était ma soeur jumelle. Elle était en poste à Castell Rossello sous vos ordres, lorsqu'elle a mystérieusement disparu. Sans doute vous souvenez-vous d'elle, Monsieur le préfet.

- Et comment ! Vous lui ressemblez de manière hallucinante....

- Je le sais. On nous l'a souvent dit.

- Pardon, j'ignorais qu'elle eût une soeur. Élodie a-t-elle donné de ses nouvelles ?

- Hélas non, toujours pas. Cependant, je n'ai pas perdu tout espoir de la revoir. »

Paul Cassagne hoche la tête et manifeste son scepticisme. En admettant qu'Élodie soit encore vivante, les chances de la retrouver sont minces pour les siens. Sinon, comment expliquer qu'au bout de vingt ans passés, elle n'ait pas donné signe de vie ? L'ancien préfet compatit à ma peine ; m'assure que la perte de cette collaboratrice appréciée avait représenté un coup dur pour lui. Je n'en doute pas ! Il garde pourtant un prudent silence sur cette affaire énigmatique. Le Ministère de l'Intérieur avait exigé que l'enquête fût menée avec le maximum de discrétion (une expression que je traduis par : « Surtout pas de vagues »). Laissant faire la police, Paul Cassagne s'était borné à assurer mes parents de son entière solidarité. Quelques mois après les évènements, il avait quitté la région. Son successeur ne l'avait pas tenu informé de la suite, et voilà tout. Je suis un peu déçue.

Tandis que nous bavardons, la maîtresse de maison s'affaire dans la cuisine, armée de dosettes, j'entends d'ici couler l'eau du robinet, gargouiller le percolateur. Chez eux, le café s'accompagne traditionnellement de croquants aux amandes, les vrais, ceux que le boulanger de Centernac confectionne selon une recette ancestrale. Ils doivent casser les dents pour être bons, et mériter leur appellation d'origine protégée : Fenolledes.

« À propos, poursuit mon hôte, savez vous d'où vient ce terme ? 

Je suppose qu'il trouve son origine dans le fenouil, qui pousse à profusion dans le pays....

-  Vous brûlez, mais n'avez pas trouvé. Car il faut penser aux foins, à la fenaison. Rappelez-vous que le Fenolledes, occupé de nos jours par le vignoble et la garrigue, était autrefois couvert de prairies de fauche.

-  Vous savez, cela fait vingt ans que je ne suis pas revenue au pays.

-  Je n'ai jamais rompu mes attaches et depuis la retraite, me consacre à l'évolution comparée de l'occitan et du catalan, à la toponymie locale... J'en resterai là, je dois vous ennuyer avec les subtilités du langage....

-  Mais nullement ! Au fait, Monsieur le Préfet, j'ai lu votre article dans le Réveil. Il m'a beaucoup intéressée.

-  Merci, cela me fait plaisir. Apprenez que l'ancienne frontière est non seulement un trait sur la carte qui sépare deux populations, mais aussi un lieu de rencontre et d'échange. Mais j'imagine que ce n'est pas uniquement pour en débattre que vous êtes venue me voir. Dites-moi franchement ce qui vous amène, Élodie...

-  Marie-Louise.

-  Excusez-moi. Vous savez, j'ai très bien connu votre père lorsque j'étais en poste à Castell Rossello.

-  Hélas, Père est décédé depuis trois ans.

-  Mes condoléances. Je n'étais pas au courant. »

 Le préfet Cassagne paraît sincère. À plus forte raison doit-il ignorer qu'il s'agit d'un suicide. Je préfère ne pas m'apesantir sur ce sujet pénible pour moi. Je me borne donc à préciser que je me trouvais alors en Inde, à Auroville.

Paul Cassagne s'intéresse à mon parcours, me questionne sur ce qu'il nomme un « phalanstère ». il situe ça dans la lignée du Socialisme utopique de Charles Fourier. Avoir séjourné là-bas représente une expérience enrichissante à ses yeux. Je lui dis qu'Auroville n'était pas tout-à-fait ce qu'il croit ; j'en parle en connaissance de cause, l'utopie en question ayant duré quinze ans de ma vie.

«  En fait, si j'ai bien compris, observe Paul Cassagne, vous êtes partie en Inde juste au moment de la disparition de votre soeur. »

Il m'a piégée : flash de radar, un point en moins sur mon permis de bien me conduire. Je rougis, garde le silence. La semaine dernière, le commissaire Llobet m'a fait la même observation. Comment ne pas reconnaître que mon départ en Inde avait des allures de fuite ? J'ai honte à présent d'avoir abandonné les miens, surtout pendant une période aussi longue, au moment où ils avaient le plus besoin de moi. Paul Cassagne a pitié de moi, n'insiste pas.

«  Le soleil a décliné, fait-il, allons prendre le frais sous la tonnelle. Nous y serons plus à l'aise pour échanger qu'ici.

[ Sous-entendu : ma femme n'a pas besoin d'entendre ça. Je vois Nicole Cassagne qui fronce le sourcil. Elle n'aime pas trop voir son époux tenir des messes basses avec une « jeunesse ». L'ex-préfet n'en a cure. Cet homme a l'âge qu'aurait mon père aujourd'hui s'il était encore de ce monde. Il croit bon de préciser : ]

« Vous savez, je ne suis ni policier ni juge. Vous pouvez vous confier à moi sans appréhension.

-  Dont acte. C'est un peu délicat de vous demander cela... j'aurais aimé connaître votre sentiment sur Élodie, en tout bien tout honneur, s'entend.

-  Eh bien, je me souviens d'elle comme d'une personne brillante et dynamique, un peu trop impétueuse à mon goût, par rapport aux fonctions qu'elle exerçait. Élodie avait tendance à facilement s'emballer, ce qu'on peut excuser dans un premier poste. Êtes-vous satisfaite ?

-  Pas vraiment, Monsieur le préfet. Je ne voulais pas parler de son travail, encore que dans un sens, tout soit lié. Je cherche à savoir surtout ce que pensiez... enfin auriez pu penser de ma soeur....euh... disons, sur un plan purement personnel ?

-  Que cherchez-vous à me faire dire ? Élodie était une collaboratrice parmi d'autres, je n'avais rien à penser d'elle en tant que personne ! En dehors de la légitime sympathie que j'éprouvais pour cette attachée efficace, je n'avais aucun droit de m'immiscer dans sa vie privée, encore moins de la juger, quelque écho que j'en eusse. »

Là, je mets carrément les pieds dans le plat. Lui sait très bien où je veux en venir.

« Que s'est-il passé, selon vous, entre elle et Monsieur le Directeur de Cabinet ?

- À votre avis ? Si vous connaissez la réponse, il est inutile de me poser la question.

[ Après un temps de silence  ] Allons, soyez sincère avec vous-même, Marie-Louise. Étant sa soeur jumelle, il vous était impossible d'ignorer les relations intimes d'Élodie avec Laurent Dutilleul. Enfin, je l'imagine.

-  Bien sûr que oui, j'étais au courant. Comment aurait-elle pu me cacher sa situation ? C'est seulement lce qui s'est produit par la suite que j'arrive mal à m'expliquer.

-  Si ça peut vous consoler, moi aussi. Sachez que j'avais toute confiance en Laurent Dutilleul, mais qu'il a, comme on dit, « dérapé » - sur bien des plans, d'ailleurs. Il a commis de grosses bêtises, à côté desquelles ses écarts de vie privée ne pèsent guère. En particulier, cette affaire de trafic de stupéfiants au Cagarell aurait pu lui coûter sa carrière, si je n'étais intervenu pour limiter la casse.

-  Mais Élodie, dans tout ça ?

-  Vous savez, il n'y a pas eu qu'elle. En dépit des apparences, mon sentiment personnel est que Laurent lui était sincèrement attaché. Dutilleul menait une vie « agitée » - et c'est dans ma bouche un doux euphémisme ! Au risque de vous heurter, je dirais pourtant que votre soeur et lui se ressemblaient par certains côtés.

-  À moins qu'il ne se soit simplement servi d'elle....

-  Ce serait trop simple. En en raison des fonctions qu'il occupait, mon Directeur de Cabinet ne pouvait se permettre de confondre vie professionnelle et vie privée. Je l'avais d'ailleurs mis en garde sur le danger qu'il y a de mélanger les genres. « Fais ce que tu veux, mais surtout pas dans ta paroisse ! » lui disais-je familièrement. Hélas, il ne m'a pas écouté.

-  À ce que je sais, il se serait produit un incident grave au Cagarell, auquel ma soeur était associée - au moins était-elle présente - et qui aurait déclenché la crise... 

-  Oui. Je puis tout vous révéler au bout de vingt ans. La police a découvert un laboratoire de transformation de morphine-base en héroïne, accessoirement une salle de shoot, excusez-du peu - c'était parfaitement illégal à l'époque. La brigade des stups a fait son travail et démantelé le réseau. Quant à la préf', ça reste à voir... [ « J'ai fait ce qu'il fallait que je fisse, faites ce qu'il faut que vous fassiez », disais-je à Dutilleul ]. Ce qu'on lui reprocha par la suite fut son excessive mansuétude à l'égard des marginaux, qu'il appelait « simples usagers ». [ Accros, mais pas trop ! ]. C'était aller un peu vite en besogne, au mépris de la loi. Quand on est en charge de l'ordre public, on ne peut tolérer le maintien d'une zone de non-droit. Laurent Dutilleul se contentait de fermer les yeux. Sans doute moi-même me suis-je montré trop longtemps tolérant. La situation était devenue critique lorsque les élus m'ont pressé d'intervenir. Il fallait à tout prix résorber cet abcès. C'est ce que j'ai fait. »

[ Là, mon côté rentre-dedans l'emporte : j'en ai marre de la langue de bois ! Je pose la question qui fâche. « En quoi Élodie était-elle mêlée à tout ça ? » Il me faut une réponse précise, afin de savoir la vérité. Je sens qu'il tourne autour du pot. ]

-  Votre soeur, que je tenais pour une fonctionnaire exemplaire, s'est mise à fréquenter ces milieux douteux. [ Comme ça, sans crier gare? On peut savoir pourquoi? ] J'ai su par les Renseignements Généraux qu'elle s'adonnait à la drogue dure et ainsi mis péril de sa santé. Vous devez savoir cela mieux que moi. Face à cette situation, j'ai souhaité rencontrer vos parents. Quand je leur en ai révélé la gravité, ils ont réagi courageusement. Mais vous, Marie-Louise, comment avez vous vécu ces tristes évènements ? [ S'il n'était préfet, cet homme aurait pu faire carrière dans les Pompes funèbres. Il me gave, çui-là, avec son paternalisme à la con, ses manières doucereuses. ]

-  Mal. Ces évènements m'avaient fortement perturbée. Cette période correspond à un blanc dans ma mémoire. Je ne me souviens même plus de ce qui s'est passé durant cette horrible nuit de la saint-Jean 94. Partout les gens faisaient la fête, on embrasait les monuments selon la tradition lorsque Élodie a été transportée aux urgences. Réanimation. Soins intensifs. Cure de désintox'. La voir dans un état pareil, ça m'a mise K.O. C'était comme un coup violent sur la tête. Au début, on ne sent rien, juste une sensation d'étourdissement. Puis, une douleur sourde vous envahit, ne vous lâche plus.

-  Pauvre enfant, j'imagine ce que dut être votre peine ! [ J'ai horreur qu'on s'apitoie sur mon sort. Et plus encore, qu'on en profite pour me palucher. Alors, s'il vous plaît, Monsieur le préfet, cessez de porter une main baladeuse sur mon épaule ! ] Au fait, que puis-je vous apprendre que vous ne sachiez déjà ? Ce qui devait arriver s'est produit : Élodie a fait une overdose. [ Sachant qu'elle savait ce qu'il ne fallait pas qu'elle sût, quelqu'un l'y a peut-être aidée... un simple soupçon de ma part, là-dessus, motus et bouche cousue ! ].

-  Hmm... Ne compliquons pas les choses. Élodie sortait juste d'une relation malheureuse avec Laurent Dutilleul. Sans doute ne faut-il pas chercher plus loin la raison de ses troubles de comportement.

- Je l'ignore.Je connais bien mon ancien collaborateur. Il a un bon fond, mais faisait montre à l'époque de son caractère impulsif, il a commis certaines imprudences, disons des erreurs de jeunesse, dont il s'est ensuite mordu les doigts. [ Ah, toujours ce ton paternaliste ! ] Je n'ai plus guère de contacts avec lui, mais avec le temps, je suppose, enfin j'espère, qu'il s'est assagi... le contraire serait inquiétant. Laurent Dutilleul dirige à présent le Parc naturel marin de Blanda, pas très loin d'ici. Si vous avez le coeur à cela, tâchez de le rencontrer, de vous expliquer directement avec lui.

-  Désolée. Je n'ai pas la moindre envie de faire sa connaissance. Je sais que pour vous comme pour lui c'est difficile - et dommage en même temps. Par lui, peut-être obtiendriez-vous certaines informations que personnellement j'ignore. [ Plus faux derche que toi, je meurs. Sainte Arnaque, priez pour nous... ].

- Lors de l'hospitalisation de ma soeur, vous étiez en contact avec mes parents...

-  Je les ai reçus au lendemain cet accident. Bien sûr, ils étaient effondrés. Vous savez à quel point ils tenaient à leur fille, à la réputation de la famille aussi. Ils ont tout fait pour que rien ne s'ébruitât et se sont repliés sur eux-mêmes. Je n'ai plus eu de nouvelles d'Élodie après son admission dans un Centre spécialisé pour toxicomanes.

-  Hélas, moi non plus. J'avais fait une fugue et me trouvais alors à l'autre bout du monde. On m'a tenue à l'écart de tout. Je ne sais qu'en penser. Père est à présent décédé. Ma mère n'est plus en état de me donner des explications sur ce qui s'est passé.

-  Allez à l'hôpital et demandez à consulter le dossier d'Élodie. Il est couvert par le secret médical, mais vous-même étant sa soeur pouvez y accéder. Que ne l'avez-vous déjà fait ?

-  J'ai peur de ce que je vais découvrir.

-  Allons, bon courage, Marie-Louise ! »

Le préfet Cassagne me prend affectueusement le bras. Je lui sais gré de m'en avoir autant dit et sens chez cet homme affable une profonde empathie. Il vaut mieux pour tout le monde que ça n'aille pas plus loin. Sa femme Nicole, qui nous guette du coin de l'oeil, en pense certainement autant. Je la vois faire de grands signes à son mari : « Paul, reviens vite et mets ta laine, le temps fraîchit ». Je m'aperçois que déjà le soir tombe et qu'il est temps pour moi de regagner Toroella. Je vais avoir le soleil dans les yeux, ces petites routes sont dangereuses entre chien et loup.

Mon hôte me raccompagne jusqu'à ma voiture et me tend un paquet noué d'une faveur rose :

« Acceptez ces croquants de Centernac, Marie-Louise, c'est pour la route.....

-  Je vous remercie, monsieur le Préfet, mais cela fait beaucoup trop pour moi, je ne mangerai jamais tout ça.

-  J'insiste. Vous en offrirez à vos amis, et joindrez l'utile à l'agréable, en participant à la promotion d'un produit local. Quant à moi, vu mon âge, j'ai du mal à mastiquer ces gâteaux. »

Là, il me la joue nostalgique, dans le style du « vieux-qui-ne-voulait-pas-fêter-son anniversaire » et conclut malicieusement :

«Eh oui, ma belle, ainsi va la vie. Comme on dit chez nous : tant qu'on a des dents, on n'a pas de noisettes, et quand on a les noisettes, on n'a plus de dents. »

 (À suivre...)

Illustration : Nouvelle description du Comté de Roussillo, « Ensemble d'une partie des mons Pirrenees où confinent la France et l'Espagne », par J. Boisseau et H. Le Roy, Archives départementales de l'Aude. En surcharge : noms de lieux de fantaisie.

 

 

 

 

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